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Léopold II et la folie des grandeurs

Au niveau belge, c’est un géant. Urbaniste d’abord, bâtisseur ensuite, Léopold II est un entrepreneur insatiable désireux d’embellir le pays tout en glorifiant la fonction royale. Moderne par ses idées, classique par certains de ses goûts, il sera souvent précurseur. Et pourtant, il ne mourra pas populaire.

Le fondateur d’empire, le pharaon des Belges, le roi urbaniste, le géant… Les qualificatifs pleuvent et renvoient tous à la même idée de grandeur. Si Léopold II a voulu offrir à la Belgique une fenêtre sur le monde, il a aussi veillé à la rendre plus belle. Il est entré dans l’histoire du pays comme le roi bâtisseur : en matière de constructions, pas plus que son prédécesseur, aucun de ses successeurs n’arrivera à sa hauteur. Un mystère ? Pas vraiment. C’est certainement le fruit d’un contexte : sous son règne, la petite Belgique rayonne : elle est la troisième puissance exportatrice au monde ! Mais l’oeuvre créatrice du souverain tient davantage encore à l’étrange personnalité d’un personnage à part.

A l’exception de son intérêt pour la géographie, Léopold n’est pas un enfant studieux. « C’est un rêveur, décrit Francis Balace, professeur émérite d’Histoire contemporaine à l’Université de Liège. C’est aussi un ambitieux : dès le départ, Léopold est un petit qui veut jouer dans la cour des grands. » L’étranger le passionne. Il aime discuter avec les aventuriers et envoyer ses émissaires découvrir des territoires inconnus. Après plusieurs tentatives vaines, lui qui considère qu' »il suffit d’oser pour réussir » finit par obtenir le Congo. En 1885, il se retrouve à la tête d’un empire, voyant son appétit de puissance satisfait. « En même temps, ce n’est pas un homme rempli de gloriole, nuance Balace. Il s’habille sobrement, porte un képi démodé, vit de façon spartiate. Le matin, il se contente de boire de l’eau chaude et de manger deux oeufs à la coque. Au fond, Léopold est un peu hors du réel. »

Urbaniste avant d’être bâtisseur

Cet homme hors normes voit grand. Pour lui sans doute. Mais surtout pour son pays. « Partout autour de nous, les capitales et les villes font des progrès étonnants, déclare-t-il en 1860. Notre riche et artistique pays ne peut se laisser devancer par ses voisins. » Léopold n’a que 25 ans mais certains traits émergent déjà. Si le jeune homme n’est pas un artiste, il se passionne pour l’art d’embellir les villes. Autour de lui circulent des architectes et des ingénieurs. Il les préfère largement aux hommes politiques. « Eux au moins, ils construisent quelque chose. »

Et puis, Léopold est un homme d’opportunités. En 1866, un an après sa montée sur le trône, le jeune roi s’émeut de voir la Senne provoquer une épidémie de choléra dans les bas quartiers de Bruxelles. Le bilan est lourd : 3 500 victimes. Lorsque le bourgmestre Jules Anspach décide le voûtement de la rivière, il peut compter sur le ferme soutien du souverain. Pour Léopold, ce n’est qu’un début. Dans la foulée, il veille à assainir et embellir les vieux quartiers du centre-ville. Il faut dire que l’homme n’est pas dépourvu d’une certaine fibre sociale. « Les populations ouvrières ont droit à toute notre sollicitude, affirme-t-il. Nous devons nous efforcer d’améliorer leur logement, de leur donner de l’air et de l’espace. » Nuançons : pour Léopold, le soin apporté au sort des classes défavorisées est aussi un bon moyen de garantir l’ordre public. A côté des vieux quartiers, il y a les parcs. A Saint-Gilles, Laeken et Woluwe, il crée des espaces verts. Urbaniste avant l’heure, il a compris que la nature permet d’égayer le paysage urbain. « Nous lui devons d’avoir créé ou préservé dans notre pays plus de 7 500 hectares de verdure », indique Liane Ranieri, historienne et spécialiste du sujet. Parallèlement, le monarque redessine la capitale en commandant de grandes avenues et de larges boulevards. Plus large sera la voirie, plus prestigieuse sera la ville ! Il faut dire que l’homme est amoureux de Paris. Mais Léopold ne se concentre pas que sur Bruxelles. Le roi aime beaucoup Ostende. De la « reine des plages », il veut faire la plus belle station balnéaire du continent. Là aussi, il suscite la création de parcs et favorise l’urbanisation des quartiers. Après avoir lancé la construction d’un hôtel de luxe, il participe également à celle d’un théâtre. Sensible au potentiel économique du littoral, il se battra enfin pour le développement des ports du littoral. Car le roi est bien conscient qu’ « un pays n’est pas petit quand il touche à la mer ».

Au fil du temps, Léopold l’urbaniste devient Léopold le bâtisseur. Aidé par l’arrivée de capitaux congolais, le roi peut enfin achever le Cinquantenaire. Dans le même temps, il décide d’ériger un énorme musée à Tervueren. Ces oeuvres majestueuses marquent les esprits et révèlent la dignité de la fonction royale. Elles ne sont pas pour autant les plus significatives. « Les monuments ne jouèrent nullement dans l’oeuvre de Léopold II le rôle prépondérant que les contemporains lui ont abusivement attribué, précise Liane Ranieri. Si le monarque fut bâtisseur pendant les dix dernières années de son règne, il fut urbaniste pendant un demi-siècle. »

Léopold II et la folie des grandeurs
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Le petit enfant rêveur est devenu entrepreneur. Pour les projets qui lui tiennent à coeur, il déploie des efforts de créativité et de persévérance. Son activité consiste autant à lancer des projets qu’à convaincre des politiques, acheter des terrains ou presser les architectes. L’homme s’ingénie aussi à élaborer les constructions juridiques qui lui permettront de récolter des fonds ou d’assurer la pérennité de ses oeuvres. Enfin, Léopold aime se rendre sur le terrain. « Les conférences avec les architectes et les visites de chantier furent toujours un de ses plus grands plaisirs », relève Liane Ranieri. Revenu au Palais, il annote personnellement les propositions qui lui sont faites.

Un mégalomane au pays des frondeurs

Le monarque se mêle des moindres détails et impose ses goûts. Il aime le grand et le pharaonique. Le classique lui plaît aussi. A l’heure où Victor Horta s’impose comme le chef de file de l’Art nouveau à la belge, Léopold préfère le faste à la française. Au pays, certains le regrettent. Et reprochent au souverain de faire appel à des paysagistes d’outre-Quiévrain.

Un autre grief revient fréquemment : le roi serait mégalomane. « C’est une économie que de savoir prévoir l’avenir, rétorque-t-il. En Belgique, on est trop souvent méfiant et frondeur. » En attendant, il est vrai que la démesure ou le style de certains édifices ont de quoi laisser songeur. De même, certains projets ressemblent à des caprices d’enfant gâté. « Léopold II construisit un tunnel souterrain qui partait de Laeken et allait jusqu’au port de Bruxelles, relate Francis Balace. Ce tunnel permettait au roi de se rendre sur son yacht en toute discrétion, avec sa maîtresse, la baronne de Vaughan. »

Et puis, il convient aussi d’évoquer les échecs royaux. Vers 1880, Léopold entame la rénovation du domaine d’Ardenne, propriété de la famille royale située à Houyet. Un château vient bientôt remplacer la modeste demeure, un étang est aménagé, une gare de chemin de fer est même construite. Le roi entend faire du château un hôtel de luxe contribuant au développement touristique de la région. Dès le départ, l’affaire s’avère déficitaire. A la mort du roi, il sera abandonné.

Avec l’argent du Congo ?

Pour ses détracteurs, c’est grâce à l’argent du Congo que Léopold a embelli le pays. L’accusation est classique ; elle ne résiste pas (entièrement) à l’épreuve des faits. Car les territoires africains ne seront pas immédiatement sources de profits. « Jusqu’en 1896, le Congo ne rapporte rien », rappelle Francis Balace.

Parue en Angleterre sous la légende
Parue en Angleterre sous la légende  » In the rubber coils « , la caricature dépeint Léopold II en oppresseur du peuple congolais.© DR

En réalité, il faut distinguer deux périodes. Durant les 30 premières années de son règne, Léopold II met régulièrement la main à la poche. Il achète des terrains, finance les études techniques, paie l’entretien des parcs, commande des statues. Autant que possible, il souhaite que ses grands travaux ne coûtent rien à l’Etat. Il faut dire que Léopold dispose d’une importante fortune privée, héritée de ses parents. Comme tout monarque, il perçoit également une dotation annuelle fixée par la loi. Mais dans le même temps, l’aventure congolaise lui coûte cher. En 1890, le roi… frôle la faillite ! Il continue pourtant à créer des espaces verts, embellir les dunes et améliorer la voirie.

Couronnement : en 1900, Léopold fonde la Donation royale, par laquelle il transmet à l’Etat « celles de ses propriétés qui contribuent à l’agrément et à la beauté des localités où elles se trouvent ». Au total, ce sont des milliers d’hectares, répartis entre Ciergnon, Laeken, Ostende et Tervueren, qui tombent dans l’escarcelle du royaume. A une seule condition : après le décès du donateur, les biens devront conserver leur aspect originel.

Léopold II et la folie des grandeurs
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En 1896, c’est le tournant congolais. Les terres africaines commencent à rapporter. Et à rapporter beaucoup ! Ce que le roi appelle « la juste participation du Congo à l’embellissement de notre territoire » peut commencer. C’est l’ère des oeuvres monumentales : musée de Tervueren, arcade du Cinquantenaire, Tour japonaise… « Léopold II est attiré par l’argent, admet Francis Balace. Mais s’il aime l’argent, c’est surtout pour le pouvoir qu’il peut donner. Il n’hésite pas à dépenser s’il estime que ça peut rapporter – à lui ou à la Belgique. » Une précision toutefois : nombre de travaux réalisés sous le règne de Léopold II seront d’abord financés par les pouvoirs publics. Entre 1884 et 1909, les dépenses de l’Etat affectées à de nouvelles constructions font plus que décupler ! Mais là aussi, le roi n’est pas inactif : chaque année, au moment de voter les budgets, il bataille avec ses ministres afin de prévoir des financements à la hauteur de ses ambitions.

La popularité ou les vagues de la mer

Léopold II affirmait vouloir laisser, à sa mort, une Belgique « plus grande, plus belle et plus forte ». Objectif atteint. Ainsi, sans le deuxième roi des Belges, Bruxelles serait restée une ville de province. Pour son oeuvre, le souverain sera critiqué ; il sera aussi admiré. Mais jamais il ne sera aimé. « Les Belges appréciaient ses constructions mais ils auraient préféré un roi plus paternel et plus présent. En l’occurrence, Léopold est un homme que personne ne voit », constate Francis Balace. La vie sentimentale débridée du souverain, ses rapports houleux avec ses filles ne jouent pas en sa faveur. Lorsque le souverain offre la Donation royale au pays, les mauvaises langues racontent qu’il le fait uniquement pour déshériter ses filles…

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Mais l’homme n’en a cure. « Je pense avoir fait ce que je pouvais pour la prospérité de mon pays, cela n’a rien d’extraordinaire, déclare-t-il à un ministre quelques jours avant de mourir. Mais je n’ai jamais recherché la popularité. Car la popularité est semblable aux vagues de la mer qui vont et qui viennent. » Dans son testament, Léopold II avait écrit son souhait d’être enterré dans la plus stricte intimité. Cette dernière volonté ne sera pas respectée. Le 22 décembre 1909, des funérailles en grande pompe sont célébrées. Le lendemain, plusieurs journaux indiquent qu’on repérait dans la capitale « une certaine tristesse populaire ». C’est confusément sans doute que, même s’ils ne l’aimaient pas, les Belges pressentaient avoir perdu un grand roi. ?

Léopold II urbaniste, par Liane Ranieri, éd. Hayez, 1973.

Par Vincent Delcorps

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