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Les francs-maçons sous l’occupant nazi

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Sous l’oppression nazie, la franc-maçonnerie a vécu une véritable saignée. Les loges sont dissoutes, les temples pillés et saccagés, leurs membres sont persécutés, plusieurs seront exécutés. Mais quelques frères se compromettent aussi dans la collaboration. Tristan Bourlard publie une oeuvre théâtrale, Le Procès d’Arthur Neupré, suivie d’une histoire de la maçonnerie sous l’Occupation et de l’après-guerre. Extraits.

Sous l’occupant nazi, la franc-maçonnerie belge a connu sans aucun doute la période la plus douloureuse de son histoire. Les attaques se multiplient à travers des campagnes de presse de La Libre Belgique, qui publiera entre janvier et mars 1938, une liste de plus de 200 frères avec leur adresse privée. Puis ce sont des pamphlets, des expositions antimaçonniques et la création de la Ligue antimaçonnique L’Epuration.

Dès 1940, les loges cessent leurs travaux, leurs locaux sont ensuite pillés, détruits et réquisitionnés par l’occupant. Des frères sont assassinés. On ignore le chiffre exact mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la maçonnerie belge sera à genoux et comptera ses dizaines disparus (morts, assassinés ou déportés).

Mais certains d’entre eux devaient se montrer nettement plus favorables à la collaboration. Au point qu’à la Libération, la maçonnerie met en place une Commission de l’Epuration, chargée d’enquêter sur leurs frères soupçonnés de complicité avec l’occupant. Une règle, cependant : les accusés ont le choix de se présenter devant leur loge ou de la quitter. Ceux qui refusent échappent alors à la justice maçonnique et sont exclus automatiquement. Ce qui explique le peu de procès d’épuration connus (quelques dizaines).

Vols, pillages, assassinats

Tristan Bourlard, déjà coauteur de La clef écossaise (Véga) avec le philosophe François De Smet, publie un document de première main. Véritable pièce à conviction, il a été élaboré par le Grand Orient de Belgique, en 1947, pour obtenir réparation devant le Conseil de guerre et la condamnation de ceux qui avaient voulu l’exterminer, notamment les membres de la Ligue antimaçonnique.

« Pour l’occupant, le premier travail était toujours de reconstituer la liste des maçons belges : il s’y efforçait par tous les moyens… Nous avons signalé? déjà que la Gestapo n’avait pas hésité à? arrêter les frères Hofmans et Goffin, secrétaires du Grand Orient, pour se faire confirmer que les listes officielles avaient bien disparu. […] D’abondantes photographies furent prises : elles ne visaient pas seulement les temples et les décors mais aussi, dans les tout premiers temps, certains documents ou? l’on retrouvait des noms de maçons. Peu après, fin septembre ou début d’octobre 1940, la Ligue était installée par l’occupant rue de Laeken dans les locaux de la loge ou? des archives venues de partout allaient être rassemblées.

Et, s’aidant de tout ce matériel, on dressait listes et fiches qui, au fur et à? mesure de leur établissement, étaient communiquées au Sicherheitsdienst (NDLR : Le Sicherheitsdienst, était le service de renseignements de la SS).[…] La collaboration fut en tout cas complète avec l’occupant, principalement avec le service II b de la Gestapo (Hirth.). Le dépouillement d’archives et les renseignements de toutes espèces permirent la constitution d’un fichier de 5 000 noms, après un travail juge? difficile et toujours imparfait. »

« Ce fut aussi la collaboration dans le pillage et les vols. […] Les membres d’une Ligue profanaient avec joie des temples […], s’installaient en maîtres dans les meubles des loges, en utilisaient les fournitures, le matériel, la vaisselle, l’argenterie… jusqu’aux clichés d’impression que l’on fit servir en ajoutant tout simplement « propriété exclusive de la Ligue l’Epuration… » C’est de Harting (NDLR : André de Harting, un Belge à la tête de la Ligue) qui se constitua une importante bibliothèque personnelle des livres « prélevés » dans les loges. Effectivement, après la libération, le 2d bureau ayant retrouve? assez de nos livres et documents dans l’appartement de ce dernier, il fallut deux camions de déménagement pour nous les ramener… »

« Pour les francs-maçons, les jours étaient venus d’événements plus tragiques : le 31 décembre 1942, notre Souverain Grand Commandeur Georges Pètre était abattu, de sept balles tirées a? bout portant, sous les yeux de sa femme horrifiée. On put encore se méprendre sur le mobile de l’agression, la victime jouissant d’une très grande influence morale, ayant été mêlée aux luttes politiques et éloigné par l’occupant des fonctions de bourgmestre (NDLR : de Saint-Josse-ten-Noode) de sa commune qu’il exerçait légalement. Mais aucun doute ne fut plus possible lorsque le 20 janvier suivant, une bande de tueurs blessaient sauvagement a? son domicile, notre Lieutenant Grand Commandeur, le Général Emile Lartigue qui, transporte? a? la clinique de la Croix Rouge, y décédait deux jours après. Les francs-maçons et particulièrement leurs dirigeants étaient donc bien visés. […] D’autres tombaient encore. » L’ensemble des dirigeants du Grand Orient de Belgique fut assassiné.

Arthur Neupré, un « Schindler belge » ?

Tristan Bourlard livre aussi une fiction basée sur un dossier d’instruction d’un procès d’épuration en loge conservé dans les archives du Grand Orient de Belgique. : le procès maçonnique d’Arthur Neupré (nom d’emprunt) pour collaboration. Dès mai 1940 jusqu’en 1944, à Bruxelles, Arthur Neupré dirige, pour le compte des Allemands, l’entreprise Balto, dans laquelle travaille son épouse et dont les propriétaires sont des Juifs réfugiés aux Etats-Unis.

Son but : la sauver de la spoliation allemande, dira-t-il lors de son procès maçonnique. Ses frères l’accusent aussi d’avoir suivi des cours d’allemand à la Deutsche Akademie. En première instance, Arthur Neupré est condamné à l’exclusion. Il devra attendre deux ans pour que le Tribunal maçonnique d’appel revoie son dossier. Héros ou traître ? « Aujourd’hui, on dirait sans doute de lui qu’il a été le « Schindler belge », conclut Tristan Bourlard.

Le procès d’Arthur Neupré expose la dramaturgie propre au procès d’assises et à sa dimension éminemment théâtrale, dont le déroulement tient finalement à peu de choses : un contexte, des personnalités en présence, l’exposition (plus ou moins impartiale) des faits et enfin la stratégie de défense de l’accusé. Les rapports humains, historiques ou sociaux définissent donc, plus que les règlements, l’issue de tels débats. C’est la première fois que le thème de la justice maçonnique est exposé ainsi à un large public avec autant de clarté.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, on découvre qu’à partir de 1945, devant les tribunaux civils ou militaires, l’enfer se pavait souvent de bonnes intentions. Les collaborateurs, assassins et inciviques ont tenté d’échapper par tous les arguments à l’emprisonnement ou la condamnation à mort. Certains déclarèrent avoir agi par patriotisme, d’autres affirmèrent souffrir de trous de mémoire, ou n’avoir fait que suivre les ordres, et enfin, le dernier argument invoqué était religieux.

Les milieux catholiques avaient, dès le début du XVIIIe siècle, mené un combat acharné contre la franc-maçonnerie. De la condamnation à l’élimination, il n’y eut, lors la Seconde Guerre mondiale, qu’un pas à franchir avec le blanc-seing d’une partie du clergé antimaçonnique.

La lecture du Procès d’Arthur Neupré jette, également, de nombreuses lumières sur plusieurs aspects de la franc-maçonnerie d’aujourd’hui, chaque lecteur y trouvera des éclaircissements et des débuts de réponses. S’il est un enseignement à retirer de cette pièce, c’est que la justice maçonnique mérite d’être repensée. Cette justice conçue en Angleterre en 1723 n’a guère évolué depuis trois siècles. La séparation entre l’exécutif et le judiciaire y est absente. Cela constitue sans doute une curiosité, mais aussi un risque de dérive. En attendant, ne boudons pas notre plaisir… Faites entrer l’accusé !

Le procès d’Arthur Neupré. Une histoire vraie, par Tristan Bourlard. EME Société, 180 pages, 16 euros.

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