Carlo Di Antonio, à la source de l'interdiciton de vente du glyphosate. Une proposition qui, à l'époque, a fait hurler. © CHRISTOPHE LICOPPE/PHOTO NEWS

Ministre de l’Environnement, une mission kamikaze et un job juste pour la galerie ?

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Plus exposé qu’un autre, le poste de ministre de l’Environnement ? La récente démission de l’écologiste français Nicolas Hulot donne à le penser. Mais la situation politique et institutionnelle de l’Hexagone n’est pas comparable à ce qui se vit en Belgique. Sauf sur un point : l’âpreté du combat.

Il s’en souvient comme si c’était hier : dans cet excellent restaurant parisien, Daniel Ducarme, alors président du PRL, l’ancêtre du MR, convoque tous les barons du parti pour remonter les bretelles de  » cet inconscient de Didier Gosuin « . Nous sommes en 1999. Ce dernier, à l’époque ministre bruxellois de l’Environnement, vient de déposer un  » arrêté bruit « , pensé pour sanctionner les dépassements sonores des avions au-dessus de la capitale.  » Louis Michel m’a traité de tous les noms. Il était hors de lui. Et tous les autres ont tenté de me dissuader de maintenir ce texte « , raconte celui qui est aujourd’hui ministre bruxellois de l’Economie et de l’Emploi (DéFI). Secoué par les hurlements du grand manitou libéral, Didier Gosuin s’interroge alors sur la pertinence de continuer ou non ce métier de fou, dans ce milieu politique sans pitié.  » Seul, j’aurais raccroché, assure-t-il. Mais mon parti, le FDF à l’époque, m’a soutenu.  » L’arrêté bruit est entré en vigueur. Près de vingt ans plus tard, la justice s’appuie plus que jamais dessus.

Vous arrivez toujours avec des décisions qui font sortir les entreprises et les citoyens de leur zone de confort.

Des histoires comme celle-là, tous les ministres de l’Environnement, fédéraux ou régionaux, en racontent. Tous se souviennent d’avoir eu raison trop tôt sur des décisions qui ont parfois mis des années avant d’être votées… et de paraître aujourd’hui évidentes aux yeux de tous.  » Quand j’ai évoqué la nécessité d’interdire la vente de glyphosate, il y a quatre ans, tout le monde a hurlé, soupire Carlo Di Antonio, ministre wallon de l’Environnement (CDH). A présent, le fédéral nous suit ! Et sur l’interdiction des sacs en plastique, mes collègues socialistes au gouvernement étaient plus que frileux.  » Deux ans après, ils ont disparu des boutiques. Même scénario par rapport aux dangers du chlore pour la santé des enfants, dans les piscines.  » Lorsque j’en ai parlé pour la première fois, au début des années 2000, j’ai été la risée de tout le monde, signale, amer, Didier Gosuin. On s’en préoccupe désormais dans toutes les communes. Avoir raison et pourtant se faire vilipender est très dur « , confie celui qui a piloté l’environnement au sein de l’exécutif bruxellois pendant treize ans.

 » Les dossiers environnementaux sont souvent ingrats, abonde Céline Fremault (CDH), qui occupe aujourd’hui le poste. On prend des coups qu’on ne voit pas toujours venir, comme dans le burden sharing – l’accord de répartition des efforts à faire par les entités fédérées d’ici à 2020 pour limiter les effets du réchauffement climatique – torpillé en toute fin de parcours par le gouvernement flamand. En outre, vous arrivez toujours avec des décisions qui font sortir les entreprises et les citoyens de leur zone de confort.  » C’est dire l’accueil…

Les ministres de l’Environnement sont-ils les seuls dans le cas ? Non. Mais leur poste recouvre des compétences transversales, ce qui est rare, ministère du Budget mis à part : ils ou elles empiètent ainsi inévitablement sur les plates-bandes de leurs collègues. Toute mesure relative à la mobilité touche le secteur du transport et de l’automobile, donc l’économie, l’emploi, la fiscalité, la SNCB. Touche-t-on aux sacs en plastique ? Voilà la grande distribution en ébullition, donc la consommation, l’économie, l’emploi. Pareil avec les mesures antiproduits phytosanitaires, qui heurtent de plein fouet le monde agricole. En Région wallonne, où l’environnement et l’agriculture sont aux mains du CDH, le dossier du glyphosate a d’ailleurs créé quelques solides tensions.

Il suffit donc que quelques ministres, vissés à d’autres intérêts à défendre et d’autres agendas politiques, ne soient pas en phase avec leur collègue de l’Environnement pour qu’ils leur mettent des bâtons dans les roues. Sabotent les projets proposés. Ou les laissent pourrir dans des fardes vite perdues de vue, voire vite perdues tout court. En début d’année, Marie-Christine Marghem, ministre MR du Développement durable, et Jean-Marc Nollet, ancien titulaire du poste en Wallonie, avaient abouti à un accord sur l’interdiction de l’obsolescence programmée des objets. C’était sans compter l’opposition de certains membres du gouvernement…

Pour Jean-Marc Nollet (ici avec Evelyne Huytebroeck),
Pour Jean-Marc Nollet (ici avec Evelyne Huytebroeck), « sans rapport de force favorable, le courage politique est peine perdue ».© ERIC VIDAL/BELGAIMAGE

José Happart, le vert chasseur

Depuis les années 1990, l’environnement a franchi le cap de la politisation, rendant cette matière indispensable au sein des gouvernements. Mais la manière de mener une politique écologique diffère de parti à parti. Le degré de priorité des projets verts varie aussi d’un acteur à l’autre. José Happart, ancien ministre wallon de l’Environnement (PS), n’était-il pas agriculteur de formation ? Et chasseur ?

 » Le rapport à la question de l’environnement est ambigu dans l’opinion publique, observe en outre Jean Faniel, directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) : on apprécie une promenade en forêt le dimanche, mais on aime moins renoncer aux billets d’avion des compagnies low cost quand les vacances se profilent. Les ministres doivent composer avec cette ambiguïté. Et s’entendre avec d’autres structures de la société civile, comme les syndicats, qui ont encore tendance à privilégier la défense de l’emploi à celle de l’environnement.  »

Bref, davantage que les autres, les ministres de l’Environnement jouent en permanence les fildeféristes. Ils peuvent certes décider de mesures simples, comme imposer le café bio dans toute la fonction publique. Mais ce n’est pas cela qui freinera le réchauffement climatique. Veulent-ils frapper plus fort ? Dans ce cas, ils doivent être prêts à partir au conflit.  » Il n’y a là rien de spécifique à l’environnement, affirme Catherine Fonck, brièvement secrétaire d’Etat fédérale pour cette matière. Comme dans d’autres départements, les questions qui se posent sont celles du courage politique, entre autres face aux lobbys, et des habitudes à changer sans qu’il n’existe d’alternatives suffisantes pour entraîner l’adhésion de tous.  »

Le courage politique ? Il est indispensable à la fonction. Mais sans rapport de force favorable, c’est peine perdue.  » Sans poids électoral derrière soi, c’est quasi mission impossible, lâche Jean-Marc Nollet. Pour nous, écologistes, il était très utile en 2009 d’avoir une solide déclaration de politique régionale (DPR) sur laquelle nous appuyer. Selon que l’on fait l’appoint dans un gouvernement, ou que l’on sorte d’une large victoire électorale, on est perçus différemment. » Et les exigences du titulaire du poste « environnement » passent autrement la rampe. Il peut même arriver que des idées qui ne figuraient pas dans la DPR aboutissent : Céline Fremault a ainsi obtenu l’interdiction des véhicules roulant au diesel à Bruxelles, d’ici à 2030.  » J’ai parfois été soutenue par des collègues au sein du gouvernement, qui ont des convictions fortes sur l’environnement « , souligne-t-elle.

Tisser sa propre toile

Ne pas être seul. Tous les politiques en charge de l’environnement le martèlent : avoir le soutien de collègues au sein du gouvernement, une équipe costaude de collaborateurs, des parlementaires du parti qui adhèrent et un président de parti convaincu est impératif pour qui veut teinter de vert la politique, donc la vie de tous.  » Si on ne conclut pas rapidement des alliances et qu’on part seul au combat, on est perdant, confirme Evelyne Huytebroeck, ancienne ministre bruxelloise de l’environnement (Ecolo). C’est pour cette raison que les alliances emploi-environnement, dans le secteur de la construction durable, de l’eau ou des déchets, étaient portées par plusieurs ministres, dont celui du budget. » La responsabilité de leur succès repose alors sur plusieurs épaules…

 » Les ministres de l’Environnement ne sont pas forcément des emmerdeurs, sourit Isabelle Durant, ex-ministre fédérale (Ecolo). Les emmerdeurs, ce sont ceux qui sont tenaces. Et la ténacité, elle est notamment liée au budget négocié, à la précision de la déclaration de politique générale et à des relais extérieurs. A ce poste, il y a une diplomatie de réseau, environnementale et climatique, à développer.  » Il faut aussi des relais internationaux et européens.

 » Il est parfois plus facile d’obtenir gain de cause sur un dossier comme la pulvérisation des pesticides à bonne distance des écoles après deux ou trois incidents liés à cette problématique, observe sans cynisme Carlo Di Antonio. Lorsque mon idée de réglementer la chose s’est heurtée, d’abord, à une fin de non-recevoir, les parlementaires de mon groupe étaient prêts à interroger de plus en plus durement le gouvernement si je n’obtenais pas gain de cause.  » En cas de difficultés, le rôle du président de parti est aussi prépondérant. C’est lui qui ira négocier avec ses alter ego une digne sortie pour un projet environnemental bloqué.

Didier Gosuin (ici, en novembre 1999) s'est interrogé sur la pertinence de continuer son métier... de fou.
Didier Gosuin (ici, en novembre 1999) s’est interrogé sur la pertinence de continuer son métier… de fou.© GEERT VANDEN WIJNGAERT/BELGAIMAGE

Les lobbys, machines à broyer

Dans un pays comme la Belgique, où il faut tenir compte de différents niveaux de pouvoir et des alliés politiques de sa majorité, personne n’obtient jamais tout. Les ministres – de l’Environnement comme les autres – doivent donc savoir sur quoi ils ne lâcheront rien et sur quoi des compromis sont possibles. Et le dire. Y compris aux lobbys, qui les mettent sous pression ou tentent de le faire. Ceux qui défendent les intérêts de l’industrie agroalimentaire, du transport automobile ou du secteur de la phytopharmacie sont financièrement puissants, aguerris et bien introduits.  » La question des lobbys est réelle, confirme Céline Fremault. Il faut tenir des positions fermes et travailler en amont, en associant d’emblée les partenaires aux projets.  » Ce qui n’est pas simple quand les lobbys vont directement frapper à d’autres portes ministérielles en espérant y être plus aveuglément suivis.  » Il faut d’autant plus développer les contacts avec eux pour diminuer leur influence sur les autres membres du gouvernement  » , insiste Isabelle Durant. En 2000, celle-ci avait vu les transporteurs routiers se rendre directement chez le Premier ministre Guy Verhofstadt pour tenter d’obtenir un prix préférentiel sur le carburant professionnel, qu’elle leur refusait. En vain.

Cela dit, affronter des lobbys belges ou des lobbys comme on en trouve en France, c’est très différent. En 2009, Evelyne Huytebroeck a subi les pressions du groupe français Veolia, dont la filiale Aquiris avait soudain fermé la station d’épuration des eaux de Bruxelles-Nord.  » C’était une terrible machine qui vous prenait en étau, se souvient-elle. Sans mon parti et sans le gouvernement qui m’a soutenue, Charles Picqué (PS) en tête, je n’aurais pas tenu. Avec d’énormes moyens, Veolia s’était offert les services d’une boîte de communication pour être sûre de maîtriser les  » codes belges « . Or, l’issue d’un dossier comme celui-là se joue aussi beaucoup sur la com.  » De son côté, le ministre doit convaincre pour susciter l’adhésion. Et ne jamais être donneur de leçons. Sinon, il est directement perçu comme un khmer vert.

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers

Dans ce cas, le risque est grand de ne pas réussir à imposer ses vues.  » Lorsqu’un Ecolo occupe le poste, il y a d’autant plus d’attentes de la part des milieux favorables au changement et d’autant plus de méfiance de la part des antiécolos, ce qui peut rendre leur tâche plus difficile « , nuance Jean Faniel. Tout ministre de l’Environnement qui passe pour radical risque aussi de voir ses projets mourir sans avoir été appliqués. Ou détricotés au prochain changement de majorité.  » Le détricotage de certaines de mes décisions après notre départ montre la différence entre les mots et les actes, soupire l’ex-ministre wallon Philippe Henry (Ecolo). Le gouvernement suivant n’a pas voulu porter nos décisions parce que la population y était opposée et que le rapport de force ne nous était plus favorable. Le gouvernement ne mène aucune politique embêtante. Or, il faut être cohérent et assumer les politiques à la hauteur des décisions prises.  »

Jean-Marc Nollet a, lui aussi, assisté au démontage de l’une de ses décisions : la création d’une cellule d’avis du développement durable, qui examinait chaque proposition du gouvernement wallon sous ce prisme. Quand Ecolo a quitté le pouvoir, cet avis est devenu facultatif. Puis, la cellule a été supprimée. C’est le jeu. Mais on peut comprendre une certaine fatigue.  » Déjà qu’il faut dix fois plus d’énergie pour changer la donne que pour gérer le modèle en place… « , relève Pierre Verjans, politologue à l’ULiège. Et pour défendre des projets verts de long terme alors que le court terme a pris la politique en otage !

Du coup, les ministres de l’Environnement optent parfois pour la ruse : Didier Gosuin ne cache pas avoir profité de l’absence de réaction du gouvernement Dehaene, accaparé en 1999 par la crise de la dioxyne, pour faire passer son arrêté bruit. Ni avoir fait vibrer la menace de sérieux dangers pour obtenir l’appui de la population contre l’incinérateur de Drogenbos. Ainsi va aussi la politique, lorsqu’elle n’est pas compromis.  » Quand je quitterai la politique, glisse Carlo Di Antonio, j’aimerais rejoindre une association pour pouvoir y porter plus loin mes exigences, sans faire de compromis. Etre plus radical… Cette liberté-là, parfois, me manque.  »

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