Sophie Wilmès : un ton austère, drapé d'une certaine autorité, le tout globalement accepté. © PHOTONEWS

« Le gouvernement de Sophie Wilmès sera jugé sur l’après-crise »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Avouons-le : on ne voudrait pas être à leur place. En temps normal, ce n’est déjà pas simple de gouverner en Belgique. Alors, en ces temps dantesques… La marge de manoeuvre des responsables politiques est étroite. Quoi qu’ils fassent, ils savent qu’ils seront jugés responsables de ce qui se passe. Et même de ce qui ne se passe pas.

La crise du coronavirus pour les nuls. Face aux défis colossaux, sur les plans sanitaire, social, économique, budgétaire, financier, que doivent affronter les politiques, un guide de bonnes pratiques aurait été utile. Il n’en existe pas.  » On n’a jamais vécu ça, insiste Sandrine Roginsky, professeure en communication à l’UCLouvain. En outre, le mot  » crise  » a été tellement galvaudé que, maintenant, qu’on y fait vraiment face, on n’a plus les mots pour en parler. En termes systémiques, c’est énorme. On ne sait plus ce qu’est une crise.  » Celle-ci va certainement nous rappeler le sens du mot, en réclamant de chacun des efforts, des concessions, des renoncements inédits.

Gouverner, c’est minimiser les regrets.

Des responsables politiques, cette crise exige plus encore. Le contexte d’urgence est tel que l’abécédaire de l’action politique, telle qu’on la connaît habituellement, s’en trouve totalement chamboulé, inutile, réduit au chômage forcé. Et que les élus sont contraints d’adopter une conduite qui leur est, à bien des égards, contre-intuitive. Passage en revue.

Surnager dans l’imprévisible

 » Gouverner, c’est prévoir « , dit-on. La belle affaire ! Aucun responsable politique ne peut prévoir quoi que ce soit maintenant. L’évolution de la courbe des décès et des patients hospitalisés ou diagnostiqués comme porteurs du virus constitue chaque jour une surprise. Il n’y a pas davantage de certitudes sur les mesures à prendre pour limiter cette fulgurante propagation. Même les médecins et scientifiques ne sont pas tous d’accord entre eux. Les politiques procèdent donc pas à pas, jour après jour, sans aucune visibilité sur ce que sera l’après.  » Gouverner, c’est minimiser les regrets « , tranche Jérémy Dodeigne, chargé de cours en sciences politiques à l’UNamur. Le concept d’agenda caché, cher aux élus, n’a plus aucun sens.

Le 16 mars dernier, le roi Philippe exprimait son émotion à la population.
Le 16 mars dernier, le roi Philippe exprimait son émotion à la population.© BELGAIMAGE

Devenir humble

Le personnel politique est en outre tiraillé entre son désir de communiquer et la nécessité de se mettre en retrait pour laisser le champ libre aux médecins et experts.  » Cela demande un travail d’abnégation, contre-intuitif pour certains, note Nicolas Baygert, enseignant-chercheur en communication à l’ULB et à l’Ihecs. On conseille prudence et humilité, sans décision hâtive qui embêterait les professionnels de terrain.  » Les scientifiques constituent non seulement une aide indispensable à la décision politique, mais aussi un précieux paravent.  » Les scientifiques nous disent… « , entend-on régulièrement lors des prises de parole des gouvernements, en Belgique et ailleurs. Ceux-ci ont certes bien raison de prêter l’oreille à ceux dont la compétence en matière de lutte contre la pandémie est largement supérieure à la leur. L’Etat écoute, puis il tranche. Nul doute que les responsables politiques s’abriteront aussi derrière ces avis de scientifiques s’il s’avérait que ceux-ci se sont trompés. Tous ont en mémoire la crise de la dioxine qui, en 1999, a coûté l’élection fédérale au CVP (aujourd’hui CD&V) emmené pourtant par l’ultrapopulaire Premier ministre d’alors, Jean-Luc Dehaene. Les électeurs ne lui ont pas pardonné l’amateurisme de sa gestion lors de cet épisode. Il faut donc agir et être humble : ce n’est pas toujours la vertu première des élus.

Le cyclone du coronavirus mettra aussi à nu la personnalité des uns et des autres. Untel est alarmiste, un autre pandémiosceptique, un ou une troisième empathique, celle-ci sobre et gestionnaire, celui-là boutefeu. Le roi Philippe a, lui, exprimé sa confiance, ses encouragements, son émotion à la population. La crise agit comme un révélateur. Ce n’est pas toujours l’adjectif préféré des élus.

Sanctuariser la seule voix du gouvernement

En temps de crise, on attend des politiques à la fois des actes et une communication claire et factuelle. La Première ministre, Sophie Wilmès (MR), qui s’est glissée dans un costume de manager de crise, doit fixer un cap en s’appuyant sur les acteurs impliqués et sur les représentants des différents niveaux de pouvoir. Elle a choisi d’être sobre, ce qui semble mieux convenir aux Belges que le discours martial emprunté par le président français, Emmanuel Macron. Son ton n’en est pas moins austère, drapé d’une certaine forme d’autorité, globalement acceptée. Parce que l’épisode est inédit. Et parce que Sophie Wilmès n’a pas le passif partisan de certains autres élus.

Le point presse du centre de crise, cautionné par des experts, impose aux politiques de rester dans l'ombre.
Le point presse du centre de crise, cautionné par des experts, impose aux politiques de rester dans l’ombre.© BELGAIMAGE

 » Il s’agit de l’exercice de communication le plus délicat car il faut être ouvert, transparent, rassurant, résume Emmanuel Goedseels, associé au bureau de communication Whyte Corporate Affairs. Or, les individus et les organisations réagissent de manière très différente à une même information. Et quoi qu’annonce un responsable politique, il sait qu’il ne peut plaire à tout le monde et que certains trouveront toujours à y redire.  » La communication gouvernementale n’en est pas moins sanctuarisée, histoire d’éviter le chaos dans les prises de parole. Sale temps pour les trublions, réduits au silence…

Il se peut en outre que le chef de file d’un gouvernement soit amené à se contredire en fonction des nouvelles informations obtenues, comme on l’a vu avec le Premier ministre britannique, Boris Johnson. Dans ce cas, il faut assumer son changement de cap, ce qui n’est pas si fréquent dans le milieu politique.

Effacer la politique

Le point presse sur l’évolution de la maladie, organisé quotidiennement avec les experts et les deux porte-parole du centre de crise, impose là encore aux politiques de rester dans l’ombre.  » C’est un canal d’informations dépolitisé, ce qui constitue un atout très important « , signale Nicolas Baygert. La parole de ces experts, légitime et crédible, n’est pas remise en cause : ils évoquent des faits et des chiffres, non des décisions. Il n’y a pas de pollution partisane dans leurs discours. En filigrane, il apparaît donc qu’en temps de crise, il vaut mieux par moments laisser en coulisses ce qui  » fait politique « .

S’aligner

Ce qui est politique, justement, c’est la diversité des points de vue, des options, des valeurs. L’époque ne le permet plus guère. Voilà la communication gouvernementale expurgée, autant que faire se peut, de toute idéologie. C’est en tout cas le message que chacun tente de faire passer, au nom d’une certaine décence et d’une forme d’union quasi nationale, à laquelle seuls le PTB et le Vlaams Belang ne souscrivent pas, comme la N-VA, à sa façon. Exister politiquement en cas de neutralité forcée est évidemment difficile. Taire ses divergences aussi. C’est pourtant le rude exercice auquel sont soumis les élus. La décision de fermer les écoles dans tout le pays a notoirement été imposée à la Flandre, qui n’en voulait pas et ne s’en cachait pas.  » La crise sanitaire n’est pas que technique, confirme Jérémy Dodeigne. Même en temps de crise, il y a toujours des choix politiques forts qui se traduisent en stratégies différentes.  » Ainsi, Jan Jambon, le ministre-président flamand N-VA, ne se prive pas d’affirmer qu’il y a trop de gens en chômage forcé pour l’instant.  » Les matrices de compréhension, par exemple de droite, mettent du temps à basculer, comme on l’a vu en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, poursuit Jérémy Dodeigne. Ce n’est pas que ces gouvernements ont choisi délibérément de sacrifier des vies en renonçant au confinement, mais ils ont choisi la formule de lutte contre la pandémie qui était la plus compatible avec leur idéologie. En Belgique, les choix restent sur l’axe droite-gauche, comme on le voit avec la discussion sur l’élargissement des heures d’ouverture des magasins mais dans une marge qui fait consensus.  »

Le gouvernement sera jugé sur l’après-crise.

Exit aussi, en ces temps maladifs, les fossés entre les Régions et le fédéral : il s’agit d’afficher une unité.  » On observe, malgré la complexité institutionnelle du pays, une assez grande cohérence « , remarque Sandrine Roginsky. La N-VA mise à part. Etre discret, donc, sur son identité institutionnelle et son positionnement politique : ce n’est pas un réflexe courant chez les élus.

Faire confiance

Voilà donc un gouvernement minoritaire de plein exercice, porté par 36 députés sur 150 mais soutenu de l’extérieur par six autres partis, et nanti des pouvoirs spéciaux. La politique se décidera, ces prochaines semaines, sans le Parlement. Faute d’autre choix, certaines formations politiques soutiennent donc à présent des partis que tout oppose. Mais pas aveuglément : chacun se méfie, rappelant qu’il ne s’agit pas d’un chèque en blanc, que les pouvoirs spéciaux sont limités dans le temps – deux fois trois mois – et dans leur spectre d’actions. Il est hors de question de profiter de ces pouvoirs spéciaux pour avancer dans d’autres dossiers que ceux qui sont strictement liés à la crise.  » Quand des chocs externes très forts surviennent, les forces politiques peuvent opter pour l’union nationale « , éclaire Jérémy Dodeigne. Ce n’est pas fréquent.

Les électeurs n'ont pas pardonné l'amateurisme de Jean-Luc Dehaene lors de la crise de la dioxine.
Les électeurs n’ont pas pardonné l’amateurisme de Jean-Luc Dehaene lors de la crise de la dioxine.© ISOPIX

Ne pas en profiter

La crise ne justifie pas tout, notamment sur le terrain du respect de la vie privée. Via les données des opérateurs de télécom, les déplacements des Belges ont ainsi pu être analysés. Ces informations ont été anonymisées, assure-t-on du côté du gouvernement. Mais on sait qu’une fois les tabous brisés, il est parfois difficile de revenir en arrière.  » Très peu de voix s’élèvent contre les atteintes à la vie privée via les technologies de repérage, souligne Jérémy Dodeigne. Ces voix seraient de toute façon inaudibles. Mais sur le moyen terme, il faut rester attentif.  »  » On limite les libertés individuelles dans l’urgence, embraie Sandrine Roginsky. Il faudra en discuter après, sinon, ça ira mal. L’urgence ne fera pas tout taire, mais ce n’est pas le bon moment pour en parler.  »

On sait que les guerres suscitent souvent des prouesses technologiques. On enregistre le même phénomène ici, notamment avec l’e-enseignement. Il ne faudrait pas, toutefois, que certaines institutions y voient une manière pérenne de réduire les coûts d’encadrement des étudiants. Ne pas en profiter, donc.

Ne pas sonner l’hallali

La crise n’a pas été anticipée dans son ampleur. Le matériel nécessaire fait défaut. Le budget des soins de santé, racrapoté, révèle ses limites.  » Nos Etats se sont armés contre le terrorisme mais pas contre les virus, relève Sandrine Roginsky. La question sanitaire, centrale, a trop été mise sur le côté, toujours au nom du même paradigme économique. Or, si une crise comme celle-ci survient une fois, elle peut parfaitement revenir et refaire les mêmes dégâts.  »

Pour autant, on n’entend personne réclamer la tête de la ministre de la Santé, Maggie De Block, responsable de la pénurie actuelle de masques.  » Le monde politique reste globalement calme dans ses critiques, constate Jérémy Dodeigne. Il n’y a pas, là-dessus, de jeu partisan ni de polémique.  » Toutes les énergies sont focalisées sur la crise. La question des responsabilités viendra plus tard. Question de tempo :  » Ce n’est peut-être pas le bon moment de dire qu’on s’est trompés dans la gestion des masques ou dans celle du budget des soins de santé.  » En temps normal, pourtant…

Panser le présent, penser l’après

L’après… Paradoxalement, c’est sur l’après-crise que les responsables politiques seront jugés et devront aussi rendre des comptes. Responsables mais pas coupables, les élus ?  » Une crise est bien gérée quand on en tire tous les enseignements et que les mesures ad hoc sont prises « , résume Emmanuel Goedseels. L’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire) n’a-t-elle pas été créée au sortir de la crise de la dioxine ? Dans quelques semaines ou mois, les responsabilités personnelles et collectives seront autopsiées. Il n’y aura plus alors ni unité, ni retenue, ni humilité. Le gouvernement ne sera pas seulement jugé au prorata du nombre de victimes du coronavirus. Il le sera sur sa capacité à relever un pays socialement et économiquement au tapis. Comment revalorisera-t-il les professionnels de la lumière (personnel soignant) et de l’ombre (facteurs, caissiers, éboueurs, chauffeurs de bus, policiers…) essentiels à notre survie ? Comment relocalisera-t-il ici les activités que l’on ne peut plus confier à d’autres Etats, comme le prône même le ministre libéral wallon Willy Borsus ? Comment garantir à l’avenir l’efficacité de nos structures de soins qui nous auront, dans le meilleur des cas, permis de traverser la crise ?  » Cette crise a une nature potentiellement transformatrice qui pourrait peser à terme sur nos futurs choix politiques, soulève Jérémy Dodeigne. Que l’Union européenne autorise les déficits est un changement de paradigme majeur.  »

A tous points de vue, la gestion de l’après-crise sera délicate. La préparer est pour l’instant impossible : on ne sait ni quand ni comment tout cela se terminera. Mais la question du mode de reconstruction de la société se posera. La sécurité sociale, symbole fort d’une solidarité nouvelle, a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale, qui avait bouleversé le monde. Créer des solidarités nouvelles, voilà qui n’est pas, non plus, si fréquent en politique…

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