Manu Abramowicz, en guerre permanente contre les fascismes et les comportements jugés déficients. © PHILIPPE CORNET

Manuel Abramowicz : portrait d’un résistant polémique

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Web journal investiguant depuis vingt-deux ans l’extrême droite et les autres sectarismes, RésistanceS.be publie le premier numéro d’un « journal (papier) ». Portrait de son coordinateur, composite et volontiers polémique, Manuel Abramowicz.

 » On est dans les années 1990 et j’entre dans cette librairie parisienne d’extrême droite. C’est avant qu’Internet ne contribue à vous identifier aussi facilement. Je suis undercover, les cheveux ras, portant un bomber sur lequel j’ai accroché une croix celtique. Il faut passer la première pièce consacrée à la littérature d’extrême droite pour aller là où les bouquins néonazis officiellement interdits sont disponibles aux gens introduits ou cooptés.  » Dans un café de Saint-Gilles – la commune où il réside depuis plus de trente ans – Manuel Abramowicz reprend un peu d’air. Quinqua poivre et sel nickel, il ressemble davantage à un mélange d’Eric Clapton et de Marcel Liebman (1) qu’à un antifaf infiltré.  » Et puis, je suis tombé sous le regard d’un skinhead qui devait faire deux mètres, dont le pitbull est venu me renifler. Le type me regardait, l’air de dire qu’il se doutait peut-être de quelque chose. Ça a duré un certain temps. Mais j’ai tenu bon, je n’ai pas craqué.  » D’autres visites camouflées à des rassemblements de Le Pen ou similaires tissent, au fil du temps, une vraie connaissance de la droite extrême.  » Oui, déclare Abramowicz, il y a dans tout ça un côté romantique, celui de se retrouver casqué, prêt à en découdre face à des fascistes. Et puis, c’est devenu l’une de mes spécialités : tout lire et tout connaître de l’extrême droite « .

Schtroumpf noir

 » Manuel pratique une action spécifique dans un milieu qui a toujours considéré que les groupuscules fachos étaient dangereux. Et en cela, son travail a une filiation avec celui du journal Pour (2). Abramowicz est aussi actif sur le terrain : le reste, c’est un effet déformant des réseaux sociaux, à celui qui aura le dernier clic.  » Ce 25 mai, Claude Semal viendra pousser la chanson à la fête bruxelloise de RésistanceS.be (3). Moment de visibilité publique de Manuel Abramowicz dont la naissance, le 23 septembre 1967, s’inscrit d’emblée dans la dualité.

Je me considère trotskiste. dans toute situation de conflit, il y a des oppresseurs et des oppressés.

Issu d’une famille modeste, il vient au monde à la chic clinique Edith Cavell –  » parce qu’un ami gynéco a proposé à ma mère, qui n’avait pas de mutuelle, d’y accoucher « . Il est le produit de deux familles différentes, juive et espagnole, et d’une histoire ouvrière interrompue par des parents universitaires. Et puis, voilà un gamin militant contre Pinochet à 6 ans, qui fréquente le très huppé Cours Charlemagne,  » créé par des cathos influencés par Vatican II et Mai 68 « . Dyslexique, il se retrouve à Decroly, école bobo avant l’existence même du mot.  » En pleine période de triomphe BCBG – polo Lacoste et Docksides – j’étais hard-rocker puis after-new wave (sic). J’étais le Schtroumpf noir, sympathisant du Gnap, le groupe nul anti- péteux. Je me suis senti marginal, portant une citation d’Achille Chavée qui me va toujours bien :  » Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne.  »

Peau-rouge dont l’arborescence familiale comporte des résistants anti- franquistes et des Polonais ayant fui l’antisémitisme. Abramowiczien, donc jamais tout à fait simple :  » Ma grand-mère paternelle, qui venait d’une famille juive plutôt aisée au sud de Cracovie, doit être la seule juive qui n’était pas antipolonaise d’ailleurs, elle est allée accoucher du frère aîné de mon père en Pologne.  » Militants, les grands-parents décident de baptiser le père de Manuel du prénom peu banal, à l’Ouest, de Marx. La déficience de l’administration communale belge change l’intention communiste en Max, qui donnera finalement au quotidien Marc Abramowicz. Enfant caché pendant la Seconde Guerre mondiale, et psy communiste fondateur d’Aimer à l’ULB. Un ADN antipantouflard :  » Oui, en même temps, si mes parents m’avaient emmené au foot plutôt qu’en politique, je serais passionné de foot : on nous met donc sur les rails.  »

Très tôt nourri à la militance : ici tenant une pancarte réclamant la libération de l'avocat Michel Graindorge, en 1979.
Très tôt nourri à la militance : ici tenant une pancarte réclamant la libération de l’avocat Michel Graindorge, en 1979.© GINO ZAMBONI

Sioniste jusqu’à 1967

Alors Manuel Abramowicz, actuel supporter de l’Union Saint-Gilloise  » où il y a vraiment de la fraternité  » fait des études d’assistant social et finit par boucler tardivement, en 2004, un master en économie politique et sociale.  » A l’UCL, il est important de le préciser « , ajoute celui qui est aujourd’hui prof dans une haute école bruxelloise. Et qui, en un demi-siècle, a fait mille choses, dont un séjour de quelques semaines en kibboutz, à 22 ans, dans une petite communauté du lac de Tibériade. Peu sensible à la cueillette de fruits et légumes, il est chargé de récurer les locaux dès l’aube. Coup de coeur sentimental consécutif : à son retour d’Israël, Abramowicz accepte de faire partie d’une liste laïque juive de gauche et sioniste sous l’obédience de David Susskind, dans le cadre d’élections internes à la communauté juive de Belgique pour l’organe représentatif.

 » Cette étiquette sioniste n’a duré que très peu de temps. Aujourd’hui, je suis clair : disons que je suis sioniste jusqu’à 1967 et les guerres de colonisation, terme que j’utilise à dessein. Je suis pour un seul Etat avec le retour des deux millions de Palestiniens de 1948 et leurs descendants, sur une base démocratique avec des élections, comme ça s’est passé en Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. Même si ce rêve semble aujourd’hui fini, la solution consistant plutôt en deux Etats avec le respect de toutes les minorités, des Druzes aux Arméniens.  »

D’une famille non religieuse depuis quatre générations, Abramowicz s’estime plus proche d’un  » homme de gauche wallon que d’un juif de droite, même si j’ai une filiation au peuple juif qui est de l’ordre de l’histoire et de la politique. Mais ce que je fais, l’analyse politique, idéologique, est basée sur une grille d’analyse marxiste : je me considère d’ailleurs trotskiste. Dans toute situation de conflit ou de lutte de classe, il y a des oppresseurs et des opprimés. Même si ces derniers peuvent avoir des discours sexistes, homophobes, parfois même de droite, c’est à nous de leur proposer un autre discours sur d’autres valeurs « .

Paupières lourdes

Manuel Abramowicz fait volontiers des remous dans la communauté juive. Joël Kotek, politologue et historien belge, dirige la revue Regards du Centre communautaire laïque juif :  » Je connais Manuel depuis trente ans, c’est un type bien et fondamentalement utile, sa revue, RésistanceS, est excellente. Mais dès qu’il quitte son domaine de compétence, l’extrême droite, il est moins scientifique que militant. Avec un peu de narcissisme sur les réseaux sociaux. Il a, ce que j’appellerais, les « paupières lourdes » quand il s’agit d’analyser d’autres phénomènes que l’antisémitisme de droite ou d’extrême droite, ayant par exemple tendance à ne pas voir celui issu des rangs de l’immigration maghrébine « . Sur ce dernier point, Abramowicz dément en rappelant qu’objecteur de conscience au Mrax (4), il avait précisément pointé cet enjeu.

Dès qu’il quitte son domaine de compétence, l’extrême droite, il est moins scientifique que militant.

Lors de nos deux longs entretiens, Abramowicz revient souvent à ses liens sociaux. Lui  » qui n’a jamais eu de fins de mois difficiles de sa vie  » habite un quartier peu fortuné du bas de Saint-Gilles. Du voisin taximan marocain aux  » ouvriers de Clabecq ou d’Arcelor « , ce juif athée distribue des qualificatifs d’amitié qui pourraient en faire un bon chrétien biblique. A un détail qui ne l’est pas vraiment : il adore la provocation. Une de ses vieilles connaissances, désirant l’anonymat, le résume ainsi :  » Manuel est toujours en guerre.  » Et de fait, suivre Abramowicz sur Facebook ressemble à une bataille de posts fustigeant tous les fascismes, intégrismes politiques ou religieux, ou comportements jugés déficients. Parmi les procès accumulés au fil des ans à titre personnel ou de RésistanceS.be, il perd en justice pour avoir créé, à l’été 2009, un faux profil Facebook d’obédience néonazie pour piéger les sympathisants d’extrême droite. En mai 2014, la 61e Chambre du tribunal de Bruxelles reconnaît Manuel Abramowicz et Julie Maquestiau coupables de port public de faux nom mais leur accorde le bénéfice de la suspension simple du prononcé pour une durée de cinq ans. Le 24 mai 2019, veille de la fête RésistanceS.be, l’épée juridique de Damoclès sera donc évacuée.

Khmers verts

L’une de ses grosses sorties FB – récemment encore – porte sur ce que ce père d’un garçon de 9 ans a décidé de baptiser les  » khmers verts « .  » C’est comme cela que j’ai appelé certains parents des écoles de Saint-Gilles, membres d’Ecolo ou pas, qui veulent imposer leur norme d’une façon totalisante pour ne pas dire totalitaire. C’est l’engueulade d’une copine parce qu’elle donne du chocolat noir à son fils, c’est un type qui voudrait que les repas servis soient bio, c’est ce père désirant installer dans une école un détecteur de particules. Khmers verts, c’est de la provocation, pour ouvrir le débat, comme le cinéaste Sergueï Paradjanov faisait avec ses films.  »

Parmi ceux qui n’apprécient pas : Zakia Khattabi, coprésidente d’Ecolo. Elle a travaillé au côté d’Abramowicz au Centre pour l’égalité des chances et a même été relectrice de papiers pour le site RésistanceS.be.  » J’ai aussi participé à quelques-uns de ses jurys de mémoires. Mais là, quand j’ai lu ses outrances, je ne l’ai pas reconnu. D’autant qu’au Centre pour l’égalité des chances, on a combattu côte à côte la stigmatisation et les raccourcis, bref tout ce qu’il pratique aujourd’hui. Je crois qu’il profite de son audience pour généraliser et tenir des propos politiques polémiques.  » Dans les lieux publics, Manuel Abramowicz, qui ne compte plus les menaces de mort au fil des ans, ne se met jamais dos à la salle. Sauf pour la photo.

(1) Historien juif bruxellois (1929 – 1986).

(2) Hebdomadaire belge de gauche radicale fondé en 1973 et ayant cessé de paraître en 1982.

(3) Au Théâtre de Poche, à Bruxelles, dès 10 heures. www.resistances.be

(4) Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.

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