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« Les membres issus de la collaboration en Flandre ont souvent connu un succès socioprofessionnel époustouflant »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Septante-cinq ans après la Libération, le traumatisme de la collaboration et de sa répression s’inviteront-ils en Flandre ? Si les nationalistes flamands y ont jadis trouvé un moyen de rebondir, explique l’historien Pieter Lagrou (ULB), jouer cette carte n’est plus politiquement payant.

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Aux quatre coins du pays, on célèbre l’euphorie de la Libération. La Flandre se prépare-t-elle à remuer le délicat passé de sa collaboration avec l’occupant nazi et de sa répression ?

Il n’y a plus d’enjeu autour de cette question. Ce passé devient de plus en plus incommodant pour le milieu nationaliste flamand lui-même. Le noyau dur de la N-VA, qui est une continuation de ce milieu, juge plus payant, par stratégie, de se faire le porte-parole du patronat flamand que des milieux d’anciens nazis. Cette droite, majoritaire en Flandre, ne s’érige plus en héritière de ce passé avec lequel elle sait se distancier avec plus ou moins de sincérité. Au fond, Bart De Wever est un léniniste qui, au lieu de prêcher la lutte des classes, prêche l’indépendance de la Flandre et coucherait avec le diable s’il le faut pour atteindre cet objectif. Electoralement parlant, le racisme et la xénophobie  » fonctionnent  » mieux aujourd’hui. A choisir, je préfèrerais évidemment les voir s’exciter sur le sort réservé à August Borms ou Irma Laplasse (NDLR : collaborateurs exécutés et érigés en martyrs du nationalisme flamand) que sur le Pacte de Marrakech et la burqa.

Le mouvement nationaliste flamand n’a jamais su ni voulu s’émanciper de ce passé collaborationniste. Cette posture lui a-t-elle réussi ?

Le nationalisme flamand, structuré dès le xixe siècle en un mouvement qui se savait ultraminoritaire et qui l’est encore aujourd’hui, a toujours cherché des stratégies pour transformer son agenda en véhicule politique capable d’aller plus loin. Il est prêt à toutes les alliances pour faire progresser sa cause avec un cynisme à toute épreuve. C’est ainsi qu’il a tenté le coup par deux fois en collaborant avec les Allemands. Ce qui n’a jamais été qu’un groupuscule a eu un talent particulier pour manier le mégaphone et créer sur ce sujet énormément de ressentiment. En cela, il a réussi son coup. Les membres issus de la collaboration en Flandre ont d’ailleurs souvent connu un succès socioprofessionnel époustouflant, ont fait fortune dans l’industrie, le commerce, le monde éditorial ou politique. Cette élite a su transformer sa défaite politique en réussite socio-économique.

Pieter Lagrou, historien, professeur à l'ULB.
Pieter Lagrou, historien, professeur à l’ULB.© DRA

Au point d’avoir pu imposer durablement la version d’une grave injustice infligée par la magistrature belge lors de la répression de la collaboration ?

C’est cela qui est fascinant. Les milieux de la collaboration subissent de plein fouet la campagne d’éducation publique sur les crimes hitlériens, laquelle les laisse totalement désemparés. Plutôt que de dire  » ce n’est pas vrai, ce n’était pas nous, on ne savait pas « , ils retournent cette imagerie extrêmement accusatrice en la portant à un degré totalement surréaliste, en faisant croire que la répression de la collaboration a bel et bien été une orgie de violences, de tortures et d’injustices. Dès 1945 émerge ainsi une littérature semi-clandestine, une sous-culture qui devient mainstream au point d’atteindre un stade de respectabilité. Cette vulgate nationaliste flamande véhicule la légende noire selon laquelle la Résistance est une bande de criminels auteurs d’actes atroces commis contre d’honnêtes nationalistes flamands. Le résistant devient un bourreau d’enfants, un violeur de femmes auxquelles on coupe les seins. Le tout est illustré par des dessins de scènes de désespoir derrière des barbelés, de collaborateur au visage émacié qui croupit dans une cellule, d’une Jeep de résistants qui roule sur des cadavres… On répand ainsi l’image de Flamandes blondes livrées par la Résistance à des soldats noirs. On est dans le fantasme absolu mais ce flot de publications se retrouvaient encore dans les salons d’une certaine classe moyenne flamande dans les années 1980. Ce mécanisme de défense a permis à cette culture ultraminoritaire des purs et durs de la collaboration de se trouver une place au sein du CVP puis au sein de la Volksunie et d’y faire percoler un discours qui va entretenir l’ambiguïté : la version d’une Flandre victime de l’acharnement d’une Belgique vengeresse qui a voulu éliminer le nationalisme flamand en se servant de l’accusation infondée de collaboration.

Mais comment ce doigt mis dans l’engrenage n’a-t-il pu être arrêté ?

Parce que ce n’est pas la solidarité avec la collaboration qui est en jeu dans une première phase, mais bien la Question royale. Au sortir de la guerre, le parti catholique devenu PSC-CVP cherche à revenir dans le parcours, en fidélisant son électorat autour d’un thème mobilisateur : le soutien inconditionnel à Léopold III, toujours populaire et considéré comme un merveilleux produit d’appel. En jouant la carte du roi, le PSC-CVP ratisse à droite et récupère l’électorat nationaliste flamand du parti collaborationniste VNV, lequel table sur Léopold III pour que soit tournée au plus vite la page de la collaboration et de sa répression. Sauf que si le PSC gagne le référendum sur le retour du souverain puis remporte les élections, il subit une double humiliation et une lourde défaite morale puisqu’il est incapable de concrétiser ces deux victoires et ses promesses. Sa stratégie ouvre en revanche l’écluse et engendre le succès de la Volksunie (NDLR : fondée en 1954). La Question royale a été pour l’avenir politique de la Belgique un désastre à l’échelle du Brexit et de son référendum pour le Royaume-Uni. Le PSC-CVP a commis là une erreur monumentale que le CD&V paie toujours. Fricoter avec le nationalisme flamand en croyant pouvoir ainsi l’enrayer ou le maîtriser, c’était lui dérouler le tapis rouge. C’est ce que fera le CD&V Yves Leterme, quarante ans plus tard, en croyant pouvoir s’allier avec la N-VA pour la manger tout cru… Le parti social-chrétien n’apprend décidément jamais rien de son passé.

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