Jos Geysels et Erik Vlaminck © DR

« Les politiciens luttent contre les pauvres, pas contre la pauvreté »

Colère et incompréhension. Ce pamphlet sur la honte de la pauvreté est un livret court et véhément. Les auteurs flamands Jos Geysels et Erik Vlaminck ne prennent pas de gants: ils tapent fort, ils tapent large. « Plus les gens se fâchent, plus on aime ça. »

« Uit woede en onbegrip: pamflet over de schande van armoede« , est un texte court de 44 pages du ministre d’État Jos Geysels et de l’auteur Erik Vlaminck, l’homme derrière les lettres de Fat Freddy. C’est aussi un ouvrage enragé, limpide et percutant. Et encore : « Les chiffres du livres sont maintenant dépassés par les recherches d’Apache », dit Jos Geysels lors de sa présentation. « Entre-temps, il y a encore moins de piscines publiques et encore plus de piscines privées. C’est un exemple révélateur de la façon dont notre société raisonne aujourd’hui : à chacun son propre plouf. Et moi d’abord. »

Ce livre explique comment notre pays a sombré dans la pauvreté. Ne vous attendez pas à une lecture rassurante. Si la politique de lutte contre la pauvreté des dernières décennies ne provoquait pas déjà en vous des bouffées de rage – quel que soit le parti qui en avait la charge, elle s’est révélée presque à chaque fois un échec – cette énumération claire de chiffres vertigineux va finir de vous achever. Sans exagération, certains appellent ce livre « Le J’Accuse… ! d’aujourd’hui ».

Et puis il y a aussi une authentique incompréhension qui reste après la lecture de ce livre. Comment est-ce possible que certaines mesures – qui ont prouvé leur efficacité dans la lutte contre la pauvreté- ne soient pas utilisées, au seulement à moitié. « Un manque de volonté politique », selon les auteurs.

Cela s’applique plus que jamais à l’accord de coalition du gouvernement Jambon. Avec des experts de la pauvreté, Geysels et Vlaminck ont cherché sans succès un quelconque début d’objectif dans la lutte contre la pauvreté dans cet accord. « C’est une rupture avec le passé », dit Geysels . Avant les objectifs européens, fédéraux ou flamands de lutte contre la pauvreté se retrouvaient régulièrement dans les accords de coalition. Le relèvement du seuil de pauvreté européen était ainsi un objectif permanent. Non pas que ces objectifs aient été atteints, ceci dit. Le gouvernement de Charles Michel (MR) n’a ainsi pas réussi à augmenter les prestations les plus faibles au-dessus du seuil de pauvreté européen. Tout comme le gouvernement d’Elio Di Rupo (PS) avant lui. Et malgré la promesse de l’ancienne ministre flamande Liesbeth Homans (N-VA) de réduire de moitié la pauvreté des enfants en Flandre –  » comptez sur moi sur ce coup-là » – elle a en réalité doublé au cours des dix dernières années.

Jos Geysels : ‘C’est peut-être pour cela que Bart De Wever (N-VA) a annoncé avant les élections qu’on ne devrait pas répéter de telles promesses. Il est triste que ce soit son point de vue qui soit resté après les négociations du gouvernement flamand. Au lieu de faire ce qui est nécessaire pour atteindre un but, on abandonne tout simplement le but. De cette façon, ajoute Erik Vlaminck,  » la barre est placée si bas qu’il est impossible de passer en dessous « .

Un cynique dirait : au moins ce gouvernement flamand est honnête. Il ne fait pas de promesses qu’il sait qu’il ne pourra pas tenir. D’autres gouvernements, y compris ceux qui ont des partis de gauche, n’ont pas tenu leurs promesses et auraient peut-être mieux fait de s’abstenir.

Jos Geysels : Il est vrai que la réduction de la pauvreté n’était pas non plus une priorité pour des gouvernements ayant une composition politique différente. Cependant, plaider en faveur d’une Flandre chaleureuse, comme ils le font dans l’accord de coalition flamand, tout en enterrant froidement les ambitions indispensables autour de la pauvreté : c’est plus hypocrite que juste.

Vous écrivez :  » Le but n’est plus de faire du monde un endroit meilleur, mais de faire de ce monde un endroit meilleur pour nous-même. Moi d’abord. Comment expliquer cette révolution sociale ?

Erik Vlaminck : (sourit) Un certain nombre de choses ont disparu du fameux canon flamand. Je viens d’un foyer catholique. Je ne regrette pas de ne plus être catholique, mais bien que nous, en tant que société, ayons jeté avec l’eau du bain la solidarité et d’autres valeurs chrétiennes dont certaines se retrouvaient aussi dans le pilier socialiste.

Jos Geysels : La réponse à votre question se trouve chez les comédiens néerlandais Kees van Kooten et Wim de Bie. En 1980, ils ont fondé De Tegenpartij (Le Contre parti), un parti fictif avec des slogans tels que  » Pas de conneries, tout le monde est riche  » et  » Ensemble pour nous même « . Les gens ont commencé à prendre cette satire tellement au sérieux que Van Kooten et De Bie ont dû y mettre fin. Ces slogans résument parfaitement la société des trente à quarante dernières années. Des valeurs telles que la solidarité, qui sont centrales dans la société civile et que ce gouvernement flamand n’apprécie pas beaucoup, risquent d’être balayées.

Pourriez-vous donner un exemple de cela ?

Jos Geysels : En 1976, la loi a été adoptée sur le CPAS. Cela a montré qu’il faut faire preuve de solidarité avec ceux qui ont moins de chance. Le point de départ était que tout le monde a le droit de vivre dignement. En 1994, l’article 23 a été inclus dans la Constitution, et j’ai pu contribuer à son approbation : les droits des plus faibles y étaient centraux. Aujourd’hui, ces propositions n’aboutiraient plus. Aujourd’hui, l’accent est mis sur les devoirs des plus faibles et non plus sur leurs droits.

Mme Maggie De Block (Open VLD) en est un bon exemple : il y a quelques années, à l’occasion de la Journée internationale contre la pauvreté, elle a déclaré que lorsque l’économie se développe, un plus grand nombre de personnes se mettent automatiquement au travail – ce qui de facto réduit la pauvreté.

Est-ce faux ?

Erik Vlaminck : Bien sûr. C’est l’histoire du gâteau qui doit toujours être plus gros parce qu’il y aurait alors plus de morceaux à distribuer. La réalité nous enseigne qu’au mieux cela signifie qu’il y aura plus de miettes qui tomberont de la table.

200 000 personnes gagnent moins de 11 euros de l’heure. 66.000 Belges travaillent pour un salaire minimum brut de 9,80 euros par heure. Le nombre de travailleurs pauvres en Belgique est actuellement estimé à 4% de la population active. Cela signifie qu’un pauvre sur cinq travaille. Ils sont plus nombreux que le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration ! Et pourtant, vous continuez d’entendre le mythe persistant selon lequel le travail est le rempart le plus important contre la pauvreté et que les pauvres sont paresseux.

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Le terme  » écoprolétariat  » vous met en colère. Pourquoi?

Jos Geysels : Il vient de mon ami Pieter De Crem (CD&V). Au printemps, il a débité, avec la dignité qui le caractérise, qu’il s’inquiétait de la création d’un  » écoprolétariat  » lorsque l’on prend des mesures climatiques qui sont  » irréalistes « . De quoi avaler sa soupe de travers, n’est-ce pas ? Pendant des décennies, nous nous sommes battus pour une existence digne, et ces types ne bougent pas. Et puis, subitement, on se met à plaider pour des mesures qui profitent à tout le monde ? Les sceptiques du climat et les négationnistes de la pauvreté se sont merveilleusement bien trouvés, c’est pour ça que Bart De Wever a si ardemment adopté ce terme. (avec véhémence) Chaque mesure climatique est par essence une mesure sociale. Il suffit de se demander qui va payer pour cela.

Pourriez-vous citer une mesure climatique qui soit aussi sociale ?

Jos Geysels : Ce n’est pas ce qui manque. Avec l’argent que vous économisez en supprimant la prime au logement, vous pourriez construire de nouveaux logements sociaux ou rénover le logement existant. Si vous les concevez selon les normes énergétiques les plus élevées et vous faites d’une pierre deux coups : moins de factures d’énergie et moins d’impact sur l’environnement. C’est ce qu’ils prévoient de faire en Wallonie.

« Ils luttent contre les pauvres, pas contre la pauvreté », écrivez-vous.

Erik Vlaminck: « donnant-donnant »: de telles déclarations prouvent à quel point personne ne se penche sur les problèmes des personnes vivant dans la pauvreté. D’où notre chapitre sur les orteils douloureux des pauvres. Les gens ne savent pas que beaucoup de pauvres sont handicapés par leurs pieds et leurs jambes parce qu’ils n’ont pas de bonnes chaussettes et chaussures. Il n’y a pas de chaussettes dans le circuit des vêtements d’occasion. On les porte jusqu’à ce qu’elles soient trouées et puis elles disparaissent dans la poubelle. Les chaussures, contrairement aux autres vêtements, doivent être à la bonne pointure et de qualité. Portez des chaussures bon marché, en plastique, et vous aurez des problèmes de santé. C’est pourquoi tant de pauvres ont du mal à marcher ou à se tenir debout pendant longtemps. Et ils veulent maintenant obliger ces mêmes personnes à descendre dans la rue pour effectuer un travail d’intérêt général obligatoire ? Des personnes qui s’occupent souvent à plein temps de trouver un moyen d’avoir à manger ou de trouver de quoi remplir la boîte à tartine de leur enfant ? Comment l’appeler ça autrement que de combattre les pauvres ?

Jos Geysels : Les politiciens continuent de supposer que les pauvres sont des gens au  » CPAS  » ou des  » doppers « . Et malgré le fait que le nombre de travailleurs pauvres est de deux à trois fois plus élevé que le nombre de personnes qui viennent au CPAS. Ce sont des gens qui travaillent, avec nous, mais qui ne nous mettent pas leur misère sous le nez. Des gens très courageux, qui n’ont aucun matelas en cas de revers financier. Les retraités pauvres sont également invisibles, tout comme une personne handicapée sur quatre qui vit dans la pauvreté. Nous devons lutter contre ces ricanements et fables qui prétendent que les gens qui vivent dans la pauvreté sont paresseux.

Est-ce aussi un mythe qu’on ne puisse éradiquer ou combattre la pauvreté ? Vous citez quelques solutions et l’expert en politique sociale Wim Van Lancker (KU Leuven)  » La réduction de la pauvreté est avant tout une question de choix. Il existe en effet des solutions ».

Erik Vlaminck : Ces exemples existent, absolument, et ils ne viennent pas plomber un budget. Jos a déjà donné l’exemple de la prime au logement, mais les allocations familiales sont aussi une mesure qui peut être cruciale dans la lutte contre la pauvreté sans budget supplémentaire.

Jos Geysels : Nous pensons que les allocations familiales doivent rester universelles. C’est la conclusion de plusieurs décennies de lutte sociale : vous conservez le soutien à la solidarité en la rendant universelle. En même temps, il peut y avoir une certaine sélectivité dans cette solidarité. Dans le cadre du nouveau système, chaque enfant recevra le montant de base de 162,20 euros. Réduisez cela pour ceux qui ne le sentiront pas et investissez ce que vous économisez dans des allocations sociales supplémentaires. De cette façon, la pauvreté des enfants peut être considérablement réduite sur un certain nombre d’années. Au Canada, la pauvreté infantile a diminué de moitié en dix ans. Au début de cette année, lorsque les allocations familiales ont été transférées aux régions, toutes les organisations de lutte contre la pauvreté ont demandé au gouvernement flamand de le faire. La N-VA était fermement contre, suivie en cela par l’Open VLD.

Les solutions existent et les intentions étaient là, tout du moins jusqu’au dernier gouvernement flamand. Néanmoins, la pauvreté n’a pas diminué structurellement au cours des dernières décennies. Est-ce que cela rend votre livre plus pertinent que jamais, ou n’est-ce qu’un coup dans l’eau ?

Jos Geysels : Pour faire des vagues, un coup dans l’eau pourrait être un bon début. Ce n’est pas parce qu’un accord de coalition donne peu de raisons d’être optimiste que nous ne devrions pas l’être. De plus en plus de gens se rendent compte qu’un pays riche a l’argent et les opportunités pour réduire efficacement la pauvreté.

Erik Vlaminck : Laissez-moi vous dire quelque chose de réconfortant. L’éditeur nous informe que la première édition de notre pamphlet, à 2000 exemplaires, était presque épuisée immédiatement après sa publication. Les premières réactions des lecteurs sont également encourageantes. Des gens qui vivent dans la pauvreté et pour qui cette brochure fait chaud au coeur, mais certainement aussi des gens qui ne vivent pas dans la pauvreté et qui vont partager cette colère et cette incompréhension. Plus les gens se fâchent, mieux c’est.

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