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« Les moines se sont souvent trouvés à l’avant-garde du progrès »

Grand serviteur de l’Ordre cistercien de la stricte observance (OCSO) dont il fut procureur général, ami de Gabriel Ringlet et partisan de l’ouverture de l’Eglise à la modernité, Dom Armand Veilleux est abbé de Scourmont, à Chimay. Ce Canado-Américain qui pratique une douzaine de langues modernes et anciennes a aussi été au cour de drames qui ont touché ses frères et ses sours en ex-Yougoslavie ou en Afrique, mais aussi à Tibhirine (Algérie). Une affaire d’Etat(s) devenue un film – Des hommes et des dieux – dans laquelle il a joué un rôle déclencheur pour la recherche de la vérité…

Le Vif/L’Express : Est-il encore possible aujourd’hui de pratiquer « Ora et labora », la règle de saint Benoît qui veut que l’on partage son temps entre le travail et la prière ? Des moines contemplatifs ont-ils encore leur place dans un monde où l’électronique, la vitesse, la violence et une économie chaotique constituent un décor en perpétuel mouvement ?

Dom Armand Veilleux : Faut-il vraiment se justifier ? Le monachisme est une attitude spirituelle et humaine. Le théologien Raimundo Panikkar, qui était l’enfant d’une mère catalane et d’un père indien, a parlé du monachisme comme d’un archétype humain en soulignant ainsi le fait qu’il y a une dimension monastique dans tout être humain. Ceux qu’on appelle « moines » ou « moniales » organisent leur vie autour de cette dimension profondément humaine. Le monachisme est présent dans toutes les cultures et si les formes extérieures changent parfois – notamment les temps pour prier, manger, dormir qui sont des aspects purement accessoires -, la recherche spirituelle reste bien présente. Elle est propre à tous les monachismes, qu’ils soient chrétien, bouddhiste, hindou…
Quiconque se force à vivre intensément et honnêtement cette existence humaine et spirituelle apporte quelque chose à la collectivité autant que s’il se consacrait à devenir un grand écrivain, un grand chirurgien ou que sais-je encore. On nous demande parfois : « A quoi servez-vous ? » Mais nous ne servons à rien ! Notre préoccupation n’est pas de servir à quelque chose, mais d’être « vrai ». Si on l’est en communion avec toutes celles et ceux qui essaient également de l’être dans leur vie – parfois d’une autre façon – cela peut aider à amener de la paix et de la cohésion dans le monde.

Les moines ne sont toutefois pas insensibles à une certaine modernité. Ici, à Chimay, où on fabrique la bière trappiste, vous utilisez par exemple des techniques très en pointe pour produire ou économiser l’énergie.

Il n’y a en cela rien de paradoxal. Bien au contraire, les moines se sont souvent trouvés à l’avant-garde du progrès. Voyez comment les communautés monastiques ont développé et amélioré le travail de l’agriculture durant les siècles qui ont précédé l’industrialisation ; comment elles ont appris à détourner les rivières et à concevoir des circuits pour distribuer l’eau ou en utiliser la force… Et puis, le recours aux énergies renouvelables s’inscrit naturellement dans une idée de communion avec la nature, de respect envers ce que Dieu a créé.

Vous êtes membre de l’Ordre cistercien dit « de la stricte observance ». Est-ce à dire que vous faites partie des « ultras » du monachisme ?

Pas du tout ! Notre branche et celle dite de la « commune observance » font partie de la même famille cistercienne. La différence est apparue au XVIIe siècle, à l’époque d’une réforme menée par Armand de Rancé, abbé de La Trappe en Normandie, qui a voulu revenir à l’austérité de la vie cistercienne et à une observance plus stricte de la règle de saint Benoît. Mais on peut dire qu’aujourd’hui la différence est essentiellement d’ordre géographique et linguistique. Il y a une belle entente entre nous.

L’ordre est mixte, c’est-à-dire qu’il accepte les soeurs en son sein…

Bien sûr. Nous sommes environ 4 000 dans le monde, répartis dans cent deux monastères pour moines et septante-cinq pour moniales. Les hommes sont en légère majorité. Quant aux vocations, si elles ont tendance à diminuer en Europe, elles se développent aujourd’hui en Asie. Après la Seconde Guerre mondiale, on a connu un tel mouvement en Amérique du Nord, puis en Amérique latine, puis en Afrique. Actuellement, la vague traverse notamment les Philippines et la Corée.

Quel regard portez-vous sur l’Eglise, sa structure et son évolution ?

Il ne faut pas confondre : l’Eglise, c’est d’abord la communion de toutes les personnes qui croient au Christ. C’est leur partage de cette foi commune qui constitue l’Eglise et je suis un chrétien au même titre que tout autre individu, fût-il le pape. Cela étant, il existe nécessairement une structure, mais celle-ci fait partie de l’Eglise et pas l’inverse. Le Vatican n’est pas l’Eglise. Parallèlement à cela, les moyens de communication ont modifié considérablement la donne. A l’époque de la colonisation du Québec, par exemple, un évêque était responsable pour toute l’Amérique du Nord et le Groenland. Quand un problème surgissait et qu’il fallait le soumettre à Rome, il envoyait une lettre par le bateau de l’année et la réponse venait… par celui de [rire], on gagnait deux ans de plus.

Avec les moyens de communication actuels, si quelqu’un n’est pas d’accord avec des propos prononcés lors d’une conférence, par exemple, il peut le faire savoir à Rome. Et peut-être même avoir une réaction dans la minute. Tout ceci n’est qu’une image, bien sûr, mais je veux dire par là que la structure est devenue, à mon avis, trop présente. En fait, elle est omniprésente…

Avec quelles conséquences ?

J’en reviens à la structure. Au sein de celle-ci, des chrétiens sont appelés à remplir des tâches importantes. C’est le cas pour le pape dont la première mission, on l’oublie parfois, est d’être évêque de Rome. Mais il a aussi la charge de confirmer ses frères évêques dans la foi. Parmi eux, certains sont plus préoccupés de préserver la doctrine traditionnelle alors que d’autres préfèrent être à l’écoute des femmes et des hommes d’aujourd’hui.

Je suis un fils du concile Vatican II, qui a commencé le lendemain de mon arrivée à Rome, en 1962. Je faisais partie de ceux qui désiraient une réforme et qui ont vécu cet événement comme une formidable bouffée d’air frais. Ce concile a été une ouverture au monde : Jean XXIII et les pères du concile ont voulu que l’Eglise existe pour le monde d’aujourd’hui, qu’elle soit là pour transmettre humblement le message de Jésus-Christ aux hommes en utilisant le langage qui est le leur et non plus en continuant à répéter des formules anciennes. Actuellement, il y a au sein de la structure un phénomène de freinage par rapport au mouvement lancé par Vatican II et mon désir, mon espoir, est que nous entrions plus à fond et collectivement dans le mouvement d’ouverture initié il y a près… de cinquante ans. Bien sûr, un demi-siècle, ce n’est pas grand-chose à l’aune de l’histoire de l’humanité, mais quand même… Je prône le dialogue en toutes circonstances, à condition que celui-ci soit vrai, sans idée de contrôle, de manipulation ou de volonté de conversion. Lorsque l’échange est vrai, les deux pôles évoluent toujours l’un vers l’autre, même s’ils sont éloignés au départ !

A l’époque où vous étiez procureur général de l’Ordre, deux guerres vous ont conduit en Yougoslavie, puis au Kivu et au Rwanda où des exactions atroces avaient été commises, notamment contre des moniales. Puis il y a eu l’enlèvement des moines de Tibhirine…

Plongés dans la tempête des événements en Algérie, les frères de Tibhirine ont senti le besoin d’avoir un avis extérieur, celui d’un « visiteur spécial » susceptible de réexaminer avec eux les décisions prises jusque-là et la situation du moment. Comme j’étais procureur général et familiarisé avec cette partie de l’Afrique, j’ai été désigné pour cette tâche. En outre, je connaissais bien Christian, le prieur. C’est ainsi que je me suis rendu dans la communauté en janvier 1996, moins de deux mois avant l’enlèvement.

C’est l’histoire du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Une réalisation respectueuse des faits ?

Le réalisateur a bien dû user de quelques artifices, comme le fait de rassembler en une unité de temps, ou presque, des moments difficiles répétés à six ou sept reprises en trois ans. Mais j’ai beaucoup apprécié ce film, notamment parce qu’il rend bien l’atmosphère qui régnait alors dans la petite communauté. Avec ci et là quelques petites nuances : Christian, par exemple, était moins « coincé » qu’il n’apparaît dans le long-métrage. Mais ce sont des détails. J’avoue avoir une tendresse particulière pour Luc, le médecin…

Vous avez été mêlé de près à l’enquête ?

Lorsque l’enlèvement nous a été annoncé, je suis retourné et je suis resté sur place durant quinze jours. Je suis ensuite revenu plus tard avec l’abbé général pour les funérailles. Dès le départ, au travers des contacts que j’ai pu avoir avec la population locale, les autorités algériennes et la presse, j’ai senti que beaucoup de choses ne tournaient pas rond. Mais rendez-vous compte qu’il a ensuite fallu attendre 2003, soit sept longues années après les faits, pour que cela bouge enfin ! Jusque-là, ni la France ni l’Algérie n’avaient levé le petit doigt et il n’y avait toujours pas de mise à l’instruction. Scandaleux ! Entre-temps, j’avais pris mes fonctions à Scourmont, mais je n’ai jamais abandonné le dossier. C’est alors qu’avec la famille d’un des frères nous avons décidé de nous constituer partie civile.

Optimiste quant à l’issue du dossier ?

Il faut être prudent, mais je pense qu’il ne fait plus de doute aujourd’hui que la sécurité militaire algérienne a commandité l’enlèvement auprès des islamistes. Concernant la mort des frères, on penche nettement pour une implication de l’armée qui voulait en finir. Le dossier ? Il évolue lentement car il s’agit véritablement d’une affaire d’Etat. Mais il évolue et j’ai confiance en la pugnacité du juge Trévidic avec qui je reste en rapport. Il a fort heureusement remplacé le juge Bruguière qui avait laissé traîner les choses. Nous voulons en tout cas que la vérité se fasse jour pour trois raisons : d’abord, parce qu’elle a ses droits, ensuite, parce qu’il ne faut pas laisser accuser les islamistes s’ils n’ont pas commis les meurtres. Enfin, parce que, à côté de ces sept morts, il y en a eu deux cent mille dont le père, la mère, les frères n’ont pas le moyen de faire connaître la vérité…

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCIS GROFF

Armand Veilleux EN 6 DATES

1937 Naissance au Québec, à la frontière avec l’Etat du Maine (Etats-Unis). 1955 Entrée à l’abbaye de Mistassini (Canada). 1962 Etudes théologiques et liturgiques à Sant’ Anselmo (Rome). Doctorat en théologie, spécialisation liturgie. 1969 Abbé de Mistassini grâce à une dérogation du Saint-Siège, l’âge minimum étant de 35 ans. 1990 Procureur général de l’Ordre cistercien (OCSO) à Rome. 1998 Abbé de Scourmont.

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