Charles Michel © Belga

« Michel Ier démantèle la sécurité sociale »

Le Vif

Pascale Vielle (UCL), spécialiste du droit social et des sciences du travail, dénonce les incohérences de l’accord gouvernemental. Elle se dit extrêmement inquiète pour le financement de la Sécu. Entretien au vitriol.

Que pensez-vous de l’accord de gouvernement en matière de sécurité sociale?

Tout d’abord, le texte en lui-même me déconcerte d’un point de vue formel. Il n’y a pas de chapitre « sécurité sociale » en tant que tel, ni même « protection sociale », contrairement à certains accords gouvernementaux antérieurs. Les thématiques « pensions », « soins de santé » et « emploi » sont traités dans des chapitres distincts. Cela donne le sentiment que la sécurité sociale n’est plus appréhendée comme une institution globale.

Il faut aussi dire que le texte est peu lisible, il y a beaucoup de répétitions, peu de cohérence, c’est un catalogue de mesures parfois contradictoires, avec une grande confusion entre les priorités, les objectifs et les moyens. Par exemple, une notion qui revient souvent, la réduction du « handicap salarial », est parfois vue comme un moyen pour atteindre la compétitivité, parfois comme un objectif en soi.

Enfin, sauf peut-être en pensions et en soins de santé, on sent qu’il s’agit essentiellement d’une traduction du néerlandais, ce qui rend le texte encore plus difficile à lire. Cela semble indiquer que ce n’est pas le MR qui a tenu la plume de la partie socio-économique.

Percevez-vous une attaque potentielle ou réelle contre la sécurité sociale ?

Soyons clair, d’emblée : il n’y a pas de vision globale dans cet accord. La seule ligne claire, c’est la conviction que dès le moment où l’on réduit les coûts sociaux, la compétitivité va s’améliorer et les emplois vont se créer. La sécurité sociale est en effet d’abord perçue comme un frein à l’emploi, parce qu’elle est coûteuse. Le gouvernement veut réduire massivement les charges sociales des employeurs, mais aussi des travailleurs. Cela met directement en péril l’équilibre financier de la sécurité sociale. Le gouvernement explique qu’il compte sur la sixième réforme de l’Etat pour réduire les dépenses de la sécurité sociale, sans doute en profitant de l’impact de la régionalisation des allocations familiales. Le problème, c’est que dans l’exposé des motifs de la nouvelle loi spéciale de financement, décidée en lien avec la réforme de l’Etat, il était précisé que cela n’aurait pas d’impact sur l’enveloppe bien-être au fédéral.

La sécurité sociale est par ailleurs envisagée comme un piège à l’emploi, selon une représentation du chômeur qui ne travaille pas et se prélasse dans les allocations sociales en raison de l’écart trop faible entre les salaires et ces allocations. L’accord tend donc à rendre le chômage moins attractif. Il s’agit premièrement de renforcer les dernières réformes de l’assurance chômage (conditionnalité des allocations, dégressivité,…) Le gouvernement annonce même sa volonté de redéfinir ce qu’est un emploi « acceptable » pour un chômeur, avec toutes les questions que cela peut poser en matière de dignité du travailleur. Il est ensuite question des deux demi-jours de service forcé pour les chômeurs de longue durée. Cela fait songer aux ALE d’antan, mais sans complément de salaire, statut social ou possibilité d’acquérir des droits sociaux. C’est à la limite de l’exploitation. Or les expériences de ce type menées à l’étranger, en Angleterre notamment, n’ont pas été concluantes en matière de réinsertion des chômeurs sur le marché du travail.

Le gouvernement affirme miser sur l’effet retour de la création d’activités pour sauver la sécurité sociale. C’est crédible à vos yeux ?

Il compte en effet sur le fait que la création d’emplois générera de nouvelles cotisations sociales. C’est un vieux leitmotiv libéral. Le problème, c’est que de nombreuses études, réalisées notamment par le Bureau du Plan, mettent en cause ce lien entre diminution des charges sociales, augmentation de la compétitivité et création d’emplois. Elles montrent en outre que l’effet retour n’est jamais suffisant pour compenser la diminution des recettes. C’est un raisonnement un peu court et très dogmatique. Je suis donc inquiète pour l’avenir du système : les réductions importantes de charges sociales, fer de lance de l’accord, ne me paraissent nullement susceptibles d’être compensées en terme de recettes. Le CD&V n’a quasiment rien obtenu dans ce domaine.

Les réformes annoncées par ce gouvernement ne sont-elles pas dans la continuité de l’Etat social actif, initié par les socialistes flamands, Frank Vandenbroucke en tête ?

Quand on a engagé alors une réflexion sur la nécessité pour l’Etat de jouer un rôle plus important dans la remise au travail des chômeurs, il y avait deux approches possibles, la scandinave et l’anglo-saxonne. Frank Vandenbroucke avait en tête une approche fondée sur le modèle scandinave, il voulait insister sur le renforcement des capacités du travailleur en mettant le paquet sur la formation initiale et tout au long de la vie – en toute logique, après avoir été ministre fédéral de la sécurité sociale, il est d’ailleurs devenu ministre flamand de l’Education et de la Formation.

Ici, il ne s’agit pas du tout de ça. Sur le modèle anglo-saxon, on réduit l’intervention sociale pour pousser tout le monde à trouver un travail, à n’importe quelles conditions. On mise sur l’offre, en espérant qu’une meilleure compétitivité joue l’effet d’une baguette magique, sans autre vision pour la relance de la demande.

En ce qui concerne la flexibilité du travail, par exemple, le leitmotiv est la gestion de la carrière, mais alors que ce concept repose sur de nombreux travaux scientifiques liés au cycle de vie des travailleurs, l’accord se borne à remettre en cause la législation sur le temps de travail, à supprimer le crédit-temps « sans motif précis », avec un contrôle accru sur la réalité des motifs. Je me demande d’ailleurs comment : vérifiera-t-on si vous prenez effectivement soin de votre enfant ou si vous aidez vraiment un parent malade ? On crée aussi un « compte carrière », forme de capitalisation du temps, mais sans préciser ce que cela recouvre, ce qui me semble inquiétant.

Cela dit, quand vous parlez du handicap salarial, n’était-ce pas une nécessité de le réduire par rapport aux autres pays européens, dont des voisins comme l’Allemagne ?

C’est un vieux discours. Quand je vois les statistiques de la FEB, en effet, cela semble nécessaire, mais les autres pays européens présentent eux aussi des statistiques laissant penser qu’ils sont les moins performants. La compétitivité ne se joue de toute façon plus dans le bac à sable du Benelux mais au niveau mondial. En Grèce, ce sont les Chinois qui ont récupéré le port d’Athènes et les Grecs y sont désormais payés aux salaires chinois. L’accord ne propose aucune vision non plus à cet égard.

Ce gouvernement tente ici en réalité la quadrature du cercle. D’un côté, il affirme vouloir consolider notre modèle social. De l’autre, il entend résoudre le problème du « handicap salarial » avec des mesures drastiques pour résorber en quatre ans un déficit datant de 1996, dont la moindre n’est pas le saut d’index. Mais en même temps, il entend lutter contre les pièges à l’emploi pour rendre le travail plus attractif face au chômage. Comment va-t-il faire ? La seule variable d’ajustement me paraît la diminution des dépenses de la sécurité sociale, et en effet, l’accord prévoit de restreindre les conditions d’accès, les montants et la durée des prestations dans tous la plupart des domaines (sauf, de manière significative, pour les travailleurs indépendants et certains minima sociaux). Le chapitre important sur la traque des abus sociaux relève de cette même logique – sans qu’ici non plus on ait jamais démontré l’efficacité de telles mesures pour rétablir l’équilibre du budget de la sécu.

Mais le contexte européen ne joue-t-il pas un rôle, malgré tout ?

Nous avons réalisé une étude entre 2008 et 2011 sur la façon dont onze pays européens ont géré la crise. La Belgique était alors en pleine crise institutionnelle, sans gouvernement de plein exercice, on n’a dès lors pas pris les mesures structurelles et drastiques qui ont été décidées dans d’autres pays. Or, nos performances économiques maintenaient la Belgique dans le peloton de tête. Qu’est-ce qui prend à ce gouvernement d’adopter de telles mesures alors que d’autres pays reviennent sur ce constat, de même que de grands économistes orthodoxes? On est complètement à contretemps ! Je ne comprends pas, à moins qu’il y ait en réalité une volonté claire de démanteler la sécurité sociale. Cela confirmerait ce que d’aucuns disaient : on n’avait pas besoin d’une réforme institutionnelle pour cela, il suffit d’avoir la N-VA au gouvernement.

Les syndicats estiment que la concertation sociale leur est confisquée parce que les grandes orientations sont déjà prises et qu’en outre le gouvernement veut en quelque sorte la mettre sous tutelle sur une base tripartite…

C’est tout à fait vrai, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. Ils ne pourraient négocier le cas échéant que l’exécution et la mise en oeuvre de ces mesures dans un contexte très déséquilibré, face à un gouvernement de droite et au patronat. C’est inadmissible pour eux et la mobilisation à laquelle on assiste n’est pas surprenante.

Cela dit, ils frappent très fort d’emblée et la question que je me pose, c’est comment ils vont faire pour tenir pendant cinq ans. Si le gouvernement ne tombe pas rapidement, ils devront envisager une stratégie à plus long terme pour éviter l’épuisement.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, le dossier « Le gouvernement Michel n’a pas de vision »

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