Sigrid Schellen © Carmen De Vos

« Les Flamands sont très prudes »

Lander Deweer Journaliste free-lance

Dans un livre paru en néerlandais, Sigrid Schellen témoigne de son expérience comme travailleuse du sexe. « On ne s’habitue jamais. Parfois, je préférerais être invisible. » Entretien.

Schellen travaille dans quatre endroits différents en Belgique. « Par nature, j’ai un grand besoin de structure et de constance », dit-elle. « Mais c’est bénéfique pour mon travail de déménager toutes les deux semaines. Les nouvelles filles attisent toujours la curiosité, et entre-temps, j’ai mes clients réguliers partout. »

Dans votre livre, vous semblez très sûre de vous. Avez-vous longtemps hésité à raconter votre histoire aussi franchement ?

Sigrid Schellen : Oui. Surtout à cause de ma mère. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet. Sans son approbation, je ne l’aurais pas fait. Bien sûr, j’ai aussi réfléchi longuement aux conséquences pour ma fille. Un jour, elle réalisera pleinement ce que fait sa mère. D’ici là, je veux contribuer à une meilleure compréhension de ce travail.

Vous décrivez explicitement vos expériences et vos fantasmes sexuels. Vous voulez choquer le brave Flamand ?

Bien sûr. Il n’est pas normal à quel point, nous Flamands, sommes prudes. Quand je parle de mon travail à mes amies néerlandaises, elles rient et nous en parlons normalement. Il n’y a rien de mal. En Flandre, le sexe est toujours tabou, et le sexe rémunéré l’est encore plus. Peut-être que l’ombre de l’Église catholique plane encore sur nous ?

Avec sa politique de tolérance, l’État affiche également deux visages. À quoi oeuvrez-vous ?

Un changement de mentalité dans le grand public et la dépénalisation de ma profession. Officiellement, je travaille comme masseuse. Pourquoi ne puis-je être une travailleuse du sexe officielle ? Je paie des impôts et des cotisations de sécurité sociale, comme tout autre travailleur indépendant, et je prends mon travail au sérieux. Mais selon la loi belge, mon comptable et mon propriétaire sont passibles de sanctions, car l’exploitation de la prostitution n’est pas autorisée. Il vaudrait mieux changer ça, non ? Les politiciens sont heureux de faire appel à mes services, mais apparemment c’est trop demander de changer une loi.

Vous avez des clients actifs en politique ?

Aux échelons supérieurs, même. Mes clients viennent de tous les secteurs et de tous les niveaux de la société. Il y a des professeurs, des médecins, des juges, des avocats, en passant par des journalistes, des ouvriers et des anciens taulards.

Je suis bien consciente que de nombreuses femmes sont forcées à ce travail et que des organisations criminelles sont impliquées dans le commerce du sexe. Vous ne voulez pas savoir combien de fois un proxénète m’a rendu visite et m’a demandé de venir travailler pour lui – je suis flamande, dans mon secteur je suis une délicatesse. Mais il y a aussi beaucoup de femmes qui, comme moi, font ce métier de leur plein gré et dans de bonnes conditions, seules, pour leur plaisir et pour l’argent.

Pendant les heures de travail, vous avez toujours un couteau à cran d’arrêt et une bombe de gaz poivre à portée de main.

Plus maintenant. Je ne me retrouve jamais dans des situations dangereuses. Presque tous mes clients sont mariés. Ils ne me feront jamais de mal, car il s’avérera alors qu’ils trompent leur femme. Ils viennent me voir précisément parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’être pris. Ils savent que c’est un accord purement commercial. Pas de SMS, pas de longs appels téléphoniques. Même pas de parfum ou de maquillage, parce que délibérément je n’en mets pas.

Lorsque vous avez accueilli votre premier client, vous aviez le coeur qui battait la chamade, les mains moites et les pieds glacés.

J’ai été mariée quelque temps, mais j’ai constaté que je n’étais pas faite pour être fidèle à un seul homme. Après mon divorce, j’ai recommencé des études de langue et littérature, mais en tant que mère seule avec un jeune enfant, c’était financièrement trop difficile. Je me suis offerte sur un site de sexe, plus par curiosité que comme un plan pour l’avenir, et cette première fois s’est si bien passée que j’ai continué.

Sigrid Schellen, Hoerenchance, Éditions Vrijdag, 192 pages, 19,95 euros
Sigrid Schellen, Hoerenchance, Éditions Vrijdag, 192 pages, 19,95 euros© DR

Je n’ai jamais été prude, je ne le cache pas, mais j’ai longtemps eu une vision romantique de la sexualité. Je voulais épouser mon premier petit ami. Après notre rupture, j’ai commencé à repousser mes limites. J’ai réalisé que le sexe sans sentiments pouvait aussi être amusant, et qu’il n’y avait rien de mal à cela.

Quels sont les préjugés auxquels vous êtes le plus souvent confrontée ?

Les gens sont surtout inquiets. Ils me demandent si j’ai des ennuis : « financiers, psychologiques? Ou êtes-vous droguée, peut-être ? Non ? Sûrement maltraitée dans votre jeunesse ? » Rien de tout cela n’est vrai. Je viens d’un foyer chaleureux, je le fais de mon plein gré et cela me va très bien.

J’ai essayé beaucoup de métiers dans le passé que je ne voudrais plus faire. Emballeuse dans une fromagerie, vendeuse dans une boucherie, ouvrière dans une cuisine industrielle… Les conditions étaient souvent bien pires que dans mon emploi actuel, mais personne ne me demandait pourquoi je faisais ce travail. C’est aussi pourquoi mon livre est si explicite. C’est juste du sexe, vous n’avez pas besoin d’en faire tout un plat. Mais même en 2019, c’est encore difficile à expliquer.

« Presque tous les jours, des hommes inconnus viennent user de mon corps », écrivez-vous. Avez-vous le sentiment que votre corps est un instrument?

Au début plus qu’aujourd’hui. Quand j’ai commencé ce travail, j’avais la même image que la plupart des gens : qu’en tant que femme, il suffit de se laisser faire pendant une heure. J’ai été mariée, je me suis dit, je peux le faire. (rires) Rapidement, j’ai constaté qu’on peut aussi éprouver du plaisir. Ok, pas toujours, parce que parfois le sexe ne vaut rien, mais après deux minutes, c’est généralement fini et on me paie à l’avance, donc c’est un peu plus facile. Mieux vaut du mauvais sexe que pas de sexe du tout, me dis-je à ces moments-là. Mais la plupart des clients veulent me faire plaisir et non l’inverse. Ils trouvent important que je passe aussi un bon moment.

Qu’avez-vous appris sur les hommes après quelques années de ce travail?

Que dans le fond ils sont tous les mêmes. Et que la plupart des hommes ont beaucoup plus besoin d’intimité et de chaleur que nous, les femmes, ne le pensons habituellement. Nous aimons dépeindre les hommes comme des êtres bestiaux, physiques, comme s’ils n’avaient aucune capacité empathique. Tous les hommes qui viennent me voir se sentent seuls. Ils ont envie que quelqu’un les prenne dans ses bras, les touche et puis ils veulent raconter leur histoire. Très souvent, ils viennent me voir juste avant de prendre une décision importante au travail, ou avant de devoir expliquer pourquoi ils ont gagné un demi-million de moins au cours du dernier trimestre. Ils ont besoin d’une oreille attentive. Ce n’est pas pour rien si je dis ma fille que je suis psychologue câline.

Vous repoussez les clients qui tombent amoureux de vous ?

Si je constate que quelqu’un est vraiment amoureux, ça s’arrête immédiatement pour moi. Tôt ou tard, ils deviennent jaloux et possessifs, ou ils veulent me rencontrer en dehors des heures de travail. Pour moi, ce n’est pas une option.

Après quelques années, j’ai développé de bonnes antennes. Au premier coup de fil, je fais toujours très attention. Intonation, ton, ce que le client veut, à quelle vitesse il le veut. Et j’ai des règles claires. L’alcool et les autres drogues sont inacceptables. Un client doit venir seul, nous devons pouvoir communiquer dans la même langue, et je n’accepte pas facilement les hommes de moins de trente ans. Je ne sais pas ce que c’est, si c’est à cause du porno ou de leur inexpérience, mais avec les jeunes, c’est toujours la misère. Ils ont une image très étrange du sexe et des femmes. Ils ne sont pas respectueux. Plus les hommes sont âgés, mieux c’est entre nous. Mon plus vieux client a 93 ans, et c’est toujours très cool.

Vous vous décrivez comme « une salope misanthrope, méfiante et à la recherche d’argent ». Est-ce que vous vous aimez?

Oui. Je ne me trouve pas fantastique, mais je suis en paix avec qui je suis. Je ne me hais pas. Je prends bien soin de moi, physiquement et mentalement. Et je crois que les autres peuvent m’aimer. Mais je ne ferai plus confiance à mon prochain.

Vous avez été harcelée et agressée par un ex-petit ami.

Pendant un an, cet homme m’a harcelé. Il menaçait de me détruire, il allait raconter à tout le monde comment je gagnais ma vie. Un soir, il m’a violée. (silence) Les pires crimes sont commis par des proches. C’est souvent le cas de vols ou de meurtres aussi.

Ces expériences m’ont laissé une si profonde impression que mon image de l’humanité a probablement été endommagée pour toujours. Pour ma propre sécurité, je préfère me fermer aux émotions.

Donnerez-vous un jour votre livre à votre fille ?

Je mets un exemplaire dans ma bibliothèque et on verra bien si elle le lit un jour. Elle sait en tout cas que j’écris, elle est très curieuse. Récemment, elle m’a demandé si je voulais lui lire un extrait à haute voix. « Il ne vaut mieux pas », lui ai-je répondu.

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