Ce n'est pas de gaieté de coeur que Léopold II céda son Congo à la Belgique. © Reporters

Léopold II, le méchant de l’histoire

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’entreprise coloniale léopoldienne inspire romanciers, auteurs de BD et metteurs en scène. Ils voient en Léopold II un monstre de cynisme, qui n’a en tête que le pillage du Congo.

Six ans après Congo. Une histoire, le best-seller de David Van Reybrouck (Actes Sud, 713 p.), sort une nouvelle fresque monumentale et tragique de la colonisation de l’Afrique centrale, Il est à toi ce beau pays, dernier roman de Jennifer Richard (Albin Michel, 756 p.). Points communs entre les deux ouvrages : ils comptent chacun plus de 700 pages et leur couverture est illustrée par une photo en clair-obscur de visage africain émergeant d’un fond noir. Dans le roman de l’auteure franco- américaine d’origine guadeloupéenne, Léopold II est qualifié de  » saigneur du Congo « . Il apparaît comme un monstre de cynisme, qui prétend coloniser le coeur du continent noir pour éradiquer l’esclavage, alors qu’il n’a en tête que le pillage du pays,  » théâtre d’un crime qui marque au fer rouge le xxe siècle  » .

Les premières pages du 4e tome de la BD Africa Dreams (Casterman) évoquent l'Expo universelle de 1897 et ses
Les premières pages du 4e tome de la BD Africa Dreams (Casterman) évoquent l’Expo universelle de 1897 et ses  » villages africains  » implantés dans le parc de Tervuren.© DR

Du palais royal de Bruxelles aux forêts tropicales, on croise, au fil des pages, le roi des Belges, mais aussi Henry Morton Stanley, son envoyé spécial en Afrique centrale, ou encore Joseph Conrad, qui a commandé le steamer Roi-des-Belges sur le fleuve Congo en 1890. L’écrivain et aventurier a tiré de cette expérience la nouvelle Au coeur des ténèbres (1899), la plus célèbre oeuvre de fiction inspirée par l’Afrique coloniale, centrée sur la folie de Kurtz, un collecteur d’ivoire. D’autres acteurs du cheminement de la  » question congolaise  » défilent dans le roman, dont le pasteur afro-américain George Washington Williams, le premier à dénoncer, sans outrance mais de façon méthodique, la gestion du territoire colonial dans sa Lettre ouverte à sa Majesté sereine Léopold II (1890).

Roger Casement est l'auteur d'un rapport d'enquête qui fait grand bruit dans la presse, en 1904.
Roger Casement est l’auteur d’un rapport d’enquête qui fait grand bruit dans la presse, en 1904.© BELGAIMAGE

Une démarche « documentée »

La démarche  » documentée et historique  » de Jennifer Richard a des précédents en littérature et en BD. En 2013, l’auteur péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, publie Le Rêve du Celte (Gallimard), roman inspiré de la vie de Roger Casement. La même année sort Le Bureau des reptiles, le premier roman de Marcel-Sylvain Godfroid (Weyrich, 2013), fruit de longues recherches à la Bibliothèque nationale. Dans ce récit percutant, un jeune journaliste belge enquête, à la fin du xixe siècle, dans les allées du pouvoir royal.

Le  » bureau des reptiles  » désigne le service de presse mis sur pied par le deuxième roi des Belges pour chanter les louanges de son entreprise coloniale. Une officine rebaptisée ironiquement  » Fonds des reptiles  » par les journalistes belges, car l’une de ses missions secrètes est de distribuer aux journaux influents des enveloppes copieusement garnies. Pour l’auteur, le drame du Congo léopoldien est  » le plus terrible scandale de l’histoire de la Belgique « .

Les villages africains de Tervuren

George W. Williams, qui a condamné l'oppression coloniale dans une lettre ouverte à Léopold II.
George W. Williams, qui a condamné l’oppression coloniale dans une lettre ouverte à Léopold II.© DR

Léo Dover, le jeune journaliste héros du Bureau des reptiles, couvre l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897, située au parc du Cinquantenaire et à Tervuren. Parmi les  » attractions  » à succès, il y a ces 65 Congolais logés dans des  » villages africains  » reconstitués dans le parc de Tervuren afin d’illustrer le rôle civilisateur que Léopold II s’est attribué.

On retrouve à peu près le même point de départ dans le 4e tome de la BD Africa Dreams (dessin de Frédéric Bihel, scénario de Maryse et Jean-François Charles, Casterman 2016), titré Un procès colonial : une journaliste découvre, en compagnie du roi, les villages de Tervuren,  » zoo humain  » où sont montrés  » 300 ( ! ) Congolais  » venus d’Afrique. L’album revient sur le sort des populations congolaises qui ont subi exactions, famine, torture, meurtre, déportation. En couverture : un enfant au bras coupé et, de profil, le visage inquiétant de Léopold II.

Insulte au roi ?

Les abus du régime léopoldien au Congo et, plus largement, la violence physique et morale du passé colonial belge inspirent aussi le monde du théâtre en Belgique. Ces deux dernières années a circulé, en Wallonie et à Bruxelles, la pièce Colon(ial)oscopie, de et avec Geneviève Voisin. Le pitch : l’amicale des anciens d’Afrique organise une conférence à Kinshasa, précédée d’un récital de chansons  » exotiques et coloniales  » donné par une descendante de colons, admiratrice de  » l’oeuvre civilisatrice  » de Léopold II. Au passage, le chiffre de  » 20 millions de morts  » causés par son régime est avancé. En 2005, le théâtre des Martyrs, à Bruxelles, a créé King Léopold II. Tirée du Soliloque du roi Léopold, le pamphlet de Mark Twain publié en 1905, la pièce a été considérée dans les milieux patriotiques comme insultante pour le roi des Belges et le pays. A ceux qui les ont accusés de faire le jeu des nationalistes flamands antimonarchistes, les auteurs ont répliqué en invoquant le  » devoir de mémoire « .

Les mains coupées

Le consul britannique Roger Casement est l’ auteur, fin 1903, d’un rapport d’enquête très détaillé dans lequel il pointe les exactions systématiques commises par les agents de l’Etat sur les populations du Haut-Congo. Parmi les pratiques relevées, celle des  » mains coupées  » marquera les esprits : en Equateur, des caporaux noirs chargés par leurs supérieurs blancs de lever les quotas de caoutchouc auprès de villageois ont pour consigne de ramener, pour chaque balle

de fusil ayant tué un  » indigène « , une main coupée de cadavre, preuve que la balle n’a pas été utilisée à d’autres fins (braconnage, revente).

Les révélations de Casement, plus retentissantes que les témoignages précédents faits par des missionnaires protestants, sont à l’origine de la première grande mobilisation humanitaire de l’histoire. Le pasteur est rejoint dans son combat par le journaliste Edmund Morel, fondateur de la Congo Reform Association. Dès lors, à travers le monde, livres, articles et pamphlets dénoncent les réquisitions forcées et les opérations de représailles exercées sur les villages récalcitrants. La campagne contre les abus du régime léopoldien fait tache d’huile au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Europe. Léopold II doit envoyer dans son Etat indépendant du Congo une commission d’enquête internationale, qui confirme toutes les critiques. Conséquence : en 1908, le roi est contraint de céder le Congo à la Belgique.

Léopold II et le Congo : dates clés

— 1876 — Conférence géographique internationale de Bruxelles ; création de l’Association internationale africaine (AIA), chargée d’implanter la civilisation au coeur de l’Afrique.

— 1879 — L’explorateur Stanley est envoyé par Léopold II dans le bassin du Congo.

— 1885 — La Conférence de Berlin reconnaît l’Etat indépendant du Congo (EIC), dont Léopold II devient le  » roi-souverain « .

— 1890 — Conférence antiesclavagiste de Bruxelles ; établissement du régime domanial au Congo.

— 1891 — Face à l’aggravation du déficit budgétaire, l’EIC devient un Etat militaro-fiscal.

— 1892 — Début de l’exploitation à outrance du caoutchouc ; opérations punitives armées.

— 1895 — Pour économiser les munitions, Léon Fiévez, commissaire de district de l’Equateur, exige de ses soldats qu’ils rapportent une main pour chaque cartouche utilisée.

— 1899 — Parution de la nouvelle Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad.

— 1904-1905 — La commission d’enquête Edmond Janssens confirme la surexploitation, souvent forcée, de la main-d’oeuvre indigène.

— 1904-1913 — Campagne contre l’EIC menée par la Congo Reform Association (Roger Casement, Edmund Morel).

— 1908 — Destruction des archives congolaises par le roi ; le Congo devient une colonie de la Belgique.

— 1909 — Décès de Léopold II.

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