Sophie Wilmès, Première ministre : "Il n'y a pas un détenteur unique du pouvoir, mais plusieurs. Si la Belgique reste stable, c'est grâce à cela. Mais à cause de cela, il n'y a pas de sentiment d'urgence face au blocage actuel." © Jonas Lampens/id photo agency

Le pouvoir selon Sophie Wilmès

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Jamais le pouvoir n’a été aussi diffus et horizontal en Belgique, confie au Vif/L’Express la première Première ministre de notre histoire. Seule une conscience de cette complexité permet de diriger. En intégrant l’influence croissante des citoyens.

Le dimanche 27 octobre 2019 restera une date symbolique dans l’histoire de Belgique. Ce jour-là, pour la première fois, une femme a prêté serment devant le roi pour devenir Première ministre. En succédant à Charles Michel, parti pour la présidence du Conseil européen, la MR Sophie Wilmès hérite d’un cadeau empoisonné : elle doit terminer la législature à la tête d’un gouvernement ultraminoritaire en affaires courantes, tandis que les négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement sont au point mort. Cela ne l’empêchera pas de tenter d’imposer un style nouveau, davantage fédérateur. La preuve ? Voici ce qu’elle confiait au Vif/L’Express vendredi 25 octobre, deux jours avant sa prestation de serment. Elle insiste, entre autre, sur le rôle de plus en plus important des citoyens.

Nous ne sommes plus dans des blocs unitaires de pensée.

Qui détient le pouvoir en Belgique, aujourd’hui ?

Il n’y a pas un détenteur unique du pouvoir, mais plusieurs. Si la Belgique reste relativement stable, c’est précisément grâce à cela. C’est parce que le pouvoir n’est pas concentré à un certain niveau ou entre certaines personnes que la Belgique ne souffre pas trop de la période de blocage actuelle. Paradoxalement, la complexité de notre pays garantit donc sa stabilité et permet d’éviter des dynamiques catastrophiques. Cela étant, cette notion de pouvoir dilué implique aussi un manque de sentiment d’urgence par rapport à la situation actuelle – ce que je regrette. C’est comme si c’était normal désormais, aux yeux des gens et des politiques, de prendre beaucoup de temps pour former un gouvernement. Les gens se disent que tout continue à tourner, qu’il n’y a pas de préjudice immédiat alors que fondamentalement, il est urgent de travailler, d’avancer, de trouver des solutions. Le monde ne s’arrête pas de tourner parce que la Belgique n’a pas de gouvernement de plein exercice. Oui, ce blocage est préjudiciable !

Le ministre d’Etat Herman De Croo (Open VLD) disait qu’un coup d’Etat serait impossible en Belgique, parce qu’on ne peut pas saisir le pouvoir…

Tout à fait. C’est une démonstration de la maturité de notre démocratie. Il est important que chacun fonctionne dans ses zones d’influence et de compétence. Vous n’avez pas la même vocation quand vous êtes ministre, dirigeant d’une grande entreprise, syndicaliste, journaliste… mais l’ensemble de ces acteurs participent au fonctionnement du pays.

Le monde politique ne risque-t-il pas de perdre le contrôle par rapport au grand capital et aux forces sociales, avec ces crises à répétition ?

Parler de deux grands blocs, c’est une vision manichéenne des choses. J’ai le sentiment que l’on est dans une société qui évolue de plus en plus de façon horizontale – et on le voit dans les structures des partis, des entreprises ou à travers les réseaux sociaux. Les gens s’engagent de plus en plus dans les marches pour le climat ou dans des thématiques précises. Précédemment, la notion de pouvoir pouvait être envisagée de façon assez pyramidale. Il pouvait y avoir un homme fort au sommet et tout le monde avait le doigt sur la couture du pantalon. A la limite, dans une Belgique pilarisée, on pouvait avoir différentes pyramides. Le monde actuel est non seulement plus horizontal, mais les ensembles sont également plus flous. Il n’y a plus de bloc homogène. Et c’est d’ailleurs pour ça que les partis classiques, qui ne se positionnent pas de façon claire, ont perdu de leur force dominante.

Mais la prédominance du grand capital et des forces sociales reste une réalité, non ?

Prenez les gilets jaunes. Ils ont effectué leur démarche en dehors des syndicats. Ce découpage de la société en deux clans est une vision ancienne. C’est peut-être reposant intellectuellement pour ceux qui défendent cette vision, je ne sais pas… La société est bien plus complexe que cela, la réalité du citoyen belge est bien plus diverse et nuancée. Il y a bien sûr un spectre politique large, avec des personnes qui se retrouvent à chacune de ses extrémités, mais la majorité reste ancrée au centre. Il ne faut pas opposer les gens les uns aux autres. La nouvelle génération n’a pas envie d’être labellisée, elle s’investit dans des projets. Le pouvoir des citoyens est important et ceux-ci forment désormais des agrégats en fonction des sujets. C’est intéressant parce que nous ne sommes plus dans des blocs unitaires de pensée. Ce n’est par ailleurs pas contradictoire avec le fait qu’une partie de la jeunesse aspire à retrouver une société plus hiérarchisée, avec des référents plus autoritaires. Cette combinaison d’une approche plus horizontale et d’aspirations à davantage de hiérarchisation constitue toute la complexité du monde actuel.

Charles Michel quitte prématurément le Seize pour préparer sa présidence du Conseil européen. Il cède la place à sa ministre du Budget, la plus loyale d'entre tous.
Charles Michel quitte prématurément le Seize pour préparer sa présidence du Conseil européen. Il cède la place à sa ministre du Budget, la plus loyale d’entre tous.© Nicolas Maeterlinck/BELGAIMAGE

Il y a davantage de lieux de pouvoirs, dites-vous…

… et plus d’interactions. Les délimitations sont moins marquées qu’avant. En fonction de la sphère de compétence ou du sujet, ces forces – parce que le pouvoir, c’est la force – évoluent différemment.

Le vrai pouvoir consiste-t-il donc à créer le lien ?

En politique, vous pouvez plus facilement engendrer de la confiance et des accords dans une atmosphère où la relation interpersonnelle existe. Une des forces de Charles Michel, c’était de pouvoir tisser des relations interpersonnelles avec des gens différents, dans des sphères différentes. La politique, ce n’est pas une science exacte, c’est une science humaine. L’autre partie du lien et du réseau, qui est neuve, c’est l’inter- action directe avec la population via les réseaux sociaux. C’est un échange, mais paradoxalement, ceux qui investissent massivement dans l’expression directe au groupe via ces réseaux obtiennent les meilleurs résultats. On l’a bien vu lors des dernières élections…

Vous faites référence aux résultats du Vlaams Belang ?

Voilà. Ce n’est pas un exemple qu’on aime, mais c’est un exemple.

Les réseaux sociaux constituent-ils une pression pour vous, femmes et hommes politiques ?

C’est une pression sans l’être. On ne peut pas nier qu’elle existe mais les opinions exprimées via les réseaux sociaux ne reflètent pas exactement celles de la population. Quand on voit le président américain utiliser les réseaux sociaux pour s’adresser directement aux gens, je me dis que c’est évidemment intéressant. Mais je reconnais que, personnellement, je préfère le passage par le travail journalistique parce que ce travail d’échange force à la réflexion dans sa communication, à se demander ce que l’on veut réellement dire : il incite à être plus vrai et sincère dans son expression.

Les partis continuent-ils à jouer un rôle majeur en faisant le liant entre tous les pouvoirs ?

Dans le fonctionnement politique belge, l’influence des partis est importante, il ne faut pas le nier. C’est le président de parti qui choisit les ministres et qui négocie… cela fait partie de la structuration de la société : c’est un constat, il n’y pas de jugement à émettre à ce sujet. Mais ça évolue. Il y a de plus en plus de volonté de réduire leur pouvoir en supprimant l’effet dévolutif de la case de tête, pour entrer dans une dynamique davantage liée à l’apport électoral des personnes. Très honnêtement, à mes yeux, ça a autant d’effets négatifs que positifs. La structuration interne des partis évolue également. Prenons l’exemple simple des élections actuelles au sein du MR. En dehors des préférences des uns et des autres, l’ensemble des candidats à la présidence du parti ont évoqué la nécessité d’ouvrir le débat, de recréer une plus grande interaction avec les militants, non seulement en faisant monter les idées de la base vers le top mais aussi en intégrant carrément l’entièreté des militants dans le processus décisionnel. Cette démarche plus inclusive est fondamentale à mes yeux. Enfin, il y a un morcellement de plus en plus important des voix entre les partis. Avant, avec deux ou trois partis, on pouvait former facilement des majorités. On se rend compte qu’aujourd’hui, c’est plus compliqué. Les extrêmes, à droite et à gauche, occupent une grande partie du spectre politique. Or, pour le MR, c’est clair, on ne discute ni avec l’extrême droite, ni avec l’extrême gauche. Ce qui réduit le nombre de majorités possibles et nécessite un plus grand nombre de partis au pouvoir. Nous voilà à nouveau dans un pouvoir qui est de plus en plus diffus.

Deux personnalités de votre parti, Charles Michel et Didier Reynders, s’en vont vers l’Europe. C’est devenu le pouvoir prédominant ?

Pour moi, l’Europe est clairement un niveau de pouvoir fondamental. On parle de 70 à 80 % de la législation belge  » imposée  » par l’Europe. Mais quand on dit  » imposée « , on n’utilise pas le mot juste : l’Europe ne nous impose rien que l’on ne se soit pas imposé nous-mêmes puisque nous sommes représentés au Conseil par nos ministres, au Parlement… L’Europe n’est pas une institution tierce, c’est nous aussi. Il faut l’admettre. Par définition, comme dans tout ensemble large, certaines décisions vous arrangent plus que d’autres. Il arrive que l’on se retrouve en porte-à-faux, au niveau budgétaire par exemple – je pense à la définition des investissements, au rythme de l’assainissement… Oui, l’Europe a beaucoup de pouvoir. Mais les Etats gardent leur marge de manoeuvre. Il y a une capacité à mener un dialogue constructif. Prenons encore l’exemple budgétaire. Ces dernières années, nous avons amélioré le solde structurel de façon significative, mais pas de façon assez forte par rapport à la lecture stricte des règlements européens. Comme nous étions dans des processus de réformes qui nous permettaient de réduire à long terme la facture des coûts de financement de l’Etat, nous avons pu adopter avec la Commission une approche intelligente de la gestion du pays. Malheureusement, l’Europe néglige trop le contact avec ses citoyens. J’espère que le départ de Charles et de Didier dans ces fonctions conscientisera davantage les Belges à ces enjeux.

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