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Michaël Privot : « La critique est mal reçue par les musulmans, pas par l’islam »

Dans le cadre de notre dossier « Peut-on encore critiquer l’Islam ? », vous avez posé vos questions à Michaël Privot, islamologue et membre des Frères musulmans. Résumé.

[Oups] : Quelle est aujourd’hui la critique faite de l’Islam par les musulmans, et où peut-on la trouver ? Par quels canaux s’exprime-t-elle ? Michael Privot : Il y a une littérature abondante, beaucoup en arabe, en indonésien, mais aussi en anglais. Le français est un peu pauvre à ce titre, malheureusement, car on ne lit souvent que des critiques de rejets et peu de critiques internes, construites de l’intérieur. Je vous renverrais aux ouvrages de Tareq Oubrou par exemple ou de Tahar Mehdi à titre d’exemple. Bien sûr Arkoun a été un exemple, mais il reste très confidentiel dans le monde musulman

[M. Big] Comment vous positionnez-vous par rapport à Souhail Chichah et son mélange de thèses marxistes et islamistes ?
Je trouve la démarche maladroite dans son montage, mais je suis convaincu que ce genre d’opinion a le droit d’être exprimée. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’un mélange de marxisme et d’islamisme, mais il y a définitivement une lecture classiste de la réalité qui prend en compte la spécificité musulmane. C’est intéressant et à suivre, même si cela devrait être plus élaboré par la suite

[Auster] L’incendie criminel des locaux du Charlie Hebdo en France le jour de la parution du titre « Charia Hebdo » avec un dessin de Mohamed, prouve bien qu’il est risqué de critiquer l’islam, voire même d’en parler avec humour…Quel regard portez-vous sur cet évènement ?
Il faut condamner cette attaque sans ambages, c’est inadmissible purement et simplement. Je n’ai pas suivi cette histoire et je ne sais pas si on a retrouvé les auteurs par la même occasion.

[Roger] Même quand elle était dominante, la religion catholique prônait la séparation de l’Église et de l’État : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce n’est pas le cas de l’islam. Les Frères musulmans défendent l’idée d’une société « englobante ». Où est la liberté individuelle ?
Il est important de bien définir les registres du discours et séparer le théologique, du social et du politique. L’Église n’a jamais prôné la séparation de l’église et de l’État jusqu’à ce qu’elle n’y soit forcée manu militari. Le passage de l’évangile que vous citez n’est que relecture a posteriori du legs religieux. La lecture théologique est toujours seconde. Il en va de même en islam (dans toutes les religions), y compris chez les Frères musulmans.

Bien sûr, le mythe d’une société englobante a été très présent chez les Frères musulmans et l’est encore. C’est une des potentialités d’une lecture politique de l’islam. Depuis, ils ont fait beaucoup de chemin, ne fut-ce que parce qu’ils ont participé et participent à la gestion démocratique de la nation (en Égypte, en Tunisie, au Maroc, en Jordanie…). Quand on est en coalition, il faut composer, revoir sa copie et trouver des justifications théologiques a posteriori aux options politiques choisies. Dès lors, les Frères musulmans se trouvent relativement heureux avec la démocratie. Il faut laisser à chacun le temps d’entrer dans la modernité à son rythme

[Marie-Claire] : Pourquoi ne pourrait-on pas critiquer l’islam alors que le Coran regorge de critiques à propos des Juifs, des chrétiens, des idolâtres et des infidèles en général ? L’islam serait-il seul détenteur de la Vérité qui, comme chacun sait, est terriblement fluctuante ? Est-ce parce que Mahomet l’a décrété que nous devons nous prosterner sans réfléchir ?
Je pense avoir dit tout le contraire. L’islam n’interdit aucune critique, l’islam ne se prétend pas détenteur de la Vérité, je peux vous amener des versets à la pelle si vous le souhaitez, mais je ne pense pas que cela fera avancer le débat. Le principe est de dire que la critique (interne et externe) fait partie de l’économie même du projet divin selon l’islam, car cela fait progresser la recherche de vérité en général.

Le problème de la critique est de celui qui la dit, quand, comment et à qui et cela vaut pour tout le monde, toute conviction, toute idéologie. Cela n’excuse aucun débordement, toujours condamnable et condamné d’ailleurs, mais les critiques sont reçues par une communauté musulmane globale toujours traumatisée par la colonisation et qui n’arrive pas à se remettre sur pied, dès lors la critique est mal reçue par des musulmans, pas par l’islam. De toute façon, dit en tant que croyant, Dieu s’en fout bien de nos critiques. Non ?

[Caro] : C’est bien là tout le problème. Comment dialoguer avec des musulmans qui refusent toute critique émanant de non-musulmans ? Le dialogue est impossible.
La question est de savoir : qui a vraiment essayé ? Mais je dirais que là, on touche à la dimension intra-communautaire de la question. Je peux vous dire que ma pratique de la communauté musulmane indique que ça bouge beaucoup et que beaucoup de jeunes ont ces aspirations au dialogue, mais il est difficile à réaliser (problème de temps, de moyen, d’espace de dialogue, de contacts, de réseaux sociaux disponibles…). Il y a parallèlement une minorité qui se durcit, mais elle ne doit pas cacher la réalité des progrès énormes qui sont faits sur tous les fronts, même si on ne voit pas ça à la une de nos médias, malheureusement

[BTB] Comment analysez-vous la difficulté de mettre en place une représentation efficace de l’islam en (de) Belgique ?

Vaste débat également ! Mon analyse (avec celle de l’ADMB) c’est que la Belgique est tentée de délaisser la gestion de l’islam (donc de ses musulmans) à des puissances étrangères (en particulier le Maroc et la Turquie). Il y a une grosse différence entre les discours officiels sur la nécessité d’un islam « bien de chez nous », style gaufres et frites (je caricature) et la réalité du terrain où l’on préfère laisser des influences officieuses régler les problèmes. C’est très dur à vivre, car la communauté musulmane, elle-même est complètement larguée. À cela s’ajoutent les intérêts symboliques, personnels, les visions idéologiques… On n’est pas sorti de l’auberge, c’est évident, mais en même temps, il faut reconnaître qu’il est difficile de faire sens immédiatement d’une telle diversité quand les conditions ne sont pas réunies pour que cela se passe le moins mal possible. Ne perdons pas espoir, mais l’enjeu est définitivement important !

Le Vif.be
Lire l’entièreté du chat avec Michael Privot.

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