Pour Francis et Patricia, tout a basculé le soir du 4 novembre 2016. © JULIETTE BRUYNSEELS

Le livre qui prolonge l’histoire de Victor, mort accidentellement à 13 ans

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne racontent dans un livre la douleur indicible provoquée par la perte de leur enfant, il y a trois ans. Et la difficulté de se relever. Leurs mots prolongent magnifiquement l’histoire de Victor, leur garçon, qui avait 13 ans.

Le 4 novembre 2016, Victor, 13 ans, tombe du toit de sa maison à Schaerbeek. Il s’essayait au tournage d’un petit film sur son smartphone avec son cousin. Ses parents, Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne, sont au restaurant. Le téléphone sonne pour les appeler d’urgence. Mais il est trop tard. Elle est pédiatre, lui est alors rédacteur en chef de La Libre Belgique. Près de trois ans après, ils racontent ce drame dans Un enfant, un livre écrit à quatre mains, sous forme de dialogue entre la maman et le papa. Il y a des cris, des larmes, puis une très lente reconstruction. C’est une oeuvre littéraire, même si ce n’est pas de la fiction. C’est un long poème issu du plus profond de l’âme. C’est, aussi et surtout, une façon de ne pas oublier Victor. Et d’affronter le drame absolu.

Ecrire, c’était comme pleurer. C’était un rendez-vous avec Victor.  » Patricia

Voici ce qu’ils en disent. Juste eux deux.

« Garder le lien avec Victor »

Patricia.  » J’ai passé la nuit du 4 au 5 novembre 2016 aux côtés du corps de Victor, juste après sa mort. Dès ce moment, je savais que j’écrirais un livre sur lui. Je voulais coucher sur papier ce qu’il était pour moi. Faire quelque chose pour mon enfant qui n’est plus en vie. Garder ce lien avec lui. Je voulais laisser une trace, dire qui il était pour les générations futures. Parce que dès ce jour-là, je trouvais insupportable qu’on puisse l’oublier. J’ai tout de suite commencé à écrire dans les  » notes  » de mon téléphone. Ecrire, c’était comme pleurer. C’était un rendez-vous avec Victor. Je n’en avais même pas parlé à Francis, il faut dire qu’on essayait simplement de survivre. Francis a vu que j’écrivais, surtout dans le lit la nuit, et je lui ai dit que ce serait bien qu’il y ait aussi le point de vue du papa. Nous sommes très seuls face à la mort d’un enfant. Je ne savais pas fondamentalement comment Francis vivait la mort de Victor.  »

Francis.  » J’ai été entraîné dans le processus d’écriture par Patricia. Après la mort de Victor, j’étais dans un état de sidération absolue. Mon attitude à l’égard de lui, de son corps, était très compliquée. Quand Patricia était déjà debout, moi j’étais encore par terre. L’écriture n’était pas pour moi un moment de paix ou de relâche puisque c’est mon métier. Et, aussi, écrire, c’était revivre. C’était extrêmement douloureux. Je n’y arrivais pas. Il m’a fallu six mois avant de rallier l’idée d’écrire ce livre à quatre mains. Je suis parti pendant plusieurs week-ends à la mer et à Bruges, seul. J’étais empli de chagrin, de colère, de rage, je ne parvenais pas à ouvrir cette vanne. Après de longues promenades, je me suis lancé…  »

Ce livre contient peut-être une note d’espoir, mais ça reste terriblement dur.  » Francis

Patricia.  » Les six premiers mois, Francis n’a pas lu une ligne de ce que j’ai écrit. Et moi, je n’ai pas lu ce qu’il a écrit. Au bout de quatorze mois, nous sommes partis à Paris, pour être en dehors de notre maison qui est celle de la vie de Victor, mais aussi celle de sa mort. Nous nous sommes installés chacun sur un banc au Jardin des Tuileries pour lire nos textes respectifs. Ça a duré une heure et demi. Nous pleurions beaucoup. Le plus incroyable, c’est que nous avons terminé de lire en même temps : nous avions écrit… exactement le même nombre de pages.  »

Francis.  » J’ai découvert que Patricia avait une plume cristalline, limpide. Chez nous deux, il y avait la même pudeur dans la démarche, le même niveau d’intensité, de respect, d’amour, de colère, de tendresse… Ce sont deux textes différents, mais qui ont la même tonalité.  »

Patricia.  » Ce processus n’avait pas une vertu thérapeutique. Il empêchait seulement cette horreur absolue que Victor n’existe plus un jour pour personne.  »

« Il faut parler de nos morts »

Patricia.  » Nous n’avions jamais pensé qu’on publierait ce livre. Une amie nous a aidé pour mélanger nos écrits et nous a proposé de l’envoyer à quelques éditeurs. Nous l’avons fait après avoir parlé longuement de ce à quoi ça nous exposait.  »

Francis.  » Nous avons envoyé une quinzaine de manuscrits aux maisons d’édition que nous connaissons. Quatre ou cinq jours plus tard, Charles Dantzig, éditeur chez Grasset, nous a envoyé un mail pour nous dire que le livre l’intéressait beaucoup. Deux jours après, il a confirmé ce désir de nous publier. C’était une grande surprise et une joie – si on peut parler de joie…  »

Patricia.  » Peut-il y avoir encore une joie, en effet ? Peut-être au nom de Victor : ce « oui » a reconnu l’histoire de ce petit garçon. Au fil du temps, nous nous sommes aussi rendu compte que les gens sont très mal à l’aise face à des parents qui ont perdu un enfant, ils n’osent pas en parler. Ils n’osent même plus dire « Victor » alors que je prononçais ce prénom quarante fois par jour pendant treize ans : c’est insupportable. Nous avons envie qu’ils comprennent qu’on doit parler de l’enfant qui n’est plus là.  »

Francis.  » Tout le monde appréhende ce qui nous est arrivé. Perdre son enfant, c’est le drame ultime. Nous n’avons pas écrit une théorie ou un livre de recettes pour expliquer ce qu’on peut faire dans une telle situation. Mais à travers notre expression, il y a en effet le « message » – je n’aime pas ce mot… – qu’il faut parler des morts, que la mort fait partie de la vie. Le théologien Gabriel Ringlet, qui nous a beaucoup aidés, dit que les morts nous accompagnent sur notre chemin. Les taire, c’est les faire mourir une deuxième fois. Moi, aujourd’hui encore, il m’arrive de crier le prénom de Victor tellement je n’en peux plus de ne plus le citer. Et… j’adore qu’on me parle de lui.  »

Patricia.  » Il ne faut pas oublier que dans notre famille, recomposée, il y a quatre autres enfants, d’une vingtaine d’années. Nous parlons d’eux dans le livre, mais nous n’avons pas voulu exprimer leur douleur : elle leur appartient. Notre éditeur a insisté pour mettre en quatrième de couverture qu’il s’agit d’un « livre d’espoir ». Franchement, on ne sait pas trop où il se trouve, nous, mais nos enfants ont trouvé que c’était une très bonne idée de l’avoir mis…  »

« Chaque jour est le lendemain de sa mort »

Francis.  » Il y aura bientôt trois ans que Victor est tombé et chaque jour est le lendemain de sa mort. Ce livre contient peut-être une note d’espoir parce que nous sommes là, debout, vivants, mais ça reste terriblement dur.  »

Patricia.  » Après un mois, tout le monde se dit que c’est douloureux, mais… ça va encore, c’est le temps d’un camp scout ou du début d’un Erasmus. Après trois ans, le lien a tendance à s’effriter, les souvenirs s’amenuisent, de moins en moins de gens nous en parlent… Ce livre est aussi une façon de nous autoriser à en parler encore. Les parents qui sont dans cette situation-là ont besoin qu’on n’oublie pas. Il suffit parfois simplement d’une main sur une épaule ou d’un regard…  »

Francis.  » Nous avons la chance d’être accompagnés par nos enfants, par une famille, par des amis proches et par des personnes qui manifestent une empathie incroyable. Il faut être présent auprès des gens qui ont perdu un enfant et ne jamais cesser de les prendre dans les bras.  »

Patricia.  » Si nous sommes debout aujourd’hui, c’est grâce aux autres, au sens large. S’il y a un manque de respect à la suite de la parution de ce livre, ce sera difficile, je ne suis pas du tout armée pour y faire face. Mais nous avons quand même pris ce risque. De toute façon, le plus grave nous est déjà arrivé…  »

« La lecture, en son nom »

Francis.  » Trois jours après sa mort, la douleur était telle que nous craignions de ne pas parvenir à vivre sans prolonger son histoire. De là est née l’idée du Fonds Victor pour soutenir la lecture des enfants. Victor adorait lire, partout ! Nous avons présenté le projet à la Communauté française et le projet s’est concrétisé. Nous avons donné cinq bourses la première année, neuf la deuxième, dix-huit cette année. Et nous avons créé avec la RTBF un prix pour le livre jeunesse. Ce qui répond à une vraie nécessité parce que la maîtrise du français est en recul. Même si ce n’est qu’une goutte d’eau.  »

Parfois, la douleur arrive là où on ne l’attend pas. Patricia

Patricia.  » Au départ, ce n’était pas une démarche altruiste. C’était pour Victor. C’était une façon pour nous de rester ses parents. Depuis, c’est très émouvant de voir les autres jeunes s’en emparer.  »

Francis.  » A l’issue d’une réunion dans une école, un garçon de 13 ans est venu me serrer le bras et m’a dit : « Et vous, monsieur, comment allez-vous ? » C’était bouleversant.  »

Patricia.  » Je ne sais pas si nous avons une force en nous. Nous avons une énergie que Victor nous donne, sans doute. Mais ça reste insupportable même si, malgré nous, on progresse quand même.  »

Francis.  » Nous vivons, nous continuons à travailler même si, au début, nous avancions comme des zombies. Ce qui est insupportable, c’est l’irréversibilité de la chose. Qu’est-ce que nous aimerions revivre le bonheur insouciant d’avant le 4 novembre 2016…  »

Patricia.  » Au début, dans mes consultations de pédiatrie, qu’est-ce que c’était dur ! Je me disais que ces mamans avaient une chance incroyable d’avoir leur enfant en vie, même malade. Ça évolue, je sais davantage faire face aujourd’hui… Le processus de deuil se fait inconsciemment.  »

Francis.  » Je pense que ça s’appelle la vie… Nous avons repris des activités, même si c’est parfois en portant le masque. Mais je ne sais toujours pas traverser le rayon du supermarché où se trouvent les Trésor, ces céréales que Victor adorait. C’est plus fort que moi, c’est un blocage. Victor est tombé du toit un vendredi soir et depuis, je déteste ce jour. J’ai été suivi par une psychologue qui m’a beaucoup aidé. Et je cherche quelque chose de supérieur, une quête spirituelle qui pourrait m’aider à progresser. Nous avons mis en exergue du livre cette phrase de François Cheng : « La communauté des âmes ne connaît pas de séparation. » C’est magnifique.  »

Patricia.  » On se dit que l’âme de Victor doit bien être quelque part. Parfois, la douleur arrive là où on ne l’attend pas. Il suffit d’une musique qu’on écoutait avec lui. Mais il n’y a aucun instant où nous oublions que Victor est mort. Notre dernier souffle sera pour lui et pour nos autres enfants.  »

En mémoire d’un enfant

Un enfant, par Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne, Grasset, 240 p.
Un enfant, par Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne, Grasset, 240 p.

 » Je hurle. Je hurle parce que je sais. Je sais, je sens. Alors je hurle.  » Voilà ce qu’écrit Francis. Il est près de 21 heures ce 4 novembre 2016 et un drame intime absolu se noue dans les rues de Bruxelles. Dans le quartier, à Schaerbeek, c’est le jour de marché. Appelés par leur fille, les parents reviennent d’urgence du restaurant où ils dînaient avec de la famille. La circulation est dense. Le petit Victor vient de tomber du toit, alors qu’il s’amusait à tourner un film avec son cousin. Treize ans. Et une vie qui s’évanouit.  » Ton papa est au volant. Je sens que notre vie est en train de basculer. Aujourd’hui, maintenant, nous sommes en train de tomber dans le vide, comme toi.  » Voilà ce qu’écrit Patricia.

D’une beauté incandescente et, bien sûr, d’une tristesse infinie, le livre Un enfant est écrit à quatre mains, par le papa et par la maman. Il multiplie les impressions, les instants fugaces, comme un poème douloureux. Les mots de Francis sont imprimés en romain, ceux de Patricia en italique. Tout n’est pas forcément chronologique. Il y a des flash-back qui racontent Victor, qui déposent délicatement sa mémoire. Au début, le récit, poétique, est toutefois haletant. Patricia participe à une tentative désespérée de réanimation. Francis est par terre, littéralement, il ne peut pas y croire. Puis, la narration traverse l’espace-temps avec l’enterrement, nous emmène à la découverte de sourires, de moments tendres, de partages, de voyages, de ce qu’était ce gamin enlevé aux siens par le destin. Enfin, peu à peu, on en arrive à ces expressions où les parents se relèvent douloureusement, marqués à jamais. Où ils dansent pour son 14e anniversaire. En pensant à lui. Mais sans lui, à jamais. Et c’est nous, aussi, qui pleurons à chaudes larmes.

Un enfant, par Patricia Vergauwen et Francis Van de Woestyne, Grasset, 240 p.

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