3h13 pour une liaison directe Bruxelles-Luxembourg. Le trajet était plus rapide du temps des machines à vapeur... © HATIM KAGHAT

Le Luxembourg, la fin de l’Eldorado ?

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Chaque jour, plus de 170 000 frontaliers rejoignent le Grand-Duché, dont 42 000 Belges. Pour le meilleur (salaire), mais aussi désormais (un peu) pour le pire. Ciblés par le fisc et les autorités, englués dans les embouteillages… Un paradis fiscal, vraiment ?

Trop de neige, de verglas. Autoroute fermée en direction de Liège. Ce n’était pas la première fois : depuis sept ans, Laurent a appris à composer avec la météo. Mais là, c’était la veille de Noël et il aurait préféré ne pas bénéficier de l’hospitalité de son patron… Hormis ses péripéties hivernales, le comptable se classe pourtant  » du côté des chanceux « . Une heure de trajet entre sa Cité ardente et son entreprise, dans le nord du Grand-Duché.  » A Luxembourg-Ville, ce serait deux heures à cause de la circulation.  » La route ne lui pèse pas plus que s’il bossait à Bruxelles. Puis,  » quand tu as la possibilité de gagner 1 000 euros de plus par mois, tu cherches vite des solutions « .

Le Lëtzebuerg, son eldorado ? Oui. Mais moins qu’il y a sept ans.  » Je pense que leur économie en a pris un coup, qu’ils ont été trop généreux et que, depuis « l’Europe », la situation ne va plus trop dans leur sens.  » Moins qu’il y a trente ans, prolonge Mylène, frontalière fraîchement prépensionnée qui a oeuvré trois décennies dans la sidérurgie.  » C’est flagrant, plein d’avantages reculent !  »

Sur les routes, la patience des frontaliers est quotidiennement mise à rude épreuve. Et les embouteillages ne sont pas près d'être résorbés.
Sur les routes, la patience des frontaliers est quotidiennement mise à rude épreuve. Et les embouteillages ne sont pas près d’être résorbés.© HATIM KAGHAT

La maison grand-ducale resserre les boulons à tous les étages. Dernier chantier en date : une vaste réforme fiscale, inaugurée le 1er janvier 2017. La façade a beau cachet, avec ses taux d’imposition baissés (sauf pour les très gros salaires), ses niches fiscales élargies… Certains frontaliers pourraient découvrir un vice caché. Les couples mariés  » mixtes  » (dont un seul époux travaille au Luxembourg) seront désormais soit imposés sur l’ensemble des revenus du ménage (et non plus sur un seul salaire), soit suivant un barème moins avantageux. Bref, ils vont casquer.

 » Nous, on ne vote pas  »

Juste retour à l’égalité de traitement, puisque Belges, Français et Allemands étaient jusqu’alors mieux lotis que les résidents. Sauf que personne n’aime perdre de l’argent. Et qu’à leurs yeux, le gouvernement luxembourgeois fouille un peu trop leurs poches.  » Le vent tourne. Les autorités raclent les fonds de tiroir mais ne veulent pas être pénalisées électoralement « , pointe Jacques Delacollette, secrétaire central du syndicat OGBL, responsable  » frontaliers belges « .  » Nous, on ne vote pas ! lance Georges Gondon, président de l’asbl Solidarité frontaliers européens. De plus en plus de mesures, prises à gauche, à droite, nous touchent.  »

C’est flagrant, plein d’avantages reculent ! » Mylène, une ex-travailleuse frontalière

Un sentiment forgé dès 2010 et le projet de réforme des  » prestations familiales « . Le gouvernement avait non seulement en tête de supprimer la progressivité des allocations selon le nombre d’enfants (c’est fait depuis le 1er août dernier) mais aussi de les remplacer, à partir de 18 ans, par une bourse d’étude. Sauf pour les non-résidents. Le tollé a fini devant la Cour européenne de justice, qui leur a donné raison. Juste retour à l’égalité de traitement. Ou presque. Les pouvoirs publics refusent d’allouer une bourse aux enfants non naturels des frontaliers.  » Ce n’est pas normal ! peste Georges Gondon. Il y a de plus en plus de familles recomposées. On va de nouveau aller devant la Cour de justice.  »

Le gouvernement grand-ducal commence à avoir l’habitude des réprimandes venues d’en haut. C’est poussé par l’Europe – et le principe de non- discrimination – qu’il s’est résolu à accorder des  » chèques-services accueil  » aux non-résidents. Depuis le 5 septembre dernier, ils peuvent aussi solliciter une participation publique (conséquente) aux frais de garde des enfants de 0 à 13 ans. A utiliser uniquement dans des établissements reconnus, où le personnel doit parler luxembourgeois. Ce qui, à Bastogne ou Arlon, ne court pas les rues.

Luxembourg-Ville, l'enfer automobile. Les autorités entendent développer les transports en commun. Mais la collaboration avec la SNCB n'est pas simple.
Luxembourg-Ville, l’enfer automobile. Les autorités entendent développer les transports en commun. Mais la collaboration avec la SNCB n’est pas simple.© HATIM KAGHAT

Äddi (1), la générosité aveugle du temps des vaches grasses. Si en plus le fisc belge s’y met, avec son opération foreign salary… Depuis 2014, la chasse aux frontaliers est ouverte. Ceux-ci doivent prouver leur présence physique au Grand-Duché. Relevés de pointeuses, souches, extraits bancaires… Tout le monde ne conserve pas nécessairement la preuve d’achat d’un sandwich ingurgité il y a quatre ans.

23 millions retournés au fisc

 » Bon, c’est vrai, il y avait des abus « , reconnaît Jacques Delacollette. Du style sociétés  » boîtes aux lettres  » dont les employés ignorent ce qu’est la Moselle. Mais tout le monde n’est pas de mauvaise foi. Comme le cadre supérieur qui passe son temps dans les avions. Le salarié qui travaille à domicile. Le commercial qui roule d’une contrée à l’autre…

En tout cas, les contrôleurs tiennent un gibier de choix. En 2014, sur 2 584 dossiers examinés, 767 ont été approfondis. Et 23,89 millions récupérés !  » Il n’y a pas de raison que les contrôles s’arrêtent, sourit Pierre Conrotte, secrétaire syndical frontalier à la CSC. Quelque part, ce n’est qu’un juste retour de manivelle. L’impôt doit être payé dans le pays où l’emploi est exercé, selon les règles de l’OCDE.  »

L’année dernière, les gouvernements belge et luxembourgeois ont signé un accord instaurant 24 jours de tolérance. Si l’employé les dépasse, retour à la case  » impôts nationaux « .  » Malgré cela, certains patrons hésitent fortement à engager des Belges, avance Pierre Conrotte. Ils en ont ras-le-bol ! Ils doivent fournir des attestations par-ci, par-là…  » Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois, ne disait rien d’autre devant le parlement de Wallonie en mars 2015 :  » Le perdant de l’histoire est le travailleur belge, car certains employeurs ne veulent pas les engager. Ils risquent trop de tracasseries concernant la fiscalité […].  »

Vincent Hein, économiste à la fondation Idea :
Vincent Hein, économiste à la fondation Idea :  » 56 000 frontaliers supplémentaires d’ici à 2013. « © HATIM KAGHAT

Les Français, eux, restent peinards. Point de limite fixée et, aux dernières nouvelles, le fisc hexagonal ne lorgne pas trop de leur côté. Les Allemands, par contre, sont pistés de près. Leur période de tolérance est encore plus courte ; 20 jours. Mais les habitants de la Sarre et de la Rhénanie-Palatinat conservent un atout très prisé : leur langue.  » Si l’employabilité des Belges diminue, ça s’explique par leur non-maîtrise du luxembourgeois et de l’allemand, considère Carine Lecomte, députée wallonne arlonaise (MR). Aujourd’hui, les Wallons sont beaucoup plus nombreux à aller au Luxembourg qu’en Flandre. Qu’attend-on pour pousser l’apprentissage de ces langues ?  » Le Belge gagne plus

Au dernier recensement, le nombre de Belges ne faiblit pas : 42 225 en 2015. Mais les Allemands les rattrapent. Ils étaient 42 036 l’année dernière, contre 9 989 en 1995. Une progression de… 420 %, mais de  » seulement  » 250 % côté belge. Les deux nationalités présentent des profils semblables, si l’on se fie à leurs salaires moyens : 55 701 euros par an pour les premiers, 52.197 euros pour les seconds. Mais 44 879 euros pour les Français (qui étaient 85 933 en 2015), surtout embauchés dans des secteurs d’activité moins bien rémunérés, comme l’Horeca et le commerce. Le Belge, en revanche, reste le plus diplômé et le plus représenté dans la finance (18 %, contre 16 % d’Allemands et 14 % de Français),  » un secteur qui offre des salaires plus élevés « , note Marco Schockmel, chef d’unité au Statec (Institut national de la statistique).

Belges et Allemands sont au moins unis dans une même galère. Leurs  » périodes de tolérance  » respectives les privent de télétravail. Dommage, surtout, pour le trafic routier. Cela fait trente ans que Hugues, employé dans la recherche et le développement automobiles, navigue quotidiennement entre Bastogne et Bascharage. Il ne se plaint pas.  » Mais dans ma fonction, je pourrais bosser de chez moi 2 ou 3 jours sans problème. La fiscalité m’en empêche.  » Sauf à payer ses impôts en Belgique, évidemment.  » On fait beaucoup de trajets et on devrait être taxé comme si on prestait à 10 minutes de chez soi !  »

Jacques Delacollette, secrétaire central du syndicat OGBL (associé à la FGTB) :
Jacques Delacollette, secrétaire central du syndicat OGBL (associé à la FGTB) :  » Les autorités raclent les fonds de tiroir. « © HATIM KAGHAT

Le candidat frontalier doit donc accepter d’être : chassé fiscalement + empêché de télétravailler + ruiné s’il veut habiter au Grand-Duché (518 000 euros en moyenne la maison 2-chambres) + englué dans le trafic routier (le train Bruxelles-Luxembourg est moins rapide que du temps des machines à vapeur et la désargentée SNCB n’en fait pas sa priorité, contrairement à la France qui fait carburer ses transports en commun). Superprofil de fonction !  » Tous les jours, on essaie d’embaucher, confie Wim Piot, managing partner de PwC Luxembourg. Or, on va devoir automatiser de plus en plus. Pas pour une question de coûts, loin de là, mais parce qu’on ne trouve pas suffisamment de gens.  »

 » En suivant une hypothèse de croissance économique moyenne, à l’horizon 2030, il devrait y avoir 56 000 frontaliers supplémentaires, et 98 000 en 2045, prédit Vincent Hein, économiste à la fondation Idea, groupe de réflexion lié à la chambre de commerce luxembourgeoise. C’est énorme. Il faudra parvenir à pourvoir ces emplois, alors que la population ne devrait pas augmenter dans les régions limitrophes et que déjà les travailleurs viennent de plus en plus loin.  » La population résidente, elle, devrait doubler d’ici à 2045 pour dépasser le million d’habitants, mais elle ne pourra tout assumer seule. Déjà aujourd’hui, les salariés limitrophes occupent la moitié des postes.

Ne sortez pas de suite vos mouchoirs. Le belgo-luxembourgeois continue à très bien gagner sa vie, à être moins taxé, à bénéficier de meilleurs remboursements des soins de santé, de meilleures pensions, de meilleures conditions de congé parental… Pas de quoi verser une larme. Puis là, au moins, on crée de l’emploi. C’est d’abord pour cela que l’attrait pour le Grand-Duché ne faiblira pas. Dans quels jobs la Belgique caserait-elle ses 42 000 frontaliers, s’ils décidaient tous de se rapatrier ?

(1) « Au revoir » en luxembourgeois.

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