© Miysis

Namur : la gare de la discorde

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Namur entame un vaste lifting pour envoyer sa gare des bus sur la dalle de la SNCB, au-dessus des voies ferrées. Coût du projet : 50 millions d’euros, au moins. Ambition salutaire ou gigantisme dévastateur ? Enquête sur un dossier dont les dés politiques étaient pipés d’entrée de jeu.

C’est un bouclier en béton de 10 000 m², affalé depuis plus de vingt ans au-dessus des voies de la gare de Namur. Un patrimoine hérité d’une autre époque : celle où les ambitions immobilières de la SNCB justifiaient encore la construction d’une imposante dalle, bien avant de savoir comment la couvrir. D’ici trois ou quatre ans, si tout va bien, elle accueillera finalement la future gare des bus TEC, à l’image d’une camisole de force tendue par les pouvoirs publics. La phase préparatoire du chantier, qui s’inscrit dans un remaniement complet de la mobilité au nord du centre-ville, a timidement débuté il y a quelques semaines, avec la création d’une portion de voirie provisoire le long des voies ferrées. L’année 2016 marque ainsi le coup d’envoi du plus grand projet de la législature : 50 millions d’euros environ, essentiellement à charge de la Région wallonne (43 millions), le solde étant couvert par la SNCB et par la Ville. Avec les aménagements annexes, le montant global dépassera 65 millions d’euros.

Sur les plans en deux dimensions, tout paraît propre, limpide : les quais gravitent autour d’un centre des voyageurs entièrement vitré, connecté verticalement à la gare SNCB. Ils permettent d’accueillir jusqu’à 33 bus (ou 24 bus articulés), à côté de 10 emplacements réservés aux stationnements de courte durée. Les bus accèdent à la dalle via un pont haubané en béton et en acier blanc – interdit aux piétons – d’une pente de 4 %, au départ du rond-point Léopold, plaque tournante de l’accès au centre-ville. L’esplanade laisse par ailleurs une marge suffisante pour absorber une hausse du nombre de voyageurs à moyen et à long termes. Même si le TEC n’est pas en mesure de chiffrer précisément la tendance. « Depuis 2012-2013, nous sommes confrontés à une rupture statistique, commente Simon Collet, directeur d’exploitation au TEC Namur-Luxembourg. Et il n’existe pas de prévisions à l’échelle locale. »

Tous les observateurs s’accordent néanmoins sur un point : les 20 quais de l’actuelle gare des bus, coincée sur un rez-de-chaussée maussade de 3 000 m² à quelques pas de là, s’avèrent dangereux pour les utilisateurs du TEC. En janvier dernier, un bus a écrasé le pied d’une adolescente lors d’une manoeuvre. L’infrastructure ne permet plus, en outre, d’assurer un confort décent aux usagers. « L’insertion des bus dans le trafic à cet endroit est une vraie calamité », déplore Bruno Belluz, secrétaire permanent à la section Transports de la CSC-Services publics. Aux heures de pointe, les chauffeurs sont parfois contraints d’effectuer des mouvements à vide aux alentours, en attendant qu’une place se libère. « Cela fait quinze ans déjà que l’on parle d’une nouvelle gare des bus, il était grand temps de trouver une solution », soupire Aline Verbist, responsable du bureau d’études des voiries à la Société régionale wallonne des transports (SRWT ou TEC selon l’appellation).

Huit ans de polémique

Fallait-il pour autant envoyer les bus 15 mètres plus haut, avec la construction d’une gigantesque rampe d’accès en coeur de ville ? La question suscite une vive polémique depuis bientôt huit ans. Parce qu’elle porte sur un emplacement symbolique du tissu urbain namurois. Et parce qu’elle conditionnera, pour plusieurs décennies au minimum, la physionomie de la capitale wallonne, bien au-delà des pratiques des usagers du TEC. A l’image du débat sur la création d’un centre commercial en centre-ville de 21 000 m², le projet de la gare oppose deux camps distincts. D’un côté, un régiment d’experts de la SNCB, d’Eurogare (une filiale également à la manoeuvre derrière les gares de Mons et de Liège) et du TEC, soutenus corps et âme par la majorité CDH-MR-Ecolo. De l’autre, des associations, des architectes namurois, ou des simples citoyens, susceptibles de rejoindre la résistance du PS, isolé dans l’opposition.

L’impatience des premiers, qui détiennent les clés décisionnelles, se lit sur les mines exaspérées des technocrates de la SNCB et du TEC, sûrs de leur fait. « En trois ans de réunions, on a exploré toutes les pistes imaginables », assène Georges Dupont, directeur général adjoint de la SNCB-Stations. Le bourgmestre en titre de Namur, Maxime Prévot (CDH), y voit quant à lui une opportunité indiscutable – retenez bien le mot – pour assouvir trois ambitions. La première consiste à faire de la place pour le centre commercial, qui s’installera en partie sur le site de l’actuelle gare des bus. La deuxième vise à répondre aux problèmes de mobilité soulevés par le TEC, tout en scellant, une fois pour toutes, le sort de la dalle SNCB. La troisième ambition est purement subjective et personnelle : en optant pour une rampe d’accès dotée d’un mât de 45 mètres de hauteur, Maxime Prévot veut implanter un « repère visuel fort » dans le tissu urbain.

Le PS dénonce le
Le PS dénonce le « coup de poing visuel » de la rampe d’accès, dotée d’un mât de 45 mètres de haut.© Miysis

Les opposants, que le premier clan fait volontiers passer pour une bande de râleurs rétrogrades, fustigent de leur côté l’aberration budgétaire, sociétale et urbanistique du projet. A juste titre ? Leur plaidoyer débute par un constat implacable : malgré ses 10 000 m², la future gare à 50 millions d’euros n’accueillera que les lignes périurbaines du TEC namurois, soit 25 parcours sur 43. Celle-ci concernera donc au maximum un tiers des usagers – soit environ 6 300 personnes sur la base des chiffres de 2012. Combien d’entre eux transiteront effectivement par la gare des bus, sachant que ces mêmes lignes desserviront également des points d’arrêt en surface, globalement plus proches du centre-ville ? « La dalle ne sera pas une île perdue au milieu de l’océan », assurent les porteurs du projet. Mais le doute est permis.

« Faute de mieux, on y met des bus »

Grande partisane des alternatives à la voiture, la Fédération Inter-Environnement Wallonie (IEW) se montre pourtant très critique à l’égard de la gare qui s’apprête à éclore à quelques centaines de mètres de ses bureaux. « Il faut arrêter de construire des infrastructures lourdes, qui engendrent à leur tour des coûts d’entretien que ni la Région, ni la SNCB ne sont en mesure d’assumer, commente Juliette Walckiers, chargée de mission à IEW sur les questions de mobilité. Les pouvoirs publics vont injecter des moyens considérables pour renforcer une dalle dont la configuration aurait justifié une autre attribution. Mais, faute d’avoir trouvé mieux, on y met des bus. » L’asbl Namur 2080, hyperactive en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire, craint, quant à elle, que la gare se mue finalement en un coûteux « parking de bus », déserté par son public cible.

D’autant que l’argument phare de « l’intermodalité » (complémentarité entres les bus et les trains), censé justifier cette intégration verticale « parfaite », tient davantage du dogme que de la réalité. Malgré la forte proximité des deux gares existantes, seuls 5 % à 10 % des usagers des lignes périurbaines poursuivent leur trajet TEC avec la SNCB, d’après les chiffres disponibles. « La gare des bus actuelle est susceptible de tenir lieu de point modal, indique le bureau CSD dans son étude d’incidences de 275 pages. Dès lors, on ne peut pas conclure que le projet soit une condition nécessaire pour une bonne intermodalité à l’échelle globale de Namur. » La SNCB prône de son côté une ambition maximaliste. « Notre projet est justement de nature à encourager une intermodalité qui n’est pas optimale aujourd’hui », souligne Georges Dupont en parcourant la gare, quelques minutes avant que l’écho d’une voix doucereuse, annonçant un train supprimé « suite à un problème mécanique », vienne ironiquement rappeler la véritable nature du problème.

Les détracteurs ne remettent pas pour autant en cause l’expertise technique d’Eurogare, de la SNCB et du TEC. Ni même la qualité intrinsèque de la future gare, si le regard s’arrête aux aménagements prévus sur les 10 000 m². Les critiques portent sur son implantation verticale et s’étendent, dès lors, à son impact urbanistique. « Pour désengorger le trafic à Namur, les experts ont proposé un mécano de flux, qui ne tient compte ni des spécificités du tissu urbain, ni de la nécessité de maintenir des perspectives ouvertes dans le centre-ville, regrette Luc Maréchal, inspecteur général de la division wallonne de l’Aménagement du territoire et de l’Urbanisme jusque fin 2009. On est dans une logique purement routière, et non dans une logique de ville. Ce n’est pas comme ça que l’on fait de l’urbanisme. »

Un projet des années 1970 ou du XXIe siècle ?

Plus encore que la future esplanade des bus, c’est la construction de la rampe d’accès à 9,3 millions d’euros qui est ici au coeur du débat. En quelle mesure cette infrastructure exceptionnelle, très peu fédératrice puisqu’interdite au public, pourrait-elle doper d’une quelconque manière l’attractivité de la capitale wallonne ? Maxime Prévot et les porteurs de projet y voient un geste architectural du XXIe siècle. « Ce sera au contraire un véritable coup de poing visuel, à contre-courant de tout ce qui se fait à l’heure actuelle », rétorque le conseiller communal Antoine Piret, au nom du Parti socialiste.

Dans son étude d’incidences, le bureau CSD émet également de sérieux doutes sur de ce pari architectural. « Des exemples (on citera notamment les nombreux aménagements visibles à Charleroi), construits principalement dans les années 1960 et 1970, ont montré l’échec d’un point de vue urbanistique de ce type de solution. […] Dans le cas présent, pour l’auteur d’étude, le recours à un pont haubané ne se justifie ni pour des raisons techniques, ni pour des raisons symboliques, ni pour des raisons urbanistiques. […] Le choix d’un pont haubané trouvera donc exclusivement sa justification dans la volonté de vouloir créer un repère vertical dans le paysage urbain, matérialisant l’emplacement de la gare. L’auteur d’étude s’interroge toutefois sur la pertinence de ce choix, dans la mesure où l’ouvrage sera peu visible depuis les espaces rue du centre-ville. »

A l’instar d’Inter-Environnement Wallonie et de Namur 2080, le PS annonce surtout une « coupure définitive » avec le quartier de Bomel, qui borde le côté nord des rails. « Tel qu’il est prévu, le pont haubané grèvera l’opportunité future de recouvrir les voies et de réduire la fracture sociale, par exemple en y créant de nouveaux espaces publics », épingle Antoine Piret. « Il y a quelques années, la Ville avait promis de recréer du lien avec le nord, ajoute Geoffrey Caruso, président de Namur 2080. Qu’est-ce que Bomel a aujourd’hui à gagner avec le futur centre commercial et la gare des bus ? Strictement rien. »

Amers, les détracteurs insistent sur les nombreuses solutions que la Ville n’a, selon eux, jamais pris la peine d’étudier. « Le pouvoir politique ne s’est pas posé la question de savoir de quelle gare des bus Namur avait besoin, poursuit Geoffrey Caruso. Il s’est d’emblée focalisé sur la méthode à adopter pour l’implanter sur la dalle. » A l’inverse, les acteurs opposés au projet ont probablement édulcoré leur force de frappe en avançant sur plusieurs fronts à la fois. Le PS a émis l’idée d’installer la future gare des bus sur une nouvelle dalle, moins haute que l’infrastructure existante, à construire le long du pont de Louvain. Luc Maréchal a étayé cette proposition en y ajoutant une passerelle piétonne pour relier Bomel au quartier de la gare, tout en valorisant la dalle SNCB avec des services publics régionaux à forte interaction citoyenne. L’asbl Namur 2080 a plaidé pour un réaménagement complet du quartier, incluant une rénovation en profondeur de l’actuelle gare des bus. Enfin, l’architecte bomelois Filip Roland a présenté une couverture des voies permettant d’aménager une « coulée verte » dans le tissu urbain.

L’aveu de faiblesse et le jeu de dominos

La Ville de Namur, au même titre que la SNCB et que le TEC, ont balayé toutes les propositions, estimant que leur concrétisation s’avèrerait à la fois moins pratique et plus coûteuse pour les pouvoirs publics. L’étude d’incidences du bureau indépendant CSD, qui a examiné six scénarios alternatifs pour aménager une gare des bus, en arrive aux mêmes conclusions, sauf pour la proposition de Namur 2080 prônant le réaménagement global du quartier de la gare. Les motifs retenus pour en déforcer l’argumentaire restent toutefois interpellants : « Cette alternative […] supposerait une vision globale du développement urbanistique du quartier de la gare sur le long terme, partagé par l’ensemble des nombreux intervenants », estime le bureau d’étude, ajoutant que l’option ne serait pas « compatible avec le projet de construction d’un centre commercial au niveau de l’îlot Léopold ». C’est donc par un surprenant aveu de faiblesse (incapacité de la Ville à fédérer tous les acteurs autour d’un projet commun) et par un jeu de dominos politique (priorité au centre commercial) que l’ambitieuse proposition s’est vue opposer une fin de non-recevoir.

En se ruant sur le projet de la gare multimodale, la majorité a-t-elle cadenassé l’avenir d’une zone stratégique du centre-ville ? Si CSD a analysé en quelques pages les différentes pistes envisageables, celles-ci n’ont jamais fait l’objet d’une analyse précise en termes de coûts. Par ailleurs, l’accord pour implanter la gare des bus sur la dalle SNCB était déjà scellé de longue date lorsque les auteurs de l’étude d’incidences ont rendu leur rapport final, en mars 2014. Au lendemain des élections communales de 2012, le Parti socialiste avait quant à lui proposé de créer un forum citoyen pour débattre du quartier de la gare. Mais une telle ouverture s’avérait peu compatible avec le volontarisme et l’impatience de la méthode Prévot. « Sur un enjeu pourtant majeur pour l’ensemble des Namurois, la Ville a confisqué la participation au débat d’entrée de jeu », conclut Antoine Piret.

Pour l’asbl Namur 2080, les critères « nébuleux » qui ont contribué à ranger le projet dans la catégorie des permis « de classe 3 », signés par le fonctionnaire délégué, auront en outre une incidence majeure sur les possibilités de contester le choix posé par la Ville. Pour ce type de permis, les recours doivent être introduits devant le Conseil d’Etat, et non auprès de la Région wallonne. Dont coût pour les éventuels contestataires : 3 000 euros environ, contre 25 euros dans le deuxième scénario. L’asbl n’exclut toutefois pas d’introduire un recours à la fin du mois de mars, malgré un « court-circuitage » de sa première tentative en novembre 2014.

Comment le destin a basculé

Mais Maxime Prévot n’était pas encore aux commandes de la ville quand les négociations ont débuté. Le destin du quartier bascule probablement lors d’une réunion sans PV de 2008, entre le bourgmestre de l’époque, Jacques Etienne (CDH également), et les acteurs de la SNCB. Les échecs successifs pour tenter de valoriser financièrement la dalle laissent alors entrevoir le spectre d’un enlisement définitif du dossier. Les représentants de la SNCB proposent à Jacques Etienne d’élaborer un masterplan pour repenser l’avenir du quartier de la gare. Lassé de ces quinze années de vaines tentatives, le bourgmestre entre dans une colère noire. Refuse de perdre encore du temps à un fiasco qui n’a que trop duré. Et somme la SNCB de présenter une solution, définitive cette fois, pour la seule couverture de la dalle. Fin 2008, le directeur général « Stations » à la SNCB-Holding, Vincent Bourlard, propose finalement d’y aménager la future gare des bus. La majorité, poussée par le parti Ecolo qui se met à rêver de ce nébuleux temple multimodal, accepte instantanément. Elle ne fera plus marche arrière.

En octobre prochain, les bus quitteront définitivement la gare actuelle, pour permettre la construction du pont haubané et laisser le champ libre au projet de centre commercial. Durant les trois années de chantier qui suivront, le TEC sera donc contraint de fonctionner à flux tendu. Ce sera l’occasion d’évaluer l’efficacité d’un système sans gare de bus, qu’il jugeait pourtant impossible à mettre en oeuvre. Et de jauger, surtout, le coût d’opportunité de la gare à 50 millions, avant même sa mise en service.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire