Carte blanche

« Le port du voile… universalisé ! »

Tout humain est un « porteur de voiles ». « Le port de voiles » est une pratique intrinsèque à l’humanité (religieuse ou non). Bref, il n’existe pas d’humain sans voiles.

Jusqu’à nouvel ordre, sous le voile que portent les femmes musulmanes ne se cache ni kalachnikov ni dynamite, mais une simple chevelure. Entre le port du voile et l’abjecte terrorisme djihadiste, il n’y a donc, à nos yeux, nul rapport. Bien au contraire ! 99,99% des femmes que nous côtoyons dans notre travail social ou dans notre vie quotidienne (1) sont plus des « alliées » que des « ennemies » de la démocratie. C’est un fait que certains se devraient de sérieusement méditer.

La croisade ignominieuse que mène un certain clergé à l’encontre des femmes voilées s’évertue, assurément, à nous faire croire que l’heure serait, désormais, au dévoilement ou à la transparence de l’être humain. Or, il n’en est rien ! Pour nous, il n’y a en effet de manifestation humaine qu’à la condition qu’une part de cette manifestation demeure confinée dans « l’ombre » ou « voilée ». Tout humain est un « porteur de voiles ». « Le port de voiles », quoi que dise ce clergé, est une pratique intrinsèque à l’humanité (religieuse ou non). Bref, il n’y a point d’humains sans voiles.

Pour déplier notre position, nous partirons de cette définition : Est voile non seulement tout ce qui se doit d’être impérativement porté, en soi et/ou sur soi, par un être humain soucieux d’être reconnu, respecté ou aimé par la société et ses membres, mais aussi est voile l’ensemble des discours (sociaux, religieux, politiques ou économiques) qui tentent à dissimuler ou à anesthésier certains malaises propres à notre condition humaine tels que ceux d’ennui, d’angoisse, de désespoir, de solitude, de perte d’un être cher ou de notre rapport à la mort.

Si on nous accorde notre définition du voile, alors est voile le vêtement même que chacun porte sur soi, chez lui ou en dehors, par respect de la pudeur familiale ou publique. Est voile aussi le « moi social », « familial » ou « professionnel » que chacun se doit d’adopter en société, en famille ou au travail afin de ne pas être exclu, maudit ou licencié. Ce « moi » (social, familial ou professionnel) couvre ou plutôt refoule assurément le « moi spontané » de chacun, ce moi qui, par exemple, désire uriner ou déféquer sur la voie publique, défier ou maltraiter père et/ou mère ou s’en prendre à son chef ou patron. Autrement dit, le « moi spontané » se doit d’être impérativement voilée ou réduit au silence pour qu’une société, famille ou une entreprise puisse fonctionner. Est voile la soif éperdue de l’Argent qui dément, pour la psychanalyse, notre « castration » ou, pour une certaine philosophie, notre « être-pour-la-mort ». Est voile également l’utilisation des produits cosmétiques qui ennoblissent ou esthétisent l’Image de soi et parent ainsi aux défauts ou aux dégradations temporelles du visage ou du corps. Est voile la télévision qui par des images et des voix tente à distraire, à faire oublier ou à poser un voile sur la vacuité, l’ennui ou la morosité propre à chacun. Est voile l’habitation qui enveloppe l’espace privé ou secret – espace coupé du Regard de la Société -, et où chacun est libre de se dénuder, se dé-voiler et d’assouvir les divers penchants de son « moi spontané ». Est encore voile l’ensemble des marchandises ou gadgets qu’une société ne cesse de produire à la pelle afin de nier le « manque-à-être » niché en chacun et qui ne cesse pas de se répéter d’une consommation à l’autre. Est voile le couple, la société ou la communauté humaine elle-même qui donne à croire à chacun qu’il n’est pas si seul finalement face à la vie, à la maladie, au deuil ou à la mort. Est voile le langage ou l’usage de la parole lui-même qui donne à chacun l’illusion qu’il communiquerait avec l’autre ou qu’il serait entendu par l’autre, alors même que, toujours, prime le foncier mal-entendu qui relance l’espoir d’être à nouveau entendu. Est encore voile la nudité elle-même ! Même totalement nue, par exemple, une femme demeure en effet toujours fondamentalement voilée. Derrière ses vêtements, elle est certes nue. Mais de quelle nudité s’agit-il ? D’une nudité crue ou d’une nudité habillée par le « fantasme » ou certaines normes « socio-symboliques »? Même nue, on le sait, pour s’émoustiller, un homme trouve toujours nécessaire d’habiller une femme par un scénario fantasmatique. Par ailleurs, une femme ne regarde-t-elle pas son corps non pas directement, mais via certaines normes socio-symboliques ou certains voiles esthétiques qui le rende, à ses yeux, soit « beau » soit « laid »? Bref, il n’existe décidément pas, chez les êtres humains, de nudité crue, immédiate ou de strip-tease intégral. Est aussi voile l’oeillère que chacun se doit de mettre devant certains « objets » sexuels prohibés (Interdit de l’inceste). Est voile l’Idéal qui nie l’état catastrophique du présent en misant sur des lendemains qui chantent. Est encore voile le racisme qui impute le malêtre ou la « Crise » à un Autre. Est voile la mémoire ou les souvenirs d’êtres aimés et, à jamais, perdus. Etc. Etc. Etc.

Décidément, l’être humain ne cesse donc pas de porter des voiles : sur son corps nu, ses pulsions, son ennui, son moi spontané, son manque-à-être, sur le mal-entendu, sur sa foncière et inaliénable solitude ou encore sur son être-pour-la-mort.

En guise de conclusion. Aujourd’hui, on ne cesse pas de nous donner à croire que l’ensemble des lois, bien loin d’être contraignant, suivrait plutôt nos « penchants naturels ». La répression serait donc derrière nous. D’où la stigmatisation, discrimination et le rejet des femmes voilées qui vivraient ou plutôt « choisiraient » de vivre, selon certains, « dans les fers d’une pratique barbare et moyenâgeuse ». Or, l’universalisation des voiles trahit qu’il y a de « la répression », donc des « voiles », dans l’air même que les humains respirent ! Le philosophe A. Badiou écrit ainsi : « On dit un peu partout que le voile est l’intolérable symbole du contrôle de la sexualité féminine. Parce que vous imaginez qu’elle n’est pas contrôlée, de nos jours, dans nos sociétés, la sexualité féminine ? […]. Jamais on n’a pris soin de la sexualité féminine avec autant de minutie, autant de conseils savants, autant de discriminations assénés entre son bon et son mauvais usage. La jouissance est devenue une obligation sinistre. L’exposition universelle des morceaux supposés excitants, un devoir plus rigide que l’impératif catégorique de Kant. Au demeurant, entre le « Jouissez, femmes ! » de nos gazettes et l’impératif « Ne jouissez pas ! » de nos arrières-grands-mères, [le psychanalyste] Lacan a de longue date établi l’isomorphie. Le contrôle commercial est plus constant, plus sûr, plus massif que n’a jamais pu l’être le contrôle patriarcal. La circulation prostitutionnelle généralisée est plus rapide et plus fiable que les difficultueux enfermements familiaux, dont la mise à mal, entre la comédie grecque et Molière, a fait rire pendant des siècles. » (2)

D’où nos deux questions : Pourquoi tant de haine et de férocité à l’endroit des femmes qui, tout comme nous, portent un voile qui n’est, somme toute, pas sans évoquer la condition humaine de porteur de voiles ? Et pourquoi certains braquent-ils donc leur projecteur sur ce port de voile là (le nôtre) et non pas sur d’autres ports de voiles, plus visibles, plus ostentatoires et plus attentatoires à nos libertés et/ou à la féminité : Publicité, Marché, Argent, Télévision, Politique, Racisme, Pornographie… ?

Par Leila, Warda, Khadija, Sirine, Maysa, Fatna, Soumia, Hafssa, Badria et Fayza, Travailleuses sociales

(1) Ce présent texte est fruit d’un travail collectif réunissant une petite dizaine de femmes dites « voilées » travaillant toutes dans le secteur social à Bruxelles. Pour des raisons « professionnelles », elles ont toutes préférées garder l’anonymat.

(2) Alain BADIOU, Circonstances 2, Lignes, Éditions Léo Scheer, 2004, p. 117.

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