David Clarinval (MR), ministre du Budget en affaires courantes, tire profit des taux négatifs. Mais laissera l'ardoise à ses successeurs. © DIDIER BAUWERAERTS/ISOPIX

Les taux négatifs, une dette pour l’avenir

L’Etat belge emprunte à taux négatif. Est-ce une bonne nouvelle, surtout pour les futurs générations/contribuables qui pourront profiter longtemps de ces crédits bon marché ? Pas du tout ! Les taux bas actuels coûteront cher à l’avenir.

Pour comprendre pourquoi les taux négatifs représentent une dette pour l’avenir, il faut se plonger dans la technique des marchés obligataires. Lorsqu’un Etat emprunte, il n’émet pas à chaque fois une nouvelle série d’obligations souveraines mais se contente généralement d’une nouvelle tranche. Comme si vous tiriez un montant supplémentaire d’une ligne de crédit existante.

Les conditions d’emprunt évoluent à chaque nouvelle tranche en fonction du prix d’émission. Fin septembre 2019, l’Agence de la dette a ainsi procédé à l’adjudication d’obligations arrivant à échéance le 22 juin 2038 et offrant un coupon annuel de 1,90 % (taux facial). Ces obligations ont été émises au prix de 130,45 % du pair. Le pair est le montant qui sert de référence pour le remboursement et le paiement des intérêts.

Admettons qu’un investisseur en a acheté pour 130,45 euros. Il recevra chaque année 1,90 euro d’intérêts (1,90 % du pair) et sera remboursé de 100 euros (le pair) le 22 juin 2038. Au total, son rendement n’est donc pas de 1,9 % mais de 0,237 % car il a payé à l’achat une prime dite d’émission de 30,45 euros représentant des intérêts qu’il recevra plus tard.

Une  » fraude  » comptable légale

Une bénédiction pour… David Clarinval (MR), ministre du Budget en affaires courantes. Comme l’explique Bert Flossbach, cofondateur de Flossbach von Storch, un des plus grands gestionnaires de patrimoines indépendants en Europe, dans une note intitulée  » The billion euro trick  » : la prime d’émission finance directement le budget actuel des Etats. Les intérêts qu’elle compense devront en revanche être supportés dans les années à venir.  » Si cette redistribution intertemporelle (la génération actuelle reçoit et la future génération paie) était effectuée par les entreprises, elle serait considérée comme une fraude comptable visant à améliorer les résultats actuels au détriment des périodes futures « , souligne Bert Flossbach. L’Autriche, par exemple, a pris des mesures pour que les primes d’émission ne pèsent plus sur la prochaine génération. En Belgique, la primauté de la comptabilité budgétaire (lire l’encadré ci-contre), basée essentiellement sur les recettes et dépenses, a masqué le problème.

Son ampleur ne doit pourtant pas être négligée. Les taux négatifs l’aggravent même. Aucune obligation n’est en effet jamais émise avec un taux facial négatif qui obligerait son détenteur à verser annuellement un certain montant au titre d’intérêts négatifs. En pratique, le taux négatif résulte d’un prix d’émission supérieur au pair. Bert Flossbach estime ainsi que les primes d’émission gonflent le budget allemand de 7,5 milliards sur la seule année 2019. En France, les primes d’émission accumulées totalisaient déjà 73 milliards fin 2018.

Un problème aggravé par les prêts à très long terme

La tendance des Etats à augmenter la maturité moyenne de leurs obligations gonfle aussi les primes d’émission. Bert Flossbach épingle notamment le cas d’une émission d’obligations arrivant à échéance en 2066 au prix de 168 %. Autrement dit, 40 % du montant levé est directement considéré comme prime d’émission alors que l’Etat espagnol devra payer un généreux coupon de 3,45 % pendant près de cinquante ans.

En Belgique, la durée moyenne des emprunts de l’Agence de la dette est proche de dix ans contre à peine six ans il y a une décennie. Les émissions à plus de vingt ans (de 2041 à 2066) totalisent désormais 54 milliards rien que pour les OLO. Si l’on prend uniquement les adjudications d’OLO de la fin septembre 2019, les primes d’émission représentent près d’un demi-milliard sur un total levé de 3,3 milliards. Plus généralement, toutes les adjudications d’OLO réalisées par l’Agence de la dette en 2019 l’ont été à un prix supérieur à 100 % du pair. Au total, les primes d’émission se chiffrent donc en milliards.

La dette de la Belgique

Fin octobre 2019, l’Agence de la dette avait emprunté au total 399,1 milliards d’euros pour l’Etat fédéral. Les bons d’Etat, destinés aux particuliers, n’en représentent qu’une infime partie : 0,3 milliard. La principale source de financement de la Belgique sont les obligations linéaires (OLO) : 337,5 milliards d’euros. Il s’agit d’un type d’emprunt obligataire à moyen et long terme avec généralement un taux d’intérêt fixe et destiné aux marchés financiers. Cet encours total de près de 338 milliards est réparti entre 28 lignes représentant autant d’échéances différentes allant de 2020 à 2066. Généralement, l’échéance est fixée un 22 juin ou un 22 octobre, les deux dates choisies par l’Agence de la dette. A noter que la baisse des taux a permis de réduire substantiellement la charge d’intérêt de l’ensemble des administrations publiques, passée de 9 % du PIB en 1995 à 2,3 % en 2018.

Un problème comptable pas encore résolu

La réforme de la comptabilité de l’Etat fédéral de 2003 devait instaurer une comptabilité générale en partie double qui aurait tenu compte de l’ensemble des engagements, y compris les primes d’émission. Mais sous l’impulsion du ministre du Budget de l’époque, Johan Vande Lanotte (SP.A),  » une décision du Conseil des ministres du 19 mars 2004 a réorienté le projet de réforme comptable vers un objectif nettement moins ambitieux, à savoir la mise en oeuvre de la seule comptabilité budgétaire « , comme l’écrivait Claude Legrain, senior budget expert à l’Agence de la dette, en 2009.

Sabrina Bellanca et Julien Vandernoot (UMons) constataient ainsi dans La Revue des sciences de gestion en 2013 que l’Etat fédéral, les Régions et les Communautés ne disposaient toujours pas d’une comptabilité générale en partie double à l’exception des projets de la Région Bruxelles-Capitale et de la Communauté germanophone.

La certification des comptes annuels de l’Etat prévue à partir de 2020, conformément à une directive européenne, devrait toutefois accélérer les choses. La Cour des comptes souligne ainsi que  » que les fonds propres comptabilisés ne peuvent correspondre à la réalité que si les départements établissent, au moins en fin d’exercice, un inventaire complet de leurs avoirs et droits, de leurs dettes, obligations et engagements.  »

Cela permettra notamment de connaître précisément l’ampleur des primes d’émission en les faisant apparaître au  » passif  » de la Belgique.

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