© Pierre-Yves Jortay

Myriam Leroy nous parle de ses livres préférés : « Des génies, pas tout à fait des êtres humains… »

Le Vif

Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : l’auteure belge Myriam Leroy.

A la porte de sa maison ixelloise, Myriam Leroy m’accueille pliée en deux : elle maintient des deux mains son boxer. Celui-ci me semble aboyer joyeusement mais l’auteure demande si je n’ai pas peur des chiens. Non. Pour le lui prouver, je caresse l’animal. Myriam Leroy commente :  » Ah ça va, la rencontre semble bien se passer.  » Nous montons à l’étage et entrons dans une sorte de salon- bureau-cuisine-salle à manger jeune et de bon goût, dirais-je si vous me le demandiez, mais d’une part je ne suis pas là pour le magazine Art & Décoration, d’autre part  » une sorte de salon-bureau-cuisine-salle à manger jeune et de bon goût « , ce n’est pas une description très précise. Alors, voici une petite précision : dans la grande pièce, à quelques pas du sofa, il y a une fontaine à eau. Je n’avais jamais vu ça dans une maison. Bon, si vous visualisez plus ou moins le terrain, nous pouvons nous installer (sur le sofa pour le journaliste, sur un fauteuil pour l’auteure) et entrer dans le vif du sujet. D’emblée, Myriam Leroy se montre réfléchie – et elle le restera pendant toute la rencontre, même face aux questions les plus brouillonnes.

Virginie Despentes : son King Kong Théorie a bouleversé Myriam Leroy.
Virginie Despentes : son King Kong Théorie a bouleversé Myriam Leroy.© Philippe Matsas/reporters

Un Echenoz complètement « kamoulox »

Le thème général étant ses livres préférés (d’autres auteurs), on veut d’abord savoir si un coup de coeur pour un livre peut en une fois en enterrer dix précédents. Elle répond non mais souligne que ce qui lui est déjà arrivé, c’est qu’un bouquin soit à deux doigts d’enterrer sa propre littérature. Elle ne le dit pas comme ça, elle dit :  » Ce qui m’est souvent arrivé, c’est de lire un truc et de me dire : Arrête d’écrire. Parce que ce que je viens de lire, c’est tellement brillant, tellement bien tourné, tellement tout ce que j’aime et que j’essaie de faire avec un cerveau qui me résiste très souvent. Mais bon, il y a aussi de très bons bouquins qui m’incitent à écrire.  »

J’ai besoin d’écrire pour moi, parce que ça m’anime…

En matière de titres et d’auteurs, dans la première catégorie, il y a par exemple le dernier roman de Jean Echenoz, Envoyée spéciale,  » qui est complètement « kamoulox », c’est du grand n’importe quoi, mais c’est fait avec tellement de panache que vous êtes au spectacle, vous avez envie d’applaudir à chaque page, et ça questionne ma propre légitimité à vouloir écrire…  » Dans la seconde catégorie de livres (ceux qui l’incitent à écrire), il y a notamment Annie Ernaux et Emmanuel Carrère,  » que je trouve brillantissimes, ils ne sont pas dans le même panache et la même émotion mais ils sont tous les deux motivants, les lire me donne envie de commencer à écrire un nouveau livre…  » (On parlera encore de ces deux auteurs, par après.)

Comment Myriam Leroy explique-t-elle sa différence de perception, de réaction face à ces deux catégories d’ouvrages ?  » C’est difficile à dire « , hésite-t-elle, avant de poursuivre… prudemment :  » Peut-être que je remarque chez Echenoz une fantaisie que je n’ai pas et que je n’aurai jamais, et qu’il y a quelque chose de plus concret chez Annie Ernaux et Emmanuel Carrère. Je précise que je n’oserais jamais me mesurer à eux mais je pense qu’il y a des choses qui nous rassemblent, dans les thèmes et dans l’aveu que nous avons moins d’imagination que de sens de l’observation. Donc, en les lisant, je pense que ce type de littérature pourrait m’être accessible, et penser cela me permet, quand j’écris, de débloquer ce que j’ai en tête pour pouvoir le jeter sur mon écran d’ordinateur.  »

Cependant, Myriam Leroy ne pense à aucun écrivain lorsqu’elle écrit, affirme-t-elle avant de nuancer :  » Quand j’ai commencé à écrire mon roman Ariane (NDLR : son premier roman publié, finaliste du Goncourt du Premier roman et du prix Rossel), je finissais de lire Le Dernier Stade de la soif, de Frederick Exley, et l’humour à froid, la petite musique ironique de ce livre dont on ne sait pas s’il est autobiographique ou pas, et qui joue sur cette confusion, ont un peu déteint sur mon propre roman, dans son rythme, dans sa tonalité. Il y a quelque chose de l’ordre de l’ironie et du jeu dans Ariane…  »

Elle ne pense pas d’office à une publication pour chacun de ses manuscrits.

Globalement, l’auteure part du principe qu’elle écrit parce que ça lui est nécessaire,  » pas parce que c’est nécessaire au monde. J’ai besoin d’écrire pour moi, parce que ça me fait plaisir, parce que ça m’anime…  » Partant de ce principe, et l’appliquant, elle a déjà beaucoup écrit (des romans, des moitiés de romans, des pièces de théâtre et des chroniques radio et télé qui ont fait sa renommée), mais elle ne pense pas d’office à une publication pour chacun de ses manuscrits. D’ailleurs, quand elle est parvenue à la moitié de l’écriture de son nouveau roman ( Les Yeux rouges, paru le 14 août), elle a d’abord songé qu’elle le garderait peut-être pour elle et que ce serait très bien comme ça, mais au bout du compte,  » il a intéressé les éditions du Seuil. Je n’aurais pas mal vécu de le garder pour moi mais finalement, je me dis que c’est bien qu’il existe « .

Le choc King Kong Théorie

On en arrive maintenant à un écrivain majeur pour Myriam Leroy : Virginie Despentes. Elle aime, et plus que ça même, tous ses livres, mais l’un d’entre eux l’a particulièrement marquée :  » King Kong Théorie, un essai, a été un choc pour moi. C’est un livre bouleversant car il met le doigt sur des choses que vous sentez confusément sans pouvoir les identifier. Dans ce bouquin, Virginie Despentes jette une lumière crue sur ce que c’est d’être une nana de nos jours dans notre civilisation. Elle postule qu’en déconstruisant les mécanismes qui mènent à la domination des hommes sur les femmes, on peut déconstruire tous les mécanismes qui traversent toute la société, par exemple la domination des possédants sur ceux qui ne le sont pas, le mépris de classe, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie. Je pense que King Kong Théorie est quasi un modèle, transposable à toutes les formes de discrimination. Ce livre est vraiment important pour moi. Il a même été le début d’une forme de conscience politique. Je ne dis pas qu’avant de lire King Kong Théorie, je n’en avais pas mais elle était encore un peu naïve, enfantine.  »

Virginie Despentes, Myriam Leroy l’a rencontrée dans le cadre d’un entretien en public, et à cette occasion elle a découvert  » une personne d’une gentillesse, d’une sympathie, d’une générosité incroyables, alors qu’elle a la réputation d’être un peu sanguine et d’être capable d’envoyer les gens se faire foutre assez facilement « . L’auteure belge avait-elle peur de la rencontrer ?  » Peur, pas vraiment, mais j’ai déjà été déçue par des artistes que j’admirais, alors… Et puis, j’avais envie qu’elle m’aime bien mais ça, on ne peut pas le contrôler !  » Ici, Myriam Leroy rit un peu comme une petite fille. Peut-être même qu’elle rougit légèrement. Depuis cette rencontre en public, les deux auteures se sont recroisées quelques fois et elles s’échangent de temps en temps un mail, où elles parlent notamment de leurs chiens et d’alimentation fermentée.  » Oui, je parle de lactofermentation avec un futur Prix Nobel !  » s’étonne encore Myriam Leroy, en riant à nouveau un peu comme un enfant.

Autre auteur majeur pour Myriam Leroy : Emmanuel Carrère. Elle  » achète même des essais universitaires de 600 pages qui décortiquent son oeuvre « .  » Il a écrit de la fiction pendant des années puis il est passé à la non-fiction avec L’Adversaire, où il se mettait en scène dans sa propre enquête sur Jean-Claude Romand (NDLR : qui a longtemps fait croire qu’il était médecin à sa famille, puis l’a décimée). C’est écrit en je pour mieux dire le il, parce que Carrère, qui vient du journalisme, estime qu’il est plus honnête de dire d’où l’on parle. Je trouve cela passionnant parce que j’aime le journalisme et que la démarche de Carrère me semble être une démarche hybride pertinente entre le journalisme et la littérature.  »

Philip Roth ?
Philip Roth ?  » Un des plus grands cerveaux de notre temps. « © Orjan F. Ellingvag/getty images

Le meilleur pour la fin

Lorsque Myriam Leroy évoque Pastorale américaine, de Philip Roth –  » un page turner de dingue « , selon elle – je lui avoue que trois tentatives d’entrer dans ce roman se sont soldées par autant d’échecs : ses premières pages me laissent confus, me bloquent. L’auteure souligne qu’une fois la mise en place passée, ce livre vaut vraiment la peine. Je parviendrai finalement à en lire une cinquantaine de pages, avant d’arrêter à nouveau. Pour d’autres romans de Roth ( La Tache, par exemple), en revanche, nous sommes d’accord :  » C’est très intelligent, très passionnant.  » Elle pense même que Roth,  » visionnaire « , était  » un des plus grands cerveaux de notre temps « .

Annie Ernaux fait aussi partie de ses favoris :  » Je suis très fan. Je n’ai pas encore tout lu d’elle, pour en garder sous la dent, mais La Honte est pour moi un chef-d’oeuvre. Cet inventaire de la vie des milieux modestes d’avant va jusqu’à l’os tout en faisant du style, pour moi chaque phrase est un coup de poing.  »

Myriam Leroy lit beaucoup sur sa liseuse, mais pas les BD. Parmi celles-ci, elle pointe l’auteur Riad Sattouf ( Pascal Brutal, L’Arabe du futur…).  » Lui aussi, comme Roth ou Despentes, je le place dans la catégorie des génies qui ne sont pas tout à fait des êtres humains… J’ai tout lu de lui.  »

Mais l’auteure a gardé le meilleur pour la fin :  » Voici les livres qui ont changé ma vie « , rit-elle. Et elle montre deux gros volumes sur l’alimentation fermentée.

Par Johan Rinchart.

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