Salvatore Curaba, patron à dimension humaine. © Valentin Bianchi/Hans Lucas pour le vif/l'express

Le respect du travailleur, business model gagnant

Ex-footballeur professionnel, le Louviérois Salvatore Curaba a fondé, il y a vingt ans, Easi, société de services informatiques. Près de 32 millions de chiffre d’affaires l’an dernier, 200 employés travaillant comme on vit en famille, sans syndicats, et une logique basée sur le respect des collaborateurs. Preuve qu' »on peut réussir en restant quelqu’un de bien ».

Salvatore Curaba répète que c’est en donnant de l’amour à ses collaborateurs qu’une entreprise peut progresser et qu’un vrai patron est avant tout une personne au service de ses équipes. Un business model où les actionnaires sont exclusivement des travailleurs et qui fonctionne : taux de présentéisme de 99,2 % et bénéfices en 2018 de plus de quatre millions d’euros. Un succès que Curaba décrit dans un livre (1) et applique à la Raal, Royale association athlétique louviéroise, le club de foot qu’il a racheté en 2017 avec d’autres investisseurs. Rencontre.

Easi a été élue à quatre reprises Meilleur employeur de l’année. C’est quoi, le modèle ?

En développant ma société, j’ai pris conscience qu’une entreprise, c’est un peu comme une famille. Il y a le chef qui protège sa meute et agit comme un papa qui sécuriserait l’environnement pour que ses enfants osent prendre des risques et se dépassent. Puis j’ai pensé que si j’étais seul à tirer l’entreprise, ça n’avait aucun sens : avec une seule locomotive pour tirer tout un train, on ne va pas très loin. C’était beaucoup plus intéressant pour moi de partager le pouvoir et pour Easi d’avoir plusieurs locomotives. On irait plus vite et surtout plus loin. Sans compter que, sans perspectives, vos travailleurs finissent par vous quitter : vous devez tout recommencer avec d’autres et ça freine le développement de l’entreprise. Enfin, et c’est peut-être le plus important, j’estimais qu’il était impensable d’exiger de mes collaborateurs de faire des sacrifices, de leur demander de se dépasser sans qu’ils soient partie prenante des grandes orientations et des résultats de l’entreprise. C’est ainsi que j’ai commencé à revendre petit à petit mes actions à mes collaborateurs. Pour les 20 ans d’Easi, j’ai prévu de passer la barre symbolique des 50 % de mes actions. C’est beaucoup plus sain : si je restais l’actionnaire majoritaire, l’intérêt de la société se confondrait toujours avec le mien, alors que si les autres sont plus nombreux que moi, nous sommes certains que les décisions seront toujours prises en faveur d’Easi. Donc de tous.

Avec une seule locomotive pour tirer tout un train, on ne va pas très loin.

Vous revendiquez une hiérarchie pyramidale mais inversée, un actionnariat exclusivement aux mains des travailleurs. Comment ça se passe ?

La pyramide inversée, c’est le  » patron  » qui porte son entreprise. Ce ne sont donc pas les collaborateurs qui sont au service du patron mais le patron qui est au service des collaborateurs. Par exemple, si ça se passe mal avec un travailleur, je me tourne d’abord vers son manager. Car si un collaborateur nous quitte, c’est que son supérieur a failli. Sinon, il n’y aurait aucune raison qu’il s’en aille. L’avantage, c’est que chez nous, on commence au bas de l’échelle avant de devenir manager et ensuite directeur… Autre chose : si quelqu’un quitte la société, il est obligé de revendre les actions qu’il détiendrait, ce qui responsabilise tout le monde. D’autant qu’il faut travailler chez Easi depuis au moins deux ans pour prétendre à en acheter. Ça favorise le travail dans la durée, on mise sur le long terme, comme dans un couple finalement.

Et les travailleurs plus âgés, ceux qui coûtent plus cher et dont la tendance du marché est de s’en séparer ?

Si un travailleur nous a donné quinze ans de sa vie, je me sens responsable de lui. Il me paraît impensable de s’en séparer. Je serais plus nuancé en ce qui concerne les directeurs. En 2016, j’ai estimé qu’à plus de 53 ans, je devais quitter le comité de direction pour faire place aux jeunes. C’était un choix, pas une obligation, mais j’aimerais que ceux qui y sont toujours fassent de même quand ils auront mon âge, tout en restant dans la société, évidemment. L’idéal serait qu’ils changent de fonction, histoire de gagner une nouvelle énergie. Ça permet à tout le monde de se renouveler, ce qui est salutaire pour chacun et pour l’entreprise, tout en faisant grandir les jeunes.

Salvatore Curaba avec, assis, l'ex-footballeur Philippe Albert :
Salvatore Curaba avec, assis, l’ex-footballeur Philippe Albert :  » Le foot est un milieu où la notion humaine n’existe quasiment plus. « © LAURIE DIEFFEMBACQ/belgaimage

Selon vous, un des secrets pour être un bon patron, c’est de faire confiance à ses collaborateurs et de parvenir, in fine, à lâcher le pouvoir. Pourquoi les autres chefs d’entreprise n’y souscrivent-ils pas ?

Je pense que ce qui les bloque, c’est l’idée selon laquelle sans pouvoir, ils n’existeraient plus ou qu’ils deviendraient subitement faibles. Or, c’est le contraire : c’est en faisant grandir les autres qu’on devient fort. C’est en leur laissant des responsabilités qu’on reçoit du bonheur. Il n’y a pas de secret : plus on fait confiance, plus on reçoit. Quand je suis sorti du comité de direction, ce n’était pas facile pour moi parce que je n’étais plus au courant de tout comme avant. Pourtant, quand un de mes directeurs m’a dit :  » Ça y est ! On ouvre une filiale à tel endroit ! « , j’ai ressenti un bonheur qu’on ne peut pas imaginer. C’est tellement plus valorisant de voir des collaborateurs devenir d’une certaine façon  » actionnaires de leur propre vie « , de les voir prendre leur envol et continuer à développer ce que vous avez initié.

Il y a quinze ans, à la suite d’une enquête de satisfaction interne, vous avez institué des free-talks, où ceux qui le désirent peuvent, une fois par mois, poser toutes les questions auxquelles vous vous engagez à répondre… Est-ce la raison de l’absence de syndicats chez Easi ?

Peut-être. Ça nous a surtout fait prendre conscience de l’importance de la communication. Pour s’impliquer, il faut être informé. Si on ne prend pas la peine d’informer ses travailleurs, ça revient à dire qu’on ne leur fait pas confiance. Et sans confiance, rien n’est possible. Comme il n’y avait pas de demande pour une délégation syndicale, on a proposé un comité de représentation. Les employés n’en ont pas voulu non plus, ils estimaient qu’ils perdraient le contact direct avec la direction.

La valeur de ma société n’est constituée que de la richesse des personnes qui y travaillent.

Dans votre livre, vous expliquez que le premier pilier du succès, ce sont les valeurs humaines. Compatible avec la logique du marché ?

Dans le secteur informatique, vous ne savez jamais quel produit vous développerez dans deux ans. Mais si vous avez les bons collaborateurs, vous savez que, quelle que soit la demande des clients demain, vous pourrez l’honorer. C’est pour ça que je dis que la valeur de ma société n’est constituée que de la richesse des personnes qui y travaillent. Je pense aussi qu’il est indispensable que les gens partagent les mêmes valeurs, sinon le lien ne se fait pas, la collaboration n’est pas optimale et les résultats s’en ressentent. Ces valeurs, c’est le respect, la positivité et l’égalité entre tous les travailleurs. C’est aussi la responsabilité et la loyauté : si Easi fait tout pour le bonheur de ses employés, ceux-ci doivent faire primer l’intérêt de l’entreprise sur leur intérêt personnel.

Président et actionnaire à 25 % de la Raal, vous appliquez le modèle Easi. Ça marche ?

Le foot, c’est un milieu où la notion humaine n’existe quasiment plus. Les joueurs et les entraîneurs ne sont souvent que des produits, qu’on prend, qu’on use et qu’on jette quand on a fini… J’ai eu envie de changer la donne en choisissant un entraîneur qui puisse faire toute sa carrière avec nous. Dès la première saison, en 2017, nous sommes montés en D2 amateur. Pareil pour nos joueurs : tant qu’ils restent dans nos valeurs et que leurs compétences ne plafonnent pas, nous n’avons aucune raison de nous en séparer. C’est tout l’intérêt d’un bon recrutement, comme chez Easi. Nous nous sommes rendu compte que ce n’est qu’après deux évaluations annuelles qu’on sait vraiment si ça marchera mais je suis confiant.

(1) On m'a pris pour un fou. Aimer, partager, agir, par Salvatore Curaba et Vincent Dussaiwoir, 2018.
(1) On m’a pris pour un fou. Aimer, partager, agir, par Salvatore Curaba et Vincent Dussaiwoir, 2018.

La Raal, c’était un rêve d’enfant ou une revanche ? Votre père était arrivé d’Italie pour travailler dans les mines…

C’était l’occasion de faire quelque chose pour ma région. Je cherchais depuis longtemps un projet qui ait du sens. En cela, ressusciter la Raal pour la rendre à ses supporters ( NDLR : le club est une coopérative dont beaucoup de ses supporters sont actionnaires), c’était le rêve. Je crois fondamentalement que si on n’a pas un objectif élevé, qui dépasse l’intérêt personnel, rien ne peut marcher. Tous les efforts que vous devrez fournir vous pèseront tellement que votre projet n’aboutira pas. L’important, c’est de se prendre en main, d’avoir le courage d’avancer et de prendre les décisions. Et puis, de donner aux autres.

Dans votre livre, vous expliquez le rôle néfaste de la peur. Comment la dépasser ?

Beaucoup croient que je suis sûr de moi. C’est totalement faux. J’ai peur tout le temps et je trouve ça plutôt sain. Mais la peur ne me handicape pas. Je refuse qu’elle me bloque. Chaque fois que je la ressens, je me mets immédiatement en mouvement. C’est un peu l’histoire de l’homme qui veut sauter en parachute : comme il a peur, il reste figé dans l’avion et plus il se fige, plus il a peur. Mais à partir du moment où il se lance, il n’a plus peur : sa peur est restée dans l’avion. L’être humain est très fort pour trouver toutes sortes de parades et éviter de se lancer. Il adore aussi s’inquiéter pour des choses qui, dans 90 % des cas, n’arriveront jamais. Or, quand un problème se pose réellement, on finit toujours par trouver une solution.

(1) On m’a pris pour un fou. Aimer, partager, agir, par Salvatore Curaba et Vincent Dussaiwoir, 2018.

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