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Le mentir vrai de Léopold Storme

Selon l’acte d’accusation, le 16 juin 2007, Léopold Storme, ce fils de bonne famille, a assassiné son père, sa mère et sa soeur d’une centaine de coups de couteau. Etait-il sous l’empire de la folie ? Fallait-il le juger en assises ? Réponse à partir du 4 octobre.

Léopold a déclaré avoir travaillé avec son père, le jeudi 14 juin 2007, en fin d’après-midi, dans l’entrepôt que François-Xavier Storme louait rue des Capucins, une perpendiculaire de la rue Blaes, dans les Marolles (Bruxelles). Ce long bâtiment de style flamand était occupé, aux étages, par des kots d’étudiants. Au rez-de-chaussée, il tenait à la fois lieu de magasin et d’entrepôt pour le stock de tapis et de tissus qui alimentait le chétif magasin d’antiquités que possédait François-Xavier au 192 de la rue Haute. Le père (48 ans) et le fils (19 ans) se sont-ils disputés en déchargeant une riveteuse ? Quel mot malheureux a été prononcé ? Quel refus ? Quelle rebuffade ? La seule qui évoque cette dispute est la petite amie de Léopold, Axelle C., la seule à qui, par téléphone, il a parlé six fois le jour de la mort violente de son père, de sa mère et de sa soeur, le samedi 16 juin, dans l’entrepôt de la rue des Capucins.

Au magasin Extrêmes Tissus, les affaires ne marchaient pas fort. La famille Storme avait, dans le passé, connu l’aisance financière mais l’entreprise familiale avait fait faillite. Après avoir vendu sa propriété dans le Tournaisis, François-Xavier avait exercé divers métiers, avant de se fixer dans le quartier du Sablon. Il y était propriétaire d’une petite maison, au 14, rue Bodenbroeck, avec un rez-de-chaussée commercial dont il percevait les revenus locatifs. Il possédait aussi un appartement à La Panne.

Léopold, son unique fils, était sur la mauvaise pente. Buveur, petit trafiquant de drogue, mauvais étudiant, toujours à court d’argent. A l’adolescence, en 2003, il s’était rendu coupable d’une « connerie de jeunesse » (les mots, bien légers, sont de Léopold). Avec un autre mineur, il avait ouvert les vannes de gaz de la classe de chimie et du réfectoire de l’athénée Robert Catteau, où il était élève. Ses empreintes digitales l’ont trahi au cours de l’enquête de 2007. Mais François-Xavier en savait assez sur la personnalité de son fils pour lui interdire l’accès de la maison lorsqu’il avait bu. Il venait d’en parler à son frère Vincent, le parrain de Léopold. Peut-être sentait-il le danger que représentait son fils, exquis à la maison, mais dont tout un pan de la vie lui échappait.

De l’avis unanime, François-Xavier et sa femme, Caroline Van Oost (48 ans), formaient un couple très uni. A la maison, l’atmosphère était décrite comme magique. Les échanges affectueux entre les membres de la famille dégageaient une fascinante douceur. La fille aînée, Caroline (21 ans), portait le même prénom que sa mère. Léopold portait aussi celui de son père, comme le veut la tradition. Physiquement, le père et le fils se ressemblaient. A peu près la même taille (1,83 mètre), la même bouche charnue. Mais Léopold n’allait certainement pas relever le nom, au train où allaient ses études. Après avoir réussi sa première en Ingénieur Gestion à Solvay, il s’apprêtait à rater sa session de juin. François-Xavier le savait, se tracassait. Avec sa femme, ils avaient acheté un terrain à bâtir en Grèce et ils n’attendaient qu’une chose, que leurs enfants volent de leurs propres ailes pour aller vivre au soleil. Caroline, 21 ans, était l’ « enfant parfaite ». En 2e Ingénieur Bio à l’ULB, elle se prenait déjà en charge.

Léopold a beaucoup varié dans ses déclarations Est-ce en raison de sa place défectueuse dans la famille que Léopold, selon l’acte d’accusation, s’est tellement acharné sur sa soeur, avec une volonté de l’humilier et même une trace de voyeurisme ? Carlouchka, comme on la surnommait, a reçu 44 coups de couteau, sa mère 34 et son père 23.

Léopold Storme a beaucoup varié dans ses déclarations. Mais ses mensonges sonnent parfois plus vrais que la vérité, comme lorsqu’il parle des êtres chers qu’il aurait découverts baignant dans leur sang, aux prises avec deux, puis, dans une version ultérieure, quatre agresseurs. Le jeune homme aurait ainsi assisté à la mort de sa soeur. Il en parle : « Il sentit les gouttes du sang de sa soeur lui éclabousser le visage… », « Il vit que quelqu’un était sur elle, et aussi un couteau qui se levait et qui descendait… ». En mourant, elle émet un drôle de bruit, « comme si elle boudait », « un râle intérieur… ».

Lors de la reconstitution, qui s’est déroulée le 8 novembre 2007, pendant douze heures, en présence des experts psychiatres qui l’avaient déjà examiné, Léopold laissa échapper ces mots incohérents : « Je ne peux pas imaginer que ce soit moi qui aie fait ça. C’est totalement impensable et inimaginable. » Quand on lui demanda si « un autre Léopold Storme » aurait pu faire cela, il répondit : « Quand j’y pense, non. Je ne peux pas imaginer qu’un autre Léopold ait pu le faire. Je n’ai pas le souvenir d’avoir fait des choses comme ça et d’oublier. J’étais tout seul, je suis arrivé tout seul. Si je devais faire quelque chose comme ça, qui serait cet autre moi ? Non, un autre Léopold n’est pas capable de faire ça. »

Le mobile d’une telle boucherie échappe, en effet, au sens commun. L’argent ? Le thème du vol est récurrent dans les récits embrouillés de l’accusé. On sait que le manque d’argent (relatif) de la famille était préoccupant ; que Léopold n’en recevait pas beaucoup ; que, selon la morale du père, il devait travailler dur pour en avoir… Peut-être, y avait-il, là-dessous, une colère meurtrière venue des profondeurs ? Si Léopold s’est vraiment disputé avec son père, dans ce moment de stress intense que sont les examens, une impulsion irrépressible l’a peut-être conduit à l’irréparable.

Un scénario macabre

Le jeudi 14, au soir, le jeune homme annonce qu’il va aller étudier tout le week-end à la mer. Il ne reviendra que le dimanche soir, ou le lundi matin. Ses amis s’étonnent. Habituellement, il est toujours accompagné. Léopold consulte sur l’ordinateur familial les horaires aller-retour Ostende-Bruxelles pour… le samedi 16 juin, avec 19 heures comme heure de départ vers Ostende. Un drôle de student.

Au matin du vendredi 15, il prend le train à la gare Centrale. Son père l’appelle sur le coup de midi pour vérifier qu’il est bien là. Ce qui n’empêche pas Léopold de prendre un tram pour Knokke, où il loue un vélo pour aller s’approvisionner en drogue à Sluis, aux Pays-Bas. Des résidus de cannabis, et surtout d’alcool, seront retrouvés, le 17 juin, dans ses urines.

Le samedi 16 juin, François-Xavier Storme a son fils au téléphone pour la dernière fois. Il est 12 h 54. A 14 h 47, Léopold grimpe dans le train pour Bruxelles-Midi. A 16 h 54, il prend une petite sortie latérale donnant sur l’avenue Fonsny. Il a revêtu le ciré jaune de son père et porte, dans son sac à dos, une paire de chaussures de rechange (pointure 45-46). Sans doute a-t-il aussi une « lame », un couteau de combat. Il est fou des armes blanches. Arrivé à quelques centaines de mètres du magasin familial Léopold appelle sa soeur (le relais GSM capte son signal au milieu de la rue des Fleuristes). Il est 17 h 10. Caroline étudie à la maison, au Sablon (c’est la borne du début de la rue Allard qui l’identifie). Il lui demande de le rejoindre à l’entrepôt. En quelques enjambées, Léopold y sera avant elle. Du moins est-ce ainsi que les choses pourraient s’être passées… Les faits n’ont eu aucun témoin mais Léopold a livré, au fil de ses déclarations changeantes, des bribes de vérité suggestives, les policiers ont réuni énormément d’indices.

Selon l’acte d’accusation, en entrant, il croise sa mère dans le bureau, sa veste sur le dos, prête à partir, qui lance un « Léopold ! » angoissé. Il l’attaque à coups de couteau, elle se défend, une chaise est renversée, elle est morte. L’entrepôt est tellement grand que personne ne l’a entendue. Léopold se faufile rapidement jusqu’à la réserve. La pièce aveugle, mal éclairée, est encombrée de caisses, de sacs, de tapis et d’ustensiles divers. François-Xavier s’y trouve. Léopold l’agresse, son père se défend mais roule par terre, mortellement blessé au coeur et au poumon.

A 17 h 28 (la vidéosurveillance de la maison de repos voisine est précise), « Carlouchka » pousse la porte de l’entrepôt et, sans doute étonnée de ne voir personne, se rend jusqu’à la réserve. Elle a sans doute poussé un cri en découvrant son père inanimé. Son frère se jette sur elle par derrière. Elle ne mesure qu’un 1,58 mètre. Il la « plante » (un mot issu de son charmant vocabulaire). Il la retourne sur le dos et lui dénude le haut du corps. Il retourne les poches de son père, ouvre les sacs de sa mère et de sa soeur, ainsi que la caisse où devait se trouver la recette. Il y a des éclaboussures de sang partout. Léopold se met en devoir de tout nettoyer. Mais le temps presse. Il fourre son matériel de nettoyage, son couteau, ses chaussures et ses vêtements ensanglantés dans un sac. Direction la gare du Midi.

Lorsqu’il entre par la rue d’Angleterre, les caméras de surveillance enregistrent un jeune homme portant une casquette, un long imperméable, un sac à dos et un grand sac en plastique. Il est 18 h 56. Le contrôleur du train n’a pas fait attention à ses mains. Elles sont couvertes de blessures. Le soir, il va les faire soigner chez un médecin, à La Panne. A 23 h 17, il laisse un message sur les répondeurs de son père et de sa soeur. Il dira plus tard qu’il a craint d’être soupçonné, qu’il a voulu se créer un alibi, qu’il a honte. C’étaient des messages d’amour.

Le dimanche 17 juin, à 12 h 30, le mari d’une cliente découvre le cadavre de Caroline Van Oost (les portes étaient restées ouvertes toute la nuit) et donne l’alerte. A 18 heures, Vincent Storme vient attendre son filleul à la gare, avec des policiers. Léopold prétend qu’il a passé le week-end à la mer. Il est rapidement privé de sa liberté.

Le procès qui s’ouvrira devant les assises de Bruxelles, le 4 octobre prochain, sera présidé par Karin Gérard. L’acte d’accusation (95 pages) a été dressé par l’avocat général Bernard Dauchot. Le premier collège d’experts psychiatres ne laisse pas place au doute quant à la « pathologie mentale grave et avérée » (délire paranoïaque d’interprétation) de Léopold Storme. Le contre-expert mandaté par les avocats de la défense, Mes Pierre Huet et Jean-Philippe Mayence, le décrit, au contraire, comme un jeune homme anxieux et dépressif, jouissant de toutes ses facultés. Un troisième groupe d’experts s’est montré plus pessimiste étant donné la personnalité borderline du prévenu, sans pour autant le diagnostiquer comme psychotique.

Les 29 membres de la famille qui se sont constitué parties civiles contre X ont toujours cru en l’innocence de Léopold, qui a réussi sa deuxième année d’Ingénieur Solvay à la prison de Forest et que sa grand-mère Storme vient visiter tous les matins. Ils se sont retrouvés de facto sur la même ligne que les avocats du jeune homme. Vu les avis contradictoires des experts psychiatres et la proximité entre la défense et les parties civiles dans leur tentative de crédibiliser les récits de Léopold, et comme tous les indices, dont les traces de sang (à l’exception de deux ADN inconnus), appartenaient à Léopold et à ses trois victimes, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles a décidé d’aller au procès. Avec un seul accusé : Léopold. Au début de la procédure, le ministère public avait plaidé l’internement. Le verdict, après trois semaines de débat, dira si sa première analyse était la bonne.

M.-C. R.

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