« Les migrants veulent vivre par eux-mêmes »
Comment convaincre les entreprises d’engager des migrants ? En utilisant l’argument du bénéfice mutuel. Altay Manço, directeur scientifique de l’Irfam, est en campagne d’éducation permanente.
Altay Manço, 53 ans, est le neveu de Bari? Manço, chanteur turc pop-rock venu poursuivre ses études à l’académie des beaux-arts de Liège. Docteur en psychologie, Altay a un jumeau sociologue, Ural, professeur à l’université Saint-Louis (Bruxelles), puis à celle d’Aksaray (Turquie). Les deux frères aux prénoms de montagnes sont des spécialistes de l’immigration dans leurs domaines respectifs. Altay Manço, comme directeur scientifique de l’Institut de recherche, formation et action sur les migrations (Irfam). Basé à Liège, cet organisme d’éducation permanente s’adresse aussi bien aux travailleurs sociaux qu’à l’entreprise.
Y a-t-il une métropole qui ne soit pas hétérogène ?
En plus de vingt ans d’existence, l’Irfam a acquis une réputation de sérieux dans son approche multidisciplinaire de la diversité et dans son coaching des organisations. Il bénéficie notamment du soutien récurrent du Fonds social européen. Travail de terrain, hyperactivité dans le réseautage scientifique, l’Irfam est à la base d’une collection de livres publiés aux éditions L’Harmattan (Paris) dont L’Apport de l’autre. Dépasser la peur des migrants (2017), qui a donné lieu à un colloque à Liège, le 23 mai 2017 (300 participants), et Insertion des travailleurs migrant. Efficacité des dispositifs (2018).
Malgré l’aridité du sujet, les coordinateurs ont veillé à rendre la matière comestible en la fractionnant en courts chapitres confiés à des spécialistes. Cependant, pour le plaisir, on lira plutôt Métissages 100 % (L’Harmattan, 2012), un joli roman doublé d’un thriller scientifique où Altay Manço décrit les tribulations d’un couple atypique sur fond de négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne : elle, créatrice de mode issue de l’immigration turque traditionaliste, lui, le narrateur, issu de la noblesse belge, professeur d’histoire et de langues orientales.
Alpand Carman de Calata, le héros de votre roman, est-il votre double ?
C’est un personnage composite croqué de manière humoristique. Il symbolise l’impossible pureté identitaire. A l’image de nous tous : il est ce qu’il a fait de l’influence des autres. Eh oui, je suis un de ceux qui l’ont influencé !
Vous abordez l’immigration par le biais de l’insertion professionnelle. Avec quels outils ?
La Belgique est construite sur l’immigration. Depuis quelques années, Unia (NDLR : le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme) et le Service public fédéral pilotent le Monitoring socio-économique à travers les données de la Banque-carrefour de la sécurité sociale. On peut savoir qui travaille dans quel secteur et connaître sa trajectoire familiale jusqu’à la troisième génération. Ce n’est pas du » blabla d’islamo-gauchistes » ! Cela permet d’affirmer que, peu ou prou, un Belge sur trois est issu de l’immigration, de pointer les discriminations et de décrire l’ethnostratification du marché du travail. On observe ainsi que les familles issues de l’immigration marocaine, turque et subsaharienne sont défavorisées du point de vue de l’emploi, et que les Turcs sont très représentés dans l’économie indépendante, dans des niches spécifiques comme, par exemple, les entreprises de construction et de réparation de véhicules. Les personnes d’origine turque reprennent les activités qui étaient autrefois celles des Italiens, pour ne pas toujours parler des kebabs. Tous ces constats et bien d’autres sont répertoriés dans de nombreuses études scientifiques dont nous proposons une revue minutieuse.
Quel message voulez-vous envoyer avec L’Apport de l’autre ?
Cet ouvrage est le fruit d’une recherche-action financée par le Fonds social européen et la Région wallonne. Il a été réalisé par les huit centres régionaux wallons d’intégration et l’Irfam, en vue de valoriser la présence des migrants, sans nier les difficultés, et montrer que la coopération est profitable à toutes les parties. C’est un outil qui a été apprécié par les travailleurs sociaux. Quand on examine la question sous toutes ses coutures, on arrive à la conclusion que l’immigration, globalement, ne coûte pas à la collectivité. Les migrants, dans leur très grande majorité, ne sont pas des carotteurs. Ils ont leur fierté. Ils veulent vivre par eux-mêmes. Du reste, l’Etat veille au grain et traque les abus. L’histoire de l’immigration montre que les migrants ne font pas ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils peuvent, qu’ils s’établissent là où ils peuvent, et non là où ils le souhaitent. Les études statistiques objectivent le fait qu’ils occupent souvent des emplois de niche. Ils ne prennent pas le travail des Belges, ils sont complémentaires. Aucune étude n’a démontré que l’immigration ne serait pas profitable à l’économie comme le soutiennent Donald Trump et Viktor Orban. D’un point de vue démographique, les migrations pourraient aussi compenser en partie la baisse de la natalité, même si les migrants n’ont pas toujours les qualifications requises pour intégrer d’emblée le marché de l’emploi et contribuer aux finances publiques.
Cette vérité est-elle si absolue ? Le Japon, avec une natalité basse, se tire d’affaire sans les migrants…
C’est un exemple qui mérite d’être cité, mais il est quasi unique. Le Japon est une île et l’immigration y est refusée dans une certaine mesure, même s’il existe une immigration illégale. On y constate une autre culture du travail, avec des carrières bien plus longues pour cause de pénuries de main-d’oeuvre : un jour ou l’autre ils céderont. La Russie est le pays le plus vaste du monde, sa démographie est déclinante. Elle est, en principe, fermée à l’immigration, mais ses longues frontières qui longent des contrées peuplées (nord de la Chine) sont poreuses. Je me méfie de ces exemples, car ils sont peu documentés et ne peuvent pas être extrapolés dans nos pays où les travailleurs migrants ont des droits.
L’histoire montre que les grandes villes sont fondées sur les échanges interculturels, mais la méfiance grandit…
Les capitales économiques et leur arrière-pays ont toujours tiré parti de l’immigration. Y a-t-il une métropole qui ne soit pas hétérogène ? Les cités tirent leur puissance de leur créativité. L’apport de l’autre est établi par la recherche, alors que la peur de l’immigré n’a pas de base rationnelle. » On n’est plus chez soi « , » les caisses de la sécurité sociale sont vides « , » on est envahi « … Ces peurs existent, il faut les entendre, sauf que, factuellement, on se trompe en dressant des barrières à l’entrée de l’Europe, car elles vont coûter de plus en plus cher et le nombre de morts va exploser. Il faut trouver une autre solution, qui passe par l’organisation de la migration, oui, » l’immigration choisie « .
Une immigration choisie par qui ?
Le pays d’accueil ? Le pays d’origine ? Les familles concernées ? Actuellement, c’est l’économie qui décide. Les valeurs néolibérales imposent leur doxa. Selon l’économiste Frédéric Docquier, de l’UCL, l’immigration a un apport net de 0,5 % de PIB, qui profite d’abord aux entreprises et à l’Etat. La plupart des Belges en bénéficient aussi par le biais, notamment, des services assurés par les migrants et une augmentation de leur pouvoir d’achat, ce qui n’est pas le cas de la partie la moins qualifiée de la population. Près d’un tiers des 400 000 demandeurs d’emploi sont des étrangers ou des Belges nés étrangers, alors qu’il y a, selon la FEB, 140 000 emplois vacants. Les économistes relèvent aussi que la contribution positive de l’immigration diminue avec le temps, car même les immigrés vieillissent…
Que faire ?
Dans Insertion des travailleurs migrant. Efficacité des dispositifs, nous donnons un aperçu des instruments socio-économiques et formatifs voués à l’insertion professionnelle de travailleurs issus des migrations dans les pays de l’OCDE. Notre conclusion est qu’il faut responsabiliser la société et les entreprises sur la base de l’intérêt mutuel. Cela implique de lutter contre les discriminations, bien sûr, mais aussi de créer des sas qui permettent d’assouplir certaines exigences liées à l’emploi : par exemple, la connaissance préalable de la langue. Une mise en situation réelle, même avec un handicap linguistique, permet au migrant d’acquérir plus vite des compétences et de se prendre en charge. Les nombreuses expériences que nous avons analysées le démontrent. Certains dispositifs existent en entreprise, comme le tutorat, mais ils sont sous-utilisés. Les expériences de mentorat menées par des associations dynamiques sont de plus en plus nombreuses, y compris en Belgique, et elles obtiennent d’excellents résultats en matière d’insertion.
Le monde patronal belge est-il suffisamment ouvert à la diversité ?
On constate aujourd’hui que les organisations patronales (FEB, UCM, Beci…) ont un discours prodiversité. Tout le monde est intéressé par la mise à l’emploi des migrants. Il faut rappeler qu’environ un quart d’entre eux sont diplômés du supérieur et que certains voient leurs compétences s’émousser désespérément. Il nous faut retrouver le sens de l’intérêt mutuel, en particulier, au sein des PME, 85 % des entreprises du pays. Elles ont droit à un soutien (support administratif, aide à la gestion des diversités), afin de pouvoir jouer pleinement leur rôle, non seulement de moteur de l’économie, mais aussi de la cohésion sociale. La phase suivante de notre travail consiste justement à mieux aider les entreprises à valoriser la main-d’oeuvre issue de l’immigration pour un bénéfice partagé. De nombreuses structures d’insertion existent dans notre pays, mais elles doivent intégrer davantage les entreprises dans leurs réalisations et être à leur écoute.
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