Guy Rapaille, à la tête, jusque fin septembre, du comité R : " Les choses se font trop lentement, mais elles se font. " © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Les services de renseignement doivent pouvoir déplaire au politique »

Pour Guy Rapaille, le président du comité R, le renseignement belge doit être plus réactif et plus prédictif. En ligne de mire : le terrorisme, mais aussi l’extrême droite, l’intérêt chinois pour notre économie et l’espionnage débridé des services secrets étrangers sur notre territoire.

Le renseignement belge est contrôlé et coaché par le comité permanent de contrôle des services de renseignement (comité R), qui rapporte au Parlement. Prolongé à la tête de l’institution jusqu’à fin septembre, Guy Rapaille connaît mieux que quiconque les forces et les faiblesses de nos services. Douze ans d’investigation dans leurs arcanes n’ont pas fait perdre à ce magistrat liégeois son flegme naturel. Il a l’heureuse faculté d’oublier les noms, mais pas les tendances. Le Vif/L’Express a recueilli son témoignage.

Dans quel état se trouvent actuellement les services de renseignement belges ?

La Sûreté de l’Etat s’est réadaptée. Elle avait déjà mis le focus sur le terrorisme avant les attentats de 2015 et 2016, tout en étant attentive à l’espionnage. Si elle peut dégager des moyens, elle va réinvestir d’autres secteurs : la protection du potentiel scientifique et économique et l’extrême droite notamment. Du côté du SGRS (NDLR : le renseignement militaire), le comité R a sorti, en juillet dernier, un rapport assez critique sur le fonctionnement de la direction Counter Intelligence, ou contre-espionnage : la cohabitation difficile entre les militaires et les civils a un impact sur la circulation de l’information. Nous avons fait des recommandations qui ont immédiatement été prises en compte par le chef du SGRS, le général Claude Van de Voorde, et par le ministre de la Défense. En ce qui concerne la direction Intelligence qui travaille plutôt à l’étranger, la situation n’est pas mauvaise du tout. Cette unité a reçu une compétence particulière à la suite des recommandations de la commission Rwanda. Elle est chargée d’assurer la protection de nos troupes à l’étranger, grâce à des capacités assez pointues, dont les interceptions de sécurité et la présence d’agents sur place. L’amélioration des performances de nos deux services de renseignement dépendra toutefois des moyens alloués. L’administrateur général de la Sûreté de l’Etat, Jaak Raes, estime qu’il lui faudrait 1 200 personnes pour atteindre le niveau des services de pays comparables. Les militaires espèrent monter jusqu’à 900.

Après la commission d’enquête parlementaire sur les attentats, on aurait pu s’attendre à une refonte plus importante du paysage du renseignement en matière de contre-terrorisme. Le général Van de Voorde a annoncé à La Libre Belgique que 12 agents du SGRS allaient être « colocalisés » à la Sûreté de l’Etat. Est-ce suffisant ?

Je préfère une petite réforme suivie d’effets que de grands changements improductifs. Plus de quinze ans après la réforme des polices, le rapprochement entre la gendarmerie et la police judiciaire commence seulement à être digéré. Néanmoins, il faut reconnaître une certaine lenteur dans l’application des recommandations de la commission. La Sûreté de l’Etat a été plus réactive. Du côté du SGRS, il y a eu un changement de chef (NDLR : le général Eddy Testelmans a démissionné en juin 2017). Le nouveau a dû prendre ses marques et il a attendu la fin de notre enquête sur la direction Counter Intelligence pour mettre en oeuvre des réformes. Les choses se font trop lentement, mais elles se font. Autre source de lenteur : les règles budgétaires de nos services de renseignement sont différentes, ce qui complique l’achat de matériel pour le projet commun de surveillance des réseaux sociaux.

Liège, le 29 mai dernier.
Liège, le 29 mai dernier.  » Rien ne laissait présager une radicalisation violente. « © SEBASTIEN SMETS/PHOTO NEWS

Le 30 juin dernier, la police fédérale a arrêté, à Woluwe-Saint-Pierre, un couple belge d’origine iranienne qui transportait 500 grammes de TATP et un dispositif de mise à feu. Il projetait un attentat contre un rassemblement d’opposants au régime iranien, les Moudjahidines du peuple iranien, à Villepinte (Paris). L’information de base a été fournie par la Sûreté de l’Etat…

Un très beau succès ! La Sûreté de l’Etat suivait ces personnes de façon très active. Elle a transmis ses informations au parquet fédéral, comme la loi le prévoit. Il a fallu mettre au point une opération au niveau international. Un diplomate iranien accrédité en Autriche a été intercepté en Allemagne. Le malheur veut qu’on ne parle pas des succès de la Sûreté, seulement de ses échecs. Et c’est la police fédérale qui reçoit les lauriers, comme lors du démantèlement de la cellule terroriste de Verviers…

Bruxelles est un nid d’espions, c’est connu. A côté de l’ingérence russe, chinoise ou des services turcs et marocains en direction de leurs communautés respectives, les activités iraniennes sont sorties de l’ombre. La preuve qu’il ne faut jamais baisser sa garde ?

L’Iran reste un sujet d’importance, sûrement pour la Sûreté de l’Etat. Nos services sont très activement engagés contre le terrorisme, mais il faudra voir comment évoluent à l’avenir les services de renseignement étrangers sur notre territoire. Leur surveillance est devenue une compétence des services belges en 2016. Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter de collecter de l’information et de faire des analyses, il faut être plus réactif et aussi exercer la fonction prédictive d’un service de renseignement. La Sûreté doit s’en donner les moyens. En voici deux exemples : la résurgence de l’extrême droite et le risque de mainmise d’intérêts chinois sur nos entreprises nationales. Le récent démantèlement, en France, d’une cellule d’extrême droite qui voulait s’en prendre à des musulmans et l’assassinat, en 2016, de la députée britannique Jo Cox sont des manifestations de cette résurgence, déjà signalée par les services français et britanniques. Les services français et allemands ont également attiré l’attention sur la poussée des Chinois dans des secteurs stratégiques de leur économie. Chez nous, l’entrée d’une entreprise d’Etat chinoise dans le capital d’Eandis (NDLR : gestionnaire flamand de réseaux d’électricité et de gaz) a été évitée de peu.

A l’époque, en 2016, la Sûreté de l’Etat avait donné l’alerte, au grand mécontentement de certains milieux flamands. En matière économique, n’y a-t-il pas un risque de divergence entre les recommandations sécuritaires données au niveau fédéral et les intérêts des Régions ?

Les services se sont organisés pour intégrer le fait régional par la mise en place de contacts plus structurés. Cela vaut aussi pour la lutte contre les armes de destruction massive ou les techniques qui peuvent y mener. Les Régions ont une sensibilité économique, mais les services de renseignement ont une responsabilité sécuritaire.

Un service de renseignement ne doit-il pas s’adapter aux besoins diplomatiques, économiques ou politiques des autorités de son pays ?

Il y a une phrase des services anglo-saxons que j’aime bien :  » The Intelligence services can displease the policymakers « , les services doivent pouvoir déplaire au politique. Sous l’administration Bush, la CIA avait prétendument détecté des armes chimiques en Irak, alors qu’il n’y en avait pas, ce qui a créé une crise de confiance à l’égard de l’institution. Les renseignements ne sont jamais qu’une aide à la décision politique ou militaire, que le politique peut suivre ou ne pas suivre.

Pris entre des enjeux de sécurité internationaux et locaux, les services belges, vu la faiblesse de leurs moyens, ne devraient-ils pas se concentrer sur le terrain local ?

Le principe non écrit du renseignement est  » Do ut des « , en latin,  » Je te donne pour que tu me donnes « . Il faut que la Belgique puisse donner des informations si elle veut espérer en recevoir des services partenaires. En matière de terrorisme, ça fonctionne, et en contre- espionnage, ce n’est pas mal. Certes, près de 90 % des informations proviennent de sources ouvertes, a-t-on coutume de dire, mais les sources humaines restent essentielles, car un agent ne saura pas se fondre dans un milieu de petits terroristes de quartier où la proximité joue un grand rôle.

Faut-il accorder aux services de renseignement le droit de faire travailler des infiltrants civils pour pénétrer des milieux plus fermés, au besoin, en leur permettant de poser des actes délictueux ?

C’est déjà le cas pour les agents, qui peuvent commettre de petits délits. La problématique n’est pas nouvelle, il y a un jeu de solutions légales, mais juridiquement, c’est extrêmement délicat. Mettons qu’un petit groupe prépare une ratonnade, que l’agent infiltré en informe sa hiérarchie, va-t-on lui permettre d’y aller, et s’il est arrêté, que fait-on ? La question s’est déjà posée, il y a une vingtaine d’années.

Après l’attaque de Liège qui a causé trois morts, le 29 mai dernier, commise par un détenu radicalisé en congé pénitentiaire, les comités P et R ont conclu à l’absence de faute dans le chef de la police fédérale et des services de renseignement. Les prisons sont-elles surveillées comme il se doit ?

Dans aucun des rapports de la Sûreté de l’Etat ou de la police fédérale mentionnant le nom de Benjamin Herman, celui-ci n’était le sujet principal de l’attention. Il était en marge et rien ne laissait présager une radicalisation violente. On ne sait toujours pas ce qui l’a déclenchée, puisqu’il aurait tué un ancien complice, dans le village de On, avant de s’en prendre à ses victimes à Liège. Fallait-il attendre des informations du côté de l’administration des établissements pénitentiaires ? Avant sa sortie, le rapport du gardien de la prison de Marche-en-Famenne n’indiquait pas un risque de passage à l’acte. Néanmoins, le Comité R a décidé de faire une enquête sur les relations entre la direction générale des établissements pénitentiaires et la Sûreté de l’Etat et en a informé la commission de suivi du Parlement. Nous en avions déjà réalisé en 2014, mais la problématique des condamnés radicaux est assez récente. Beaucoup vont à fond de peine, sans libération conditionnelle, et rentrent ensuite dans l’anonymat des braves gens. C’est une préoccupation en Belgique et dans les autres pays d’Europe.

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