A Bruxelles comme ailleurs en Belgique, les jeunes filles sautaient au cou des libérateurs. © Collection CEGES - Bruxelles - 29474

Les trois soeurs polissonnes et le couvre-lit de la Libération

Jean-Paul Mulders Journaliste

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois soeurs bruxelloises, délurées, séduisent un maximum d’officiers alliés. A chaque conquête, elles réclament un insigne. Pour en faire un couvre-lit! Un ancien pilote britannique est à la recherche de cette pièce historique.

Alan Munro est un ancien pilote de combat à la Royal Air Force, qui a largement dépassé la septantaine. Depuis qu’il a lu les mémoires de son oncle, le capitaine Lyell Munro, qui y raconte ses aventures dès la Libération en 1944, ces histoires ne le lâchent plus. Comme pilote du 653e escadron de l’artillerie royale, Lyell dirigeait les troupes depuis l’air et signalait les cibles aux batteries d’artillerie alliées, ce qui lui a permis de vivre la Seconde Guerre mondiale depuis le débarquement en Normandie jusqu’aux rues lugubres de l’Allemagne en ruines. « Mon oncle a attendu sa retraite pour coucher tout ça sur papier, raconte Alan, tendant une pile de feuilles imprimées en petits caractères. Puis, il est mort, en 2002, sans pouvoir réaliser son rêve d’éditer ses mémoires. »

Alan montre son oncle sur une photo d’époque, posant devant un avion avec ses compagnons. Lyell est le plus petit militaire de la compagnie. Une lueur ironique dans les yeux, il regarde la caméra d’un air malicieux. Il semble faire partie de ces gens qui ont leur idée sur tout et se sortent de toutes les situations en plaisantant. Dans ses écrits, le capitaine Lyell Munro décrit ce qu’il a vécu, comme si on y était. Ce n’est pas l’histoire de batailles héroïques, mais la guerre vue par un jeune type à la recherche de plaisir au milieu de cette immense misère vécue. « De choses qui donnent de l’espoir. »

« En Normandie, nous voyions rarement âme qui vive, écrit-il. Nous ne savions pas où avaient fui les gens. Les fermes et les maisons étaient détruites, les animaux massacrés et en différents stades de décomposition – une véritable atteinte aux sens. Les quelques personnes que nous rencontrions étaient en état de choc complet. Les bombardements duraient depuis des semaines et avaient anéanti tout ce que la population possédait. Dans les ruines d’une maison, près de l’aéroport de Rucqueville, nous avons trouvé deux panneaux bon marché, restés intacts comme par miracle. Sur l’un on voyait une image de mauvais goût d’un jeune homme et son amoureuse pourvue de la légende « Embrasse-moi, Ninette »; sur l’autre un couple flirtant sur le pont d’une rivière, avec noté: « Sous les ponts de Paris ».

Le seul objet resté intact parmi les décombres était une baignoire en émail. Je l’ai vidée de ses gravats, l’ai traînée dehors et remplie de seaux d’eau chaude de notre cuisine roulante. Je venais de me savonner lorsque l’enfer a éclaté au-dessus de nos têtes. Le feu s’ouvrait de tous les côtés. Les projectiles au phosphore soufflaient autour de moi. Deux Messerschmitt 109 sont arrivés, rasant les arbres. Je me suis rarement senti aussi désemparé qu’à cet instant, dans ma baignoire blanche au milieu d’une cour détruite en plein soleil et nu comme un ver, avec un morceau de savon et un gant de toilette pour unique protection contre la Luftwaffe. »

Lyell Munro a aussi assisté à la Libération de Bruxelles, le 3 septembre 1944. Il raconte comment lui et ses compagnons se délectaient des signes de civilisation dont ils avaient été longtemps privés: les draps repassés, les nappes propres et le simple luxe de pouvoir choisir son repas sur un menu. Ils étaient heureux de ne pas devoir partir à l’aube pour un vol hasardeux, où la pluie et le brouillard empêchaient de voir la fin de la piste. Entre-temps, ils avaient abandonné l’espoir d’une victoire rapide avant Noël. « Nous étions devenus beaucoup plus sages et aussi un peu tristes. Mais la jeunesse est ce qu’elle est et nous étions jeunes. A trois, nous sortions à Bruxelles, là où les bars regorgeaient de jeunes (et moins jeunes) femmes aux décolletés profonds. Nous avons offert de la limonade au prix de champagne à deux jeunes filles, mais sans aller plus loin. Vu après coup, les soldats britanniques se comportaient de façon exemplaire – pas du tout comme les Américains qui feraient le beau temps plus tard. Evidemment, nous buvions trop, mais je ne me souviens pas que quelqu’un ait démoli un bar. Ceux qui avaient un coup dans le nez étaient généralement joyeux ou s’endormaient. »

« Officers only », pour les trois soeurs

« Mon oncle n’a pas écrit le détail peut-être le plus piquant de son séjour dans la capitale belge, confie Alan Munro: les soldats britanniques avaient rencontré trois soeurs qui avaient besoin de se défouler… Manifestement, ces filles étaient très contentes que les Allemands soient partis. Elles essayaient de coucher avec un maximum de libérateurs – officers only, bien entendu. Elles demandaient leur divisional patch en compensation: le morceau de textile sur lequel figurait l’insigne de la division armée de l’uniforme de leur amant d’un soir. Elles ont cousu toutes les bandelettes ensemble pour les transformer en un joli couvre-lit. Lorsque j’ai demandé à mon oncle si lui aussi avait perdu son insigne de cette façon, il a eu un sourire qui en disait long. Pendant la guerre, il a dû être un total hooligan. Mais plus tard, il était plus prude. Il n’a même jamais raconté cette histoire à ses fils. »

Alan caresse le projet de retrouver ce couvre-lit historique, même si cela semble mission impossible: on ignore les noms des trois soeurs, on ne possède pas leur adresse et on ne sait pas si elles parlaient français ou néerlandais. On n’a pas conservé de photos de ces demoiselles délurées qui vivaient et cousaient avec tant de ferveur, on ne connaît pas la couleur de leurs yeux, de leurs cheveux…

La seule chose dont Alan soit sûr, c’est que ce couvre-lit existe – ou du moins a existé. Mais quel a été son sort depuis la guerre? Peut-il avoir été conservé depuis septante ans dans l’un ou l’autre grenier. Peut-on encore identifier les trois soeurs? Quel âge pouvaient-elles avoir, en 1944, pour se lancer un tel défi? Vingt ans, vingt-cinq ans au plus? Si c’est le cas, et si elles sont toujours en vie, elles viennent de dépasser les 90 ans…

« Nous cherchons une aiguille dans une botte de foin, admet Alan Munro. Mais parfois, c’est ce qui fait le charme. La chasse est souvent plus amusante que la proie. » Trois soeurs, qui raffolaient des officiers alliés, se le sont peut-être régulièrement dit, il y a septante ans, à Bruxelles. Entre deux étreintes et trois insignes à coudre. Pour ce qui aurait pu être une sorte de Graal de la Libération.

Tout renseignement peut être communiqué à jp.mulders@skynet.be

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