© F. Pauwels

« Les francophones ont fait le jeu de la N-VA »

Non, les Flamands ne sont pas responsables de la crise. Wallons et Bruxellois ne doivent pas unir leurs destins. Philippe Destatte, le directeur de l’Institut Jules Destrée, s’inscrit à rebours du discours dominant.

Il n’y a pas de Belges, mais des Wallons et des Flamands », écrivait Jules Destrée, dans une lettre au roi, en 1912. Un siècle plus tard, le portrait du député socialiste orne le premier étage du centre de recherche qui porte son nom, à Namur. « Un tableau réalisé par Isidore Opsomer, un peintre anversois, portraitiste officiel d’Albert Ier », sourit Philippe Destatte, auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire récente de la Belgique (1), rédigé en collaboration avec Marnix Beyen, de l’université d’Anvers. « La preuve qu’un Wallon et un Flamand peuvent très bien travailler ensemble », glisse-t-il. Interview.

Le Vif/L’Express : En Flandre, les nationalistes totalisent désormais près de 50 % des voix. Les francophones doivent-ils trembler ?

Philippe Destatte : Je ne pense pas. La N-VA mord sur l’électorat du Vlaams Belang. Que l’extrême droite flamande s’affaisse, c’est plutôt une bonne nouvelle pour les Wallons.

Vous ne décelez pas, dans le discours de la N-VA, de l’agressivitéà l’égard des Wallons ?

A l’époque où le nationalisme flamand était incarné par la Volksunie, certains partis wallons discutaient avec ses représentants. L’acquis du fédéralisme belge, c’est cette tradition du dialogue, en amont de la réforme de l’Etat. Le Rassemblement wallon y a beaucoup aidé. Un peu comme la Volksunie, ce parti comprenait des personnalités très diverses, des gens qu’on a retrouvés ensuite dans d’autres partis, comme Jean Gol, Etienne Knoops, François Perin chez les libéraux, Yves de Wasseige au PS, Paul Lannoye chez Ecolo, ou encore Paul-Henry Gendebien chez les sociaux-chrétiens…

Les responsables du Rassemblement wallon et de la Volksunie se parlaient. En 1975, le sénateur Lode Claes (VU) et le ministre Robert Moreau (RW) ont élaboré ensemble un projet complet pour régler le contentieux communautaire. Ces discussions ont préparé le terrain pour les autres partis, et ont permis d’aboutir à des accords sur les principes du fédéralisme.

Vous reprochez aux francophones d’avoir abandonné cette tradition de dialogue avec les nationalistes flamands ?

Ce qui me frappe, c’est qu’on attribue souvent tous les torts à Bart De Wever (N-VA) et à Alexander De Croo (Open VLD). On oublie que les francophones ont défendu des positions inacceptables aux yeux des Flamands. Leur exigence d’élargir Bruxelles et de revoir le tracé de la frontière linguistique remet en cause tout ce qui a été négocié depuis 1889, c’est-à-dire depuis le moment où on a commencéà territorialiser la réforme de l’Etat. En 1889, la loi sur l’utilisation du flamand en matière répressive prévoit que, dans certaines communes, les Flamands pourront utiliser leur langue en justice. A partir de cette date-là, on va dire : à Gand, à Termonde, à Courtrai, on parle le flamand. Pour la première fois, on trace la frontière linguistique. Depuis 1889, on peut donc dire « Je vis en Flandre » ou « Je vis en Wallonie ». La deuxième étape importante, c’est le compromis des Belges, en 1929.

Que prévoit ce compromis ?

Sur le territoire flamand, on parle le néerlandais. Sur le territoire wallon, on parle le français. Et à Bruxelles, on est dans une logique bilingue. Ce compromis des Belges, signé par Camille Huysmans et Jules Destrée, est en réalité le compromis des socialistes belges. Mais les autres partis vont suivre. Formulé autrement, ce compromis dit ceci : on arrête de franciser la Flandre et de flamandiser la Wallonie. A l’époque, il existait cette crainte que les ouvriers flamands, de plus en plus nombreux en Wallonie, finissent par y imposer leur langue.

Les nouveaux arrivés hissaient des drapeaux flamands dans des communes sidérurgiques ou minières. Ils venaient avec leur curé, organisaient des messes en flamand. De plus, la loi sur l’enseignement autorisait l’ouverture d’une école en néerlandais partout où un certain nombre de pères de famille le demandaient. Vous pouviez avoir des écoles flamandes à La Louvière ou à Seraing… Les lois linguistiques des années 1930 vont mettre fin àça, et consacrer le principe de territorialité linguistique.

Vouloir élargir Bruxelles, c’est remettre en cause ce « compromis des Belges » ?

Mais oui ! A part deux ou trois points litigieux, comme les Fourons, le tracé de la frontière linguistique relevait d’un accord entre Flamands et Wallons. En le remettant en cause, les partis francophones ont fait le jeu de la N-VA.

Joëlle Milquet (CDH), Olivier Maingain (MR-FDF), mais aussi les socialistes Philippe Moureaux et Jean-Claude Marcourt ont plaidé pour un « continuum » entre la Wallonie et Bruxelles. Ce ne sont pas des farfelus…

Le couloir de Rhode-Saint-Genèse, censé relier Bruxelles à la Wallonie, avait déjàété proposé dans les années 1970 par André Lagasse, l’un des fondateurs du FDF. Grâce à l’habileté d’Olivier Maingain, cette idée défendue au départ par une fraction du FDF a été reprise par tout le FDF, puis par l’ensemble du MR, et est aujourd’hui brandie par les quatre partis francophones. Cette évolution m’inquiète. Car elle sape les fondements de la Belgique fédérale, selon lesquels les quatre régions linguistiques – Flandre, Wallonie, Bruxelles, Communauté germanophone – doivent se respecter et ne pas chercher à déplacer les frontières à leur avantage. On ne peut mettre en cause l’acquis fédéraliste, construit patiemment et difficilement depuis la fin de xixe siècle, sans risquer de mettre tout l’édifice par terre. L’autre grande erreur des francophones, c’est la façon dont ils ont humilié Yves Leterme…

Leterme n’a pas eu besoin des francophones pour affirmer que le problème BHV serait résolu en « cinq minutes de courage politique ».

Il a commis des maladresses. Mais avouons que, du côté francophone, on s’est payé la tête de Leterme d’une façon scandaleuse, alors que c’était un homme de dialogue. En agissant de la sorte, on a affaibli le CD&V. Et renforcé la N-VA.

Vous vous opposez au rapprochement entre Bruxelles et la Wallonie. En paraphrasant Destrée, vous diriez qu’il n’y a pas de Belges francophones ? Il n’y a que des Wallons et des Bruxellois ?

C’est clair. On le voit constamment.

Wallons et Bruxellois n’ont pas de destin commun ?

Le fédéralisme combine un besoin d’autonomie et un besoin d’association. S’associer entre Wallons et Bruxellois, cela a certainement du sens. Tout comme cela a du sens de s’associer avec les Flamands. Mais chercher à gommer les différences, ce serait une erreur. Les francophones envoient sans cesse ce message : il faut unir la Wallonie et Bruxelles, comme ça, on sera deux contre un, et la Flandre sera perdante. C’est un message nocif. Comment voulez-vous que les Flamands respectent Bruxelles, si on leur dit en même temps qu’on construit une fédération Wallonie-Bruxelles contre eux ? Pour que la Belgique retrouve un équilibre, il faut cesser ce jeu d’alliances entre la Wallonie et Bruxelles. Et répéter ceci : la Région bruxelloise, elle n’est pas francophone, elle est bruxelloise ! L’enseignement doit être régionalisé. Cela permettrait aux écoles bruxelloises de mieux prendre en compte les spécificités liées à l’immigration, et cela aiderait leurs élèves à devenir bilingues.

Dans votre schéma, la Communauté française doit disparaître ?
Oui. La Communauté française a eu une utilité tant que la Région bruxelloise n’existait pas. Aujourd’hui, elle est devenue une machine de guerre contre les Flamands, et un facteur de déstabilisation de la Belgique.

ENTRETIEN : FRANCOIS BRABANT


(1) Un autre pays, 1970-2000, par Marnix Beyen et Philippe Destatte, éditions Le Cri.

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