Matthias De Jonghe

Le énième sophisme d’Alain Destexhe

Matthias De Jonghe Doctorant en littérature à l'UCL

Il n’y a pas besoin d’être un observateur particulièrement assidu du paysage politico-médiatique belge pour se lasser des numéros dont le sature l’omniprésent Alain Destexhe.

Régulièrement, celui-ci fait en effet entendre sur la scène publique le même sempiternel chapelet d’accusations véhémentes et de tartuferies électoralistes (leur historique n’aurait pas sa place ici). D’ordinaire, le sophiste confondu s’efforce de ne plus être pris la main dans le sac ; les choses sont différentes dans le cas de Destexhe : débitant ses boniments, il n’a que faire des contradictions, des démentis ou des réfutations qui, depuis longtemps, attestent ses impostures (à ce sujet, on consultera, par exemple, la rigoureuse réponse d’Ettore Rizza, journaliste pour Le Vif/L’Express, à sa conférence « Bruxelles Orange mécanique ? »).

La lassitude qu’éprouvent la majorité de ses semblables à l’égard de ses provocations, toutefois, fait partie intégrante de ce qui apparaît de plus en plus nettement comme une stratégie de communication ; de fait, l’agitation frénétique de Destexhe génère un tel bruit qu’elle en vient, d’une part, à occulter sa propre inanité, et, d’autre part, à fatiguer d’avance quiconque chercherait à la déconstruire méthodiquement – ce qui a pour triste résultat de laisser germer et infuser, de-ci, de-là, tels quels, des discours à l’emporte-pièce. Le plus récent d’entre eux, paru dans La Libre le premier juin dernier, prend la forme d’une saillie opportuniste, ressassant une énième fois le brouet xénophobe dont il s’est fait le spécialiste.

Dans ce nouveau texte, Destexhe persiste et signe. Il s’efforce de recouvrir sa propension aux délires paranoïaques d’un vernis d’objectivité, bien fragile si l’on interroge avec un brin de sérieux les soubassements idéologiques inquiétants de sa démonstration. Car, enfin, que fait Destexhe dans sa carte blanche ? Il instrumentalise les polémiques entourant les récentes affaires Kir et Özdemir pour remettre en cause le principe de la double nationalité. Que l’échantillon plutôt réduit (c’est le moins qu’on puisse dire) sur base duquel il opère n’ait aucune valeur représentative ne semble pas l’émouvoir outre mesure ; en réalité, il tire parti d’un hoquet de l’actualité, constitué en prétexte, pour développer la vision fantasmagorique qui lui tient lieu de programme politique.

À bien le lire, en effet, la société rêvée par Alain Destexhe s’avère fondamentalement tautologique, dans la mesure où elle repose sur une hypothétique « nature belge » qui se garde bien d’être vraiment définie : le Belge, nous glisse en substance le sénateur MR, c’est celui qui se reconnaît dans les valeurs et les modes de vie… du Belge. La difficulté logique dans laquelle sa rhétorique s’empêtre lamentablement, outre qu’elle trahit l’inconsistance de son raisonnement, ne fait au fond que réactiver un motif bien connu, à savoir le stéréotype belliqueux établissant péremptoirement 1) qu’il y a lieu de chercher à purifier le corps de la Nation, et 2) que cette pureté se conquiert nécessairement sur les discordances, contrastes et désaccords qui menacent de saper la belle et immaculée unité depuis l’extérieur, mais surtout, comble de la sournoiserie, depuis l’intérieur. Le mal, c’est bien connu, est avant tout intime.

Les propos de Destexhe à l’encontre du devenir multiculturel de nos sociétés mondialisées témoignent de son inaptitude à comprendre tout ce que l’on doit à autrui.

Destexhe revisite ainsi benoîtement les thèmes éculés de la barbarie infiltrée et du cheval de Troie : si l’immigré fait mine de s’intégrer, c’est avant tout pour oeuvrer plus efficacement à la destruction de l’auguste civilisation qui, magnanime, a fait l’erreur de lui tendre la main. Nombreux sont les penseurs qui ont démontré, notamment en se penchant sur la structuration politique de l’Allemagne des années 30, l’absurdité et les impasses potentiellement sanguinaires promises à de telles vues. C’est pourquoi il importe au premier chef de dénoncer la mystification à l’oeuvre derrière des propos qui transforment hypocritement les penchants néoréactionnaires de celui qui les énonce en nature universelle ; on peut gager, avec un peu d’optimisme, qu’au moment de lire sa carte blanche, les « millions » de Belges dont Destexhe revendique avec une autorité douteuse le soutien, que ces millions de Belges, contre le tableau mortifère d’un monde cloisonné, composé de cultures hermétiques et hostiles les unes aux autres, feraient valoir la complexité, le métissage, l’altruisme et la bienveillance de principe comme bases souhaitables d’un vivre ensemble tendu vers la paix et l’harmonie.

Faut-il encore rappeler ici que cette nationalité polarisant les crispations d’Alain Destexhe n’est que l’une des composantes d’identités nécessairement mouvantes ? Qu’elle s’érige même comme la plus contingente de ces composantes, la plus soumise aux aléas du hasard, la plus insignifiante finalement, et surtout, la plus injustifiable au regard de l’égale dignité et de l’égale liberté des êtres humains, quelle que soit leur origine ? On doit notamment au philosophe américain George Herbert Mead d’avoir montré, dès le début du XXe siècle, que l’origine et les fondements du soi relèvent foncièrement de la socialisation ; c’est en s’ouvrant à l’altérité et à la différence, et non par la claustration et le figement, qu’un individu se donne les moyens de grandir et de prendre part sereinement à la vie commune. En ce sens, les propos récurrents de Destexhe à l’encontre du devenir multiculturel de nos sociétés mondialisées témoignent surtout de son inaptitude à comprendre tout ce que l’on doit à autrui.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire