Le 20 mars est devenue une journée d'action pour le monde de la justice, comme ici, à Bruxelles, l'an dernier. © DR

Les juges forcent le débat pour se faire entendre par les politiques… Et ce n’est pas gagné

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

 » 66 jours pour sauver la justice « , voilà le nom de la campagne lancée par les magistrats pour tenter d’enfin se faire entendre par les politiques, à deux mois des élections. Fameux défi…

Oui, c’est un fameux défi. Car jusqu’ici, malgré les actions spectaculaires menées dans plusieurs palais de justice et les sorties médiatiques chocs de hauts magistrats, on n’a pas l’impression que les juges et les procureurs ont vraiment réussi à sensibiliser le gouvernement ou le Parlement à leurs revendications. Dans Le Soir, récemment, le président de la commission justice à la Chambre, Philippe Goffin (MR), disait  » regretter cette difficulté à dialoguer « . Il soulignait que ce n’était pas faute d’avoir écouté le monde judiciaire – notamment au sein de sa commission parlementaire – avant d’engager les réformes.

Les magistrats veulent la fin de la tutelle de l’exécutif sur la justice.

 » C’est bien de nous écouter, encore faut-il nous entendre « , recadre Marie Messiaen, juge au tribunal du travail du Hainaut et administratrice de l’Association syndicale des magistrats (ASM). A deux bons mois des élections fédérales et régionales du 26 mai, le monde judiciaire est, cette fois, bien déterminé à se faire entendre. Le 20 mars prochain aura lieu une action nationale qui se déclinera par une suspension des audiences et un rassemblement des toges dans toutes les grandes villes, soit, côté francophone, Bruxelles, Liège, Mons, Nivelles… Plusieurs cortèges funèbres sont également prévus pour dénoncer la lente mise à mort de la justice par le politique.

D’autres actions ou activités sont prévues durant le reste de la campagne.  » Pour conscientiser les citoyens et interpeller nos élus « , souligne la juge Messiaen. Des débats et des colloques se tiendront à l’U-Mons, l’ULB, aux facultés de Namur. Les acteurs judiciaires ont décidé de mettre le paquet en cette période électorale. La campagne des  » 66 jours pour sauver la justice  » est lancée par les deux syndicats de magistrats, l’ASM et l’Union professionnelle des magistrats (UPM), ainsi que leurs pendants néerlandophones, et en partenariat avec l’association Avocats.be. Ils sont soutenus par le Collège des cours et tribunaux, le Collège du ministère public, le Conseil consultatif de la magistrature, l’Union des juges de paix et de police… Bref, c’est un vrai coup de force qui s’annonce.

Long bras de fer

Il faut dire que, durant cette législature, le bras de fer entre les deux pouvoirs, politique et judiciaire, a été d’une rare intensité. Les mouvements de grève des magistrats, ou plutôt les suspensions d’audience, se sont multipliés depuis quatre ans. Du jamais-vu. Il faut remonter à février 1918 pour retrouver un événement comparable : la Cour de cassation avait décidé de suspendre ses audiences, suivie par nombre de juridictions, après que l’occupant allemand eut empêché le procureur général de Bruxelles de poursuivre des activistes flamands en arrêtant et déportant des hauts magistrats.

Il y a près de trois ans, c’est aussi depuis la Cour de cassation que fut porté le coup le plus trempé contre le gouvernement Michel, lorsque le premier magistrat du pays, le très policé chevalier Jean de Codt, a sorti sa célèbre saillie, sur la Une :  » Quel respect donner à un Etat qui marchande sa fonction la plus archaïque qui est de rendre la justice ? Cet Etat n’est plus un Etat de droit mais un Etat voyou.  » Le Premier ministre, Charles Michel (MR), et son ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), s’en sont étranglés. Ce n’était là qu’une première salve. Depuis lors, les sentences et les appels de magistrats se sont succédé dans la presse. Des hauts magistrats ont mouillé leur chemise, comme Philippe Morandini, premier président de la cour d’appel de Mons, ou Marc Dewart, premier président de la cour d’appel de Liège, qui ont déploré la logique budgétaire du gouvernement.

L’indépendance de la justice en danger

Le constat semble unanime : un personnel judiciaire en sous-effectif et déconsidéré (tant chez les magistrats que chez les greffiers), un outil informatique déficient (le dossier judiciaire électronique n’est toujours pas généralisé), des palais de justice en ruine (particulièrement catastrophiques à Namur, Mons, Tournai, Verviers), des délais de jugement qui explosent (souvent trois ans à la cour d’appel de Bruxelles)… Pour les juges, c’est leur indépendance qui est en danger. Au point que, dans le livre Radicaliser la justice (éd. Samsa) qu’elle a publié l’an dernier, la juge Manuela Cadelli suggérait de supprimer purement et simplement le ministère de la Justice.  » Pour une véritable séparation des pouvoirs « , expliquait-elle alors au Vif/L’Express. Dans leurs revendications actuelles, les syndicats de magistrats avancent une solution pas si éloignée en proposant  » la fin de la tutelle du pouvoir exécutif sur la justice, des moyens en suffisance gérés par les autorités judiciaires, sous le contrôle du Parlement et de la Cour des comptes « .

Il est vrai que, ces dernières années, le budget de la Justice a été significativement raboté. Il est passé de 89 à 82 euros par habitant, en Belgique, entre 2012 et 2016, selon les derniers chiffres du Conseil de l’Europe. Soit une baisse de près de 70 millions d’euros. Seuls huit Etats sur 37 (qui ont fourni des statistiques) ont réduit ce budget, ces dernières années. La Belgique en fait partie, avec les Pays-Bas, la Grèce, l’Azerbaïdjan… Nos magistrats ne digèrent pas cette cure d’austérité qui, selon eux, rend l’accès à la justice plus difficile. La loi du 18 février 2014 sur  » la gestion autonome de l’organisation judiciaire  » est d’ailleurs toujours calée par le Collège des cours et tribunaux et celui du ministère public, et ce alors que la législature arrive à son terme.

C’est une lapalissade de dire que renouer le dialogue pour sortir de l’impasse est urgent. Dans Le Soir, Philippe Goffin proposait de mettre en place, sous la prochaine législature, un organe où siégeraient les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, pour que les uns et les autres se parlent, sans méfiance, tout en restant chacun dans son rôle. Les magistrats, eux, ne veulent pas attendre jusque-là. Ils comptent forcer le débat durant les 66 jours de mobilisation qui sépareront la journée d’action du 20 mars du scrutin du 26 mai. Seront-ils entendus ?

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