Felix Rameau

Les bienfaits du ménage sur la vie intérieure

Mercredi passé, pour la première fois depuis que mon épouse et moi avons emménagé, c’est-à-dire pour la première fois en dix ans, une personne extérieure est venue faire le ménage. Pour nous, il s’agit d’une défaite. De quoi rendre humble. De quoi, peut-être, écrire une lettre juste et équilibrée sur les possibilités et les limites de notre « société de services. »

u003cstrongu003eu0022La vie d’intérieur, qui est si souvent le contraire de la vie intérieure.u0022u003c/strongu003e A. Camus

Depuis mercredi, donc, nous avons délégué une partie de nos tâches. Nos tâches ménagères. Le ménage, n’est-ce pas, n’est jamais agréable, est toujours harassant et chronophage. Le ménage est évacué des préoccupations des personnes aisées de toute éternité, afin qu’ils se consacrent à des activités de plus grande importance telle la politique (et on pense aux esclaves des grandes familles patriciennes romaines), ou les loisirs[1].

En se préservant d’une tâche domestique, on sauvegarde une partie de son temps afin de le consacrer à la vie d’intérieur. Mais cette vie est-elle toujours si plaisante ? Nicolas Boileau plaignait le mortel sans étude, disant que « l’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné, est dans le repos même au travail condamné. » Il rejoignait ainsi le philosophe Pascal, qui lui était contemporain, et qui affirmait que l’homme était incapable de rester en repos dans une chambre, d’où son état de créature malheureuse. Deux grands intellectuels du dix-septième siècle qui décrivaient une maladie du vingt-et-unième siècle : la phobie du temps libre. L’homme hyper-connecté et toujours actif a désormais peur de l’ennui. Dans ce contexte, son temps domestique, c’est-à-dire son temps passé à la maison, l’effraie et le tourmente. Etranger dans sa propre maison, qu’il ne connait que par les yeux, sa pensée tourne à vide.

Albert Camus écrit dans la préface de L’envers et l’endroit que la vie d’intérieur est souvent le contraire de la vie intérieure. C’est là tout l’enjeu du luxe de services contemporain : vivre son intériorité dans son intérieur. Et le constat à tirer des exemples que chacun voit autour de lui est le suivant : le vivre ici et maintenantest banni du foyer. Soit on y invite le monde extérieur par nos objets connectés, soit on s’en échappe par un rituel sportif quelconque[2] ou, plus fréquemment, par le souci de nos tâches publiques, soit de la vie active.

Dans un tel contexte, il est peut-être utile de prôner les bienfaits du ménage. S’astreindre à une activité ennuyante, c’est d’abord se donner le droit à l’ennui. Nous ne sommes pas toujours hyper productifs. Parfois, nous accomplissons des actes à la rentabilité douteuse. Le ménage est de ceux-ci, assumer le premier, c’est être en voie de libération pour tous les actes auxquels notre diplôme ne nous prédestinait pas forcément. Ensuite, le ménage oblige à penser. Il commence par faire le vide, car comment prévoir le développement de la prochaine réunion tout en sélectionnant le bon produit ménager ? La pensée n’a plus alors qu’à se déployer. Pas de grand développement, que de courts aphorismes sans queue ni tête, plus vite effacés qu’une tache sur le carrelage. Enfin, le ménage est à recommencer toute les semaines, éclatante allégorie de notre mortelle condition, précieux moyen pour faire vivre le sentiment absurde, docte méditaction pour relativiser.

Nous savons que nous sommes quelque part floués, car le raisonnement que nous tenons tient plus du néolibéralisme que du bien-être

Après trois heures de ménage et une heure de repassage, on n’a pas réglé nos problèmes de la vie publique, on ne s’est pas remis en condition mais on s’est à coup sûr réapproprié son intérieur. Très concrètement, on s’y sent chez soi et on s’y sent présent, moins étranger en tout cas que lorsque notre esprit s’était fixé sur quelque tâche future ou quelque frustration passée. Le ménage ne déçoit pas, ne prévoit rien : pure difficulté présente, il se résout dans le présent.

Il y a deux ans, mon épouse et moi nous occupions du ménage principalement avec les enfants. C’est loin d’être désagréable. Laver la maison est une activité obligatoire, impossible de s’y soustraire, elle s’impose. Pas de tergiversation, pas de revendication des uns des autres pour faire ceci plutôt que cela, pas de course aux divertissements, pas de « que vais-je faire de lui ? ». Si l’enfant s’ennuie au moment du grand nettoyage du week-end, il trouvera à s’occuper par lui-même : autant de gagné en autonomie et en patience. Mieux : il voudra aider et apprendra autant que si vous lui proposiez un jeu éducatif.

L’an passé, ayant pris un temps partiel, je consacrais une demi-journée par semaine au ménage. Je me sentais bien dans cette activité rébarbative, que je consacrais au loisir autant qu’au balai : écoute de podcasts sans se donner mauvaise conscience, activité manuelle qui ne nécessite pas de connaissance technique, oisiveté de l’esprit, joie du travail accompli.

u003cstrongu003eu0022Si je ne suis pas moi, qui le sera ?u0022 u003c/strongu003eH.D. Thoreau

Finalement, et essentiellement, accomplir un travail manuel tel que celui-ci me permettait d’être moi-même, au moins en partie. Mon identité se décompose en effet en autant de rôles que je sais remplir. Le rôle de l’homme de ménage fait partie de moi. C’est n’est pas la partie la plus glorieuse, ni la plus agréable, mais enfin si je l’oublie, je m’oublie. Mon gagne-pain est essentiellement basé sur du travail intellectuel. Mais il y a d’autres moi-même, que je n’ai aucune envie de renier. Il y a l’artisan qui est capable de fabriquer un lit, une penderie, qui essaye parfois de construire une histoire et de la vêtir de mots. Il y a l’homme qui travaille sa conscience politique dans la lecture, dans l’écriture de cartes blanches, qui se positionne et essaye d’agir dans la vie de la cité. Et il y a finalement le travailleur, celui qui accomplit un labeur, de l’abattage d’arbre au récurage des toilettes en passant par la tonte de la pelouse. C’est une part de moi-même qui m’est chère, qui me fait sentir mon corps, qui me fait apprécier le repos, qui me « reconnecte » quand je me sens perdu dans l’absurdité des tâches administratives. « Si je ne suis pas moi, qui le sera ? »

Pour la pelouse, c’est la tortue. Pour le ménage, c’est l’ALE.

u003cstrongu003eu0022L’Etat, le plus froid des monstres froids.u0022 u003c/strongu003eF. Nietzsche

Mais il faut vivre avec son temps. Le nôtre, on le sait, fait que le temps est précieux. On ne sait pas être au four et au moulin. Trois enfants, deux temps pleins, des activités, des routes embouteillées. Vient le moment où il faut choisir. Donc, nous nous séparons du ménage. Mais nous le faisons en connaissance de cause. Nous savons que nous sommes quelque part floués. Floués car nous échangeons du temps à faire autre chose contre du temps à faire la même chose. Floués car le raisonnement que nous tenons tient plus du néolibéralisme que du bien-être : l’Etat, qui base son existence sur les impôts, préfère avoir deux travailleurs à temps-plein (moi et l’aide-ménager) qu’un travailleur à mi-temps. Il nous offre la possibilité de gagner plus pour dépenser plus ; nous sautons sur l’occasion.

Bien sûr, mon raisonnement ne se tient pas jusqu’au bout. Comment vivrais-je sans boulanger, sans garagiste, sans puéricultrice, sans tous ces métiers de service qui ont envahi mon quotidien, qui font partie de la vie en société ? C’est qu’il ne s’agit pas de qualité mais de quantité. Certes, l’homme doit se spécialiser dans certaines tâches et en laisser à d’autres. Mais jusqu’où ? Le carcan de la compétence unique et ultraspécialisée est une aliénation de trop pour moi.

Aujourd’hui, je suis l’homme qui travaille à temps plein pour son employeur et qui ne nettoie plus sa maison mais je me mets en garde et j’encourage ceux qui voudront bien me lire : les replis stratégiques seront peu nombreux, la logique de notre économie de marché a gagné une bataille mais pas la guerre, nous tiendrons bon sur le jardinage, le choix de faire nos courses sur des marchés ou des supermarchés – on ne viendra pas nous apporter nos plats tout préparés -, nous réparerons nos meubles abîmés, nous saurons vider le siphon de nos éviers plutôt que d’y verser du produit débouchant, nous saurons nous diriger nous-même d’une ville à une autre, nous poserons nos plinthes et nos idées. « Nous tiendrons jusqu’à ce qu’on nous relève. »

u003cstrongu003eu0022Je m’en vais sur cela prouver deux vérités, l’une que le travail, aux hommes nécessaire, fait leur félicité plutôt que leur misère, l’autre, qu’il n’est point de coupable en repos.u0022u003c/strongu003e N. Boileau

ps : alors même que ce billet attendait sa relecture, notre lave-vaisselle, qui nous accompagnait depuis six ans déjà, est tombé en panne. Après avoir couché les enfants, il nous restait beaucoup de travail et un excellent film à terminer. Quelle plaie ! Elle à la plonge, moi à l’essuyage. On parle. Quel plaisir.

[1] Durant l’Antiquité, stoïciens et épicuriens étaient au moins d’accord sur un point, l’importance de l’otium, soit le repos, propice à la pratique de la méditation, qui enlève les troubles et apprend à mieux vivre par l’enseignement des arts. Ainsi, l’otium s’oppose au negotium, qui est sa négation : le négoce, une absence de repos. L’homme aisé de la civilisation antique avait gagné la liberté de diminuer son temps de vie active pour se consacrer à lui-même. Aujourd’hui, le paradigme a changé pour deux raisons : d’abord, dans un monde connecté, ne pas être actif ne signifie pas forcément se consacrer à soi, ensuite, puisque le travail est régi par des lois sociales, jusqu’au bénévolat, entretenir sa propre maison n’est pas un travail (contrairement à l’entretien de celle des autres). Dès lors, sortir du négoce ne va pas de pair avec le loisir.

[2] Suivant par-là l’adage contemporain : « Un esprit vidé dans un corps publié. »

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