Léopold III en 1955. © Belga

« Léopold III était un humaniste »

Le Vif

A 91 ans, dont 73 consacrés à une éblouissante carrière de comédien, Jean Piat livre ses mémoires.Au fil de cette jubilatoire promenade temporelle, il révèle notamment la longue amitié qui l’a lié à… Léopold III et à la princesse de Réthy.

Jean Piat restera toujours associé aux Rois maudits et à son inoubliable incarnation de Robert d’Artois, personnage hors normes apparu sur les écrans de l’ORTF en décembre 1972. Tout d’écarlate vêtu, ce sanguin au verbe haut, passionné et prompt à se rebeller contre l’injustice, était un proche cousin de Cyrano, de Figaro et du Don César de Ruy Blas. Tous ces rôles, que Jean Piat a incarnés avec panache et élégance, constituent autant de « pièces d’identité » indissociables de son parcours. Mais dans ses mémoires (1), le comédien dévoile également la relation amicale qu’il entretint avec Léopold III et son épouse Lilian Baels, princesse de Réthy.

> Le Vif/L’Express : Vous êtes né en septembre 1924, à Lannoy, non loin de la frontière belge. On a le sentiment que la Belgique est un pôle important de votre parcours…

Jean Piat : Effectivement, je suis né à quelques centaines de mètres de la frontière belge. Le fait d’avoir rencontré le roi Léopold III n’est tout de même pas tellement courant pour un « petit français » né dans le Nord. Pourquoi ai-je joué une pièce intitulée Prof, qui a été un très gros succès et qui est due à un auteur belge, Jean-Pierre Dopagne ? Pourquoi est-ce que je me sens plus à l’aise à Bruxelles qu’à Marseille ? J’ai un sentiment de complicité avec la Belgique et avec mes amis belges que je ne ressens pas ailleurs. Je suis de ce « climat »-là, si vous voulez.

En 1972, vous décidez de quitter la Comédie française pour pouvoir jouer une pièce au titre prédestiné : Le Tournant. Qu’est-ce qui détermine votre décision ?

Ce « tournant » dans ma vie est d’autant plus extraordinaire que je suis natif de la Balance, donc habitué à peser et repeser mes décisions. Or, je me suis décidé en 24 heures et j’ai donné une réponse positive à Françoise Dorin, l’auteure de la pièce. Le directeur de la Comédie de Genève, où je jouais alors Le Misanthrope, m’avais dit : « Tu es pourtant l’exemple même du sociétaire de la Comédie française. » Mais j’étais sans doute, à l’approche de la cinquantaine, tenaillé par le sentiment de m’enliser bientôt dans une certaine routine si je restais au « Français ». Et puis, Le Tournant était vraiment un projet très enthousiasmant, une pièce écrite peu de temps après Mai 68 et en prise directe sur l’actualité.

C’est en jouant cette pièce que vous allez faire la connaissance de Léopold III, dans des circonstances fort peu protocolaires…

La pièce, que je jouais au Théâtre de la Madeleine à Paris, venait de se terminer. J’étais dans ma loge, à cent lieues d’imaginer que celui qui fut le roi des Belges viendrait me saluer. Le régisseur, qui était assez blagueur, apparaît dans l’encadrement de la porte annonçant un peu pompeusement : « Le roi ! » Et alors que je lui réponds : « Arrête tes conneries », je vois se profiler la haute silhouette de Léopold. J’étais encore en caleçon, et le roi, qui avait beaucoup d’humour, m’a avoué qu’il s’était égaré dans la cave à charbon avant de trouver l’emplacement de ma loge. Cela a été le départ, j’ose le dire, d’une longue amitié et nous nous sommes ensuite revus, lui et sa famille, à chaque occasion possible. Outre son humour, il avait une présence incroyable. Des yeux bleus, nets, limpides, un sourire à la David Niven, et sa personnalité était très ouverte sur le monde.

Vous avez ensuite fait la connaissance de son épouse, la princesse de Réthy. Comment étaient-ils ensemble ?

Il y avait entre eux une intimité chaleureuse et tendre. J’avais ce sentiment de voir un couple d’amants qui s’entendaient admirablement. Leur mariage en pleine guerre a d’ailleurs coûté très cher au roi, par la suite (2).

Quel genre de rapports entreteniez-vous ?

A la fois très simples et très familiers. Un soir, par exemple, j’étais invité à dîner au château d’Argenteuil. Mis très en retard par une séance de signatures d’un livre dans le Nord de la France, je leur téléphone pour m’excuser et leur dire de ne pas m’attendre pour le dîner. Je m’entends répondre : « Vous venez quand vous voulez. On vous attend ! » Se retrouver vers 10 heures du soir entre le roi Léopold et la princesse Lilian, avoir le sentiment qu’ils m’ont réellement attendu et manger ensemble une langouste, c’était pour moi un événement très exceptionnel. Cela peut sembler banal, mais c’était une preuve d’intimité et d’amitié qu’ils m’accordaient.

Vous évoquez également la passion de Léopold III pour l’anthropologie et les civilisations d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie.

Sa collection de photos des peuples de tous les continents était exceptionnelle. A travers ses nombreux voyages, il avait acquis une connaissance intime de nombreuses civilisations et de nombreux peuples, de toutes croyances et de toutes origines. C’était avant tout un humaniste. Il a visité à peu près le monde entier, souvent en compagnie de sa fille cadette, Marie-Esméralda. On sentait vraiment qu’il avait passé sa vie à essayer de comprendre l’humanité dans toute sa diversité. C’était un homme de très grande envergure, mais aussi d’une très grande modestie.

Lui arrivait-il d’évoquer les polémiques concernant son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Il m’a confié un jour, après les accusations dont il a été l’objet en raison de sa visite à Hitler (3), que son objectif avait été de tenter de faire comprendre aux autorités allemandes que son peuple souffrait et avait faim. Il disait toujours que son but essentiel était d’alléger les souffrances du peuple belge.

On lui a aussi reproché de ne pas avoir suivi le gouvernement belge en exil.

On lui a fait grief de ne pas être passé en Angleterre, mais il a voulu rester au milieu de son peuple. C’est une attitude que certains peuvent critiquer, mais qui a ses mérites et ses raisons d’être. De Gaulle, après un moment d’hésitation, a décidé de rejoindre l’Angleterre. Mais De Gaulle n’était pas un souverain. C’était à l’époque un général à peu près inconnu, qui avait décidé de continuer à se battre. En tant que roi des Belges, Léopold était en quelque sorte le père de la Nation et, par conséquent, il considérait que son devoir était de rester au milieu de son armée et de son peuple. C’est une option qui lui a été ensuite reprochée. Je sais qu’il a beaucoup souffert de ce qu’il considérait comme une injustice et un rendez-vous manqué avec la vérité.

Entretien : Alain Gailliard

(1) Et…vous jouez encore !, par Jean Piat avec François d’Orcival, éditions Flammarion, 323 p.

(2) Léopold III et Lilian Baels se sont mariés, d’abord religieusement et ensuite civilement, en septembre 1941. Ce fut l’un des éléments de la controverse née après la Seconde Guerre mondiale et de la Question royale qui s’ensuivit.

(3) La rencontre entre Léopold III et Hitler eut lieu le 19 novembre 1940 à Berchtesgaden, à l’initiative de ce dernier. Léopold III y plaida, en vain, pour le retour de tous les prisonniers belges, pour une amélioration de la situation alimentaire et pour des garanties sur l’indépendance de la Belgique à l’issue du conflit.

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