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Les hors-emploi, avant-gardistes d’un autre monde?

Ils sont de plus en plus nombreux à ne pas travailler, au sens commun du terme. Demandeurs d’emploi, femmes au foyer ou convaincus que la vraie vie est ailleurs qu’en entreprise, ils remettent l’importance du travail en cause. Et prônent, volontairement ou non, un autre modèle. Enquête.

« Le treizième travail d’Hercule ? Trouver un emploi », écrivait l’auteur français Roland Topor. A ce jour, la Belgique compte au moins 650 000 Hercule, selon le Bureau du Plan, si l’on additionne les demandeurs d’emploi, les jeunes en stage d’attente, les prépensionnés. Soit 12 % environ de la population en âge de travailler. On pourrait y ajouter quelques dizaines de milliers de femmes au foyer, non inscrites auprès de l’Onem. Le bataillon de ceux qui n’exercent pas un emploi, au sens classique du terme, ne cesse de gonfler. Sans que cela provoque beaucoup de réactions. « C’est le constat d’une forme d’échec de notre société, résume Philippe Defeyt, qui dirige l’Institut pour le développement durable. On peut désormais vivre, sans affecter la croissance économique d’un pays, avec une partie de la population qui est hors jeu. Du moins tant que cela ne débouche pas sur de la violence. » Et, lentement, le fossé se creuse entre ceux qui ont du travail et les autres…

Comment organiser une société où les offres de travail sont insuffisantes et où, même quand il y en a, elles ne sont pas accessibles à tous en raison des exigences affichées ? Dans son ouvrage Le Travail, non merci ! (1), la journaliste et écrivaine française Camille Dorival s’est longuement penchée sur cette interrogation. « Si le travail est la condition sine qua non pour se construire et prendre sa place dans un tissu social, et s’il n’y en a pas assez pour tout le monde, que fait-on ? » Car, en dépit de la place de plus en plus importante du non-emploi, la société et ceux qui la dirigent conservent un modèle dans lequel le travail est central. Selon l’enquête sur les valeurs européennes (EVS) de 1999, plus de 95 % des Belges interrogés considèrent le travail comme assez ou très important dans leur vie…

Une infime minorité

Ils sont pourtant des milliers à avoir opté pour des parcours de vie qui le laissent de côté. Discrètement. Travailleurs physiquement usés par des années de labeur, chômeurs de longue durée désespérés de retrouver un jour un poste salarié, quinquagénaires licenciés et peu pressés de reprendre place dans un système qui les a broyés, jeunes cadres-à-qui-tout-réussit-mais-qui-plaquent-tout, adeptes d’une existence empreinte de simplicité volontaire, les profils de ceux qui tournent le dos à l’emploi, volontairement ou non, sont multiples (lire portraits en page 36). « Le non-travail est, dans bien des cas, une manière de composer avec la réalité plutôt qu’un choix réel, estime Camille Dorival : rejetés par le monde du travail, ces individus préfèrent penser, pour ne pas trop souffrir de leur situation, que ce sont eux qui ont fait le choix de le rejeter. »
Au Japon, plus de 600 000 jeunes, appelés les NEET (Not in Education, Employment nor Training, c’est-à-dire ni étudiant, ni en emploi, ni en formation professionnelle) vivent chez leurs parents, sans rien faire. « Ils symbolisent une forme de rébellion contre une société fondée, dès l’école primaire, sur l’ultra-compétitivité », détaille Camille Dorival.

Ces quarante dernières années, la valeur « travail » a, il est vrai, perdu de sa superbe, avec les vagues de licenciements parfois destinées uniquement à augmenter la rentabilité de l’entreprise, avec l’augmentation du stress ou encore le développement des contrats précaires et à temps partiel. Travailler ne protège plus forcément non plus de la pauvreté. Alors à quoi bon ? La conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale reste un défi de chaque jour : les horaires des écoles et des crèches ne sont pas adaptés à la réalité professionnelle.

Parmi la cohorte des sans- emploi, ceux qui choisissent délibérément d’arrêter de travailler ne sont qu’une infime minorité, annonciatrice d’un autre modèle. Ils bénéficient généralement d’autres revenus que ceux du travail ou que les allocations sociales. « Parmi les jeunes, la majorité cherche un travail, assure Benoît Constant, responsable national des Jeunes de la CSC. Ceux qui font d’autres choix doivent en avoir les moyens, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir compter sur l’aide, y compris financière, d’une famille ou sur un lieu où vivre. Sinon, ils risquent de tomber rapidement dans une certaine précarité, financière ou de santé. »

« Nomades collaboratifs »

Le profil de ces nouveaux objecteurs d’emploi correspond à celui que le Forem qualifiait, dans une étude de 2007, de « nomades collaboratifs », des travailleurs généralement bien formés, qui se servent de l’entreprise pour mener à bien leur projet de vie propre, et la quittent quand ils ne s’y retrouvent plus. En moyenne, ils pensent arrêter leur « carrière » à 42 ans pour se réorienter, par exemple, dans l’artisanat ou les ONG. L’une de leurs forces est de ne pas craindre la précarisation. « Une chose est de subir la précarité, une autre de la choisir, insiste Philippe Defeyt. Car celui qui choisit à un moment de sortir du marché du travail sait qu’il pourra y retourner plus tard. Ce qui n’est pas le cas des autres. »
Les objecteurs de l’emploi sont en tout cas unanimes sur un point : leurs activités, professionnelles ou non, doivent avoir du sens. « L’argument : je quitte mon emploi parce que je n’y suis plus reconnu ou que je ne m’y sens plus utile est de mieux en mieux accepté, confirme Jean-François Guillaume, sociologue à l’ULg. L’explication rend la décision honorable… » La seule rémunération liée à un poste de travail ne convainc plus. « Travailler, c’est oeuvrer au bien commun, embraie un délégué syndical. Or, en usine, on fait un tout petit bout de quelque chose, et au profit d’actionnaires. Cela n’a aucun sens. »

D’où l’investissement des hors-emploi, parfois impressionnant en termes d’heures passées, comme bénévoles au service d’une communauté, d’ASBL ou d’ONG, en formations, en travail de création ou dans leur tissu relationnel. Une autre façon de se réaliser, quitte à vivre avec de très petits moyens. « Chez certains, le plaisir à travailler en étant dégagé de l’emploi est réel, affirme un animateur syndical de travailleurs sans emploi FGTB. Ils estiment qu’ils ont de la chance de pouvoir bénéficier d’allocations de chômage et, en échange, choisissent de rendre des services bénévoles à la collectivité. »

(1) Ed. Les petits matins/Alternatives économiques.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

EN CHIFFRES

Nombre d’emplois en Belgique : 4 470 000.

Nombre de chômeurs : 650 000.

Pourcentage de jeunes sans emploi : 22,5 % (un peu plus de 30 % à Bruxelles).

Nombre de chômeurs de longue durée (plus de deux ans) : 192 000.

Proportion d’emplois salariés temporaires : 8 %, soit 310 000 personnes.

Proportion de salariés à temps partiel : 25 %.

Nombre de femmes au foyer : 441 120 (en 2007), soit 12 % des femmes en âge de travailler. Un ménage sur 9 en Belgique est constitué d’une personne qui a fait le choix (contraint ou non) de ne pastravailler, sans revenu de substitution. Dans 98 % des cas, ce sont des femmes.

Nombre de prépensionnés : 120 000.

Pourcentage de travailleurs pauvres : 4,8 %, soit 220 000 personnes.

Il y a en moyenne 1 place pour 17 demandeurs d’emploi en Wallonie et 1 pour 9 à Bruxelles.

Sources : Institut pour le développement durable, Eurostat, Centre pour l’égalité des chances, Conseil de la jeunesse, Conseil supérieur de l’emploi, FGTB, Bureau du Plan.

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