Carte blanche

Le Gouvernement de la Marchandise

C’est donc un fait accompli : Le Gouvernement de la Marchandise, tant hué hier, s’est, aujourd’hui, naturalisé. Loin d’être perçu comme une idéologie économique digne d’être pensée, questionnée ou critiquée, ce gouvernement a en effet réussi à s’incruster dans l’air même qu’on respire.

Et tout comme l’air qu’on respire nous tient en vie, une vie non alimentée continuellement par la marchandise semble, désormais, impossible à concevoir. Notre gouvernement politique lui-même – tous partis confondus -, et quoi qu’Il dise, ne travaille, en ce sens, que sous la férule du Gouvernement de la Marchandise. Il est donc moins maître qu’esclave de Ce dernier !

Pourtant, ce Gouvernement de la Marchandise n’est pas sans s’accompagner d’une réelle déliquescence ou détérioration des liens sociaux. À quoi assistons-nous en effet? A des humains qui s’oublient derrière les marchandises qu’ils achètent, affichent ou portent. Qui pourrait nier, par exemple, que le type, la marque et les fonctions d’un GSM – ce Glouton Sur-Moi ! – comptent beaucoup plus, aujourd’hui, que le nom, l’histoire et les joies ou désarrois de l’humain qui le porte ? Ou nier qu’il y aurait, apparemment, plus à découvrir en regardant et en manipulant son GSM qu’en écoutant les paroles de son interlocuteur humain ou en regardant autour de soi ? Bref, alors même que les marchandises se mettent à exister, à se différencier (marques) et à parler (GPS), les humains, eux, se sont grimés, a contrario, en choses : sourdes et muettes, encombrantes, anonymes et indignes d’un quelconque intérêt. Au fond, les humains ne semblent plus utiles qu’à une seule et unique chose : Vanter le Gouvernement de la Marchandise en consommant et consommant. Ils pensent posséder les marchandises, alors que ce sont en réalité ces marchandises qui les possèdent, envoûtent, parlent à travers eux. L’humain : un simple polichinelle gouverné par le Gouvernement de la Marchandise ? C’est à croire. Mais n’allons pas trop vite !

À nos yeux, le Gouvernement de la Marchandise touche, a minima, à trois choses essentielles et toutes nouées : à notre perception du réel, à nos libertés et à l’état de nos savoirs ou de l’école.

Au niveau de notre perception du réel, d’abord. Si le réel n’est accointé qu’à la seule et unique marchandise, alors tout réel qui ne s’inscrit pas, de nos jours, sous cette forme de la marchandise se doit de ne pas ou plus exister. Notre perception du réel, tout comme nos sens, du coup, se rabougrissent. Prenons l’exemple du réel littéraire. La littérature, du moins la bonne – Flaubert, Proust, Kafka… -, n’est pas du tout assujettie au règne de la marchandise, mais bel et bien à cette contre-marchandise par excellence qu’est le travail de la pensée. Et qu’est-ce que la pensée ? Précisément, un réel auquel nous n’avions pas pensé. Le réel littéraire élargit donc notre horizon perceptif, et donc nos facultés de juger ou de penser. Notons aussi en passant que si la marchandise ne requiert qu’un sujet passif susceptible de consommer et consommer, le réel littéraire, lui, nécessite un sujet actif qui se doit de mettre du sien pour saisir quelques pensées.

On nous dira, à très juste titre, que des livres sont vendus sous le Gouvernement ou le Gouvernement de la Marchandise. Certes. Mais qui ne voit pas, outre que de moins en moins de gens lisent, que les réels dont ces livres sont porteurs sont, eux, totalement mis au rebut par ce même gouvernement ? Un exemple : le réel de l’amour. Alors que l’amour, dans certains livres, nous est donné à lire ou à entendre comme une expérience gratuite, des sens et de la jouissance, ce gouvernement prétend, lui, que l’amour se paye surtout par un don d’objets ou de marchandises. Il va même, sans aucune pudeur, à exhorter les femmes de remplacer la saveur – certainement fade ! – de l’homme par un bâton – lui, savoureux ! – de chocolat glacé ! Bref, le Gouvernement de la Marchandise vend des livres qu’Il ne lit pas.

Au niveau de nos libertés, ensuite. Chacun sait donc que n’existe désormais que cette unique liberté : celle de consommer. Cette liberté, les divers gouvernements inféodés au Gouvernement de la Marchandise ne cessent de nous la rappeler, imposer : Travaillez plus pour consommer plus ! Pour les libertés de penser ou de s’exprimer, par contre, ces gouvernements se taisent. C’est que les spin doctors du Gouvernement de la Marchandise se démêlent pour que ces libertés-là soient, purement et simplement, oubliées. Et comment font-ils donc pour générer ces oublis ? Ils rétrécissent, tout bonnement, le champ du langage, donc, et à nouveau, le champ de nos perceptions. Ayant en effet à coeur un langage conforme à la préservation et pérennisation du Gouvernement de la Marchandise, ils promotionnent, auprès de différents appareils de pouvoir (étatiques, politiques, médiatiques…), l’adoption d’une langue light, allégée du poids de la critique ou du négatif; d’une langue qui positive donc tout (Il faut positiver !). Cette langue, Orwell, dans son ouvrage 1984, l’avait ainsi dénommée : la Novlangue.

Le principe de la Novlangue est simple : « plus on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l’affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision. C’est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État [ou du Gouvernement de la Marchandise], l’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l' »idée » même de cette critique1″ ou, ajouterions-nous, l’irruption même de l' »idée » d’une liberté de penser. Orwell, actuel ? Et comment !

Au niveau de l’état des savoirs, enfin. Des consommateurs, le Gouvernement de la Marchandise n’attend nul savoir. Au contraire : leur abrutissement ou analphabétisme lui convient très bien. Les consommateurs n’ont en effet pas besoin de comprendre, par exemple, ce qu’un simple GSM comporte de complexité ou de savoirs cristallisés pour l’utiliser. Au niveau de l’École ou des travailleurs de demain, par contre, ce gouvernement sait que son règne dépend de la Technique. Il n’est assurément rien sans Elle (cf. GSM ou ordinateurs). L’École, se doit donc d’être au service de la Technique ou des techniques actuelles, donc des savoirs utiles au seule règne du Gouvernement de la Marchandise.

Dans son Projet d’accord de majorité 2014-2019, le gouvernement bruxellois a ainsi manifesté son souci de « mettre les politiques d’enseignement en concordance avec les objectifs régionaux », dont celui de « développer l’investissement dans les nouvelles technologies », ou celui de revaloriser « l’enseignement technique et professionnel, y compris sur le plan linguistique et en lien avec les entreprises ». L’École se doit ainsi d’être vidée des savoirs présumés inutiles (philosophie, histoire, poésie, littérature…) aux entreprises ou aux objectifs régionaux. A l’instar du réel, l’École ou les savoirs se doivent donc de n’être soumis qu’au seul Gouvernement de la Marchandise (et donc de la Technique). Les Arts et la Culture en prennent bien entendu un coup. Bref, l’état actuel de l’École le démontre à suffisance, le Gouvernement de la Marchandise prône l’enseignement de l’ignorance.

Dans l’indifférence générale, l’infâme Gouvernement de la Marchandise règne donc. Hier matin, en accompagnant ma petite fille à l’école, nombreux étaient ainsi les passagers déjà scotchés ou plutôt serfs de leur GSM. J’ai même vu une enfant de cinq ou six ans pleurnicher et agresser sa maman pour le GSM que celle-ci tenait en mains. Ces passagers ne parlaient ni ne regardaient donc autour d’eux, car leur GSM semblait les regarder et réclamer. A l’instar du Tamagotchi, afin qu’il ne crève pas, ils répondaient ainsi aux besoins et sollicitations de leur GSM. Comment ? En le regardant, caressant, manipulant, touchant ou parlant. Le GSM ou plutôt les GSM s’étaient, du coup, mis à exister, à envahir le tram, alors que les humains-passagers, eux, s’étaient mués en simples auxiliaires ou fantômes de leur GSM. Drôle d’expérience du Gouvernement de la Marchandise !

Khalil el Nour

Assistant social à Bruxelles

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