Détail du "Jugement Dernier" (XVe siècle) de Fra Angelico, tableau conservé au couvent San Marco de Florence. © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

Le Diable, un mal utile et nécessaire ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le Diable en rit encore : un colloque lui est entièrement consacré, ces 3 et 4 novembre, à l’UCL. Théologiens et autres spécialistes testeront une hypothèse : l’utilité du diabolique, qui prend à sa charge le mal dans la vie et dans l’histoire.

Trident gonflable, serre-tête à cornes, écharpe nationale siglée Red Devils… Les supporters des Diables Rouges ne nous contrediront pas : l’image du Prince des ténèbres fait de la résistance dans notre monde séculier. Le Diable, ses ancêtres – dieux mauvais, esprits des morts… – et ses émanations : vampires, loups-garous, etc. sont partout, dans le cinéma, la littérature, la bande dessinée, la publicité, le commerce… Comme le rappelle Alain Rey dans son Dictionnaire amoureux du Diable (Plon), paru il y a deux ans, « entre superstition, religion et réalité, le Démon joue tous les rôles : bourreau, victime, fantasme, tentation, péché, plaisir, malheur. »

La diabolisation du langage n’est pas en reste, en particulier dans le discours politique. On se souvient de l’ « axe du mal », rhétorique néoconservatrice chère à George W. Bush en 2002. De l’expression, tout aussi manichéenne, l' »empire du mal », utilisée en 1983 par Ronald Reagan pour désigner l’Union soviétique. Ou encore, des slogans des ayatollahs, qui fustigeaient le « Grand Satan » américain et les « Petits Satans », alliés de Washington. Tout récemment, le chef de la Tchétchénie appelait à combattre les chaytans (« diables ») de l’Etat islamique…

Le diable au placard

Le contraste est frappant : si le Diable, habillé ou non en Prada, est partout dans la société, il a, du moins dans nos régions, déserté le terrain de la religion chrétienne. Alors que l’occultisme, porte ouverte au diabolique, fait toujours des adeptes, que les demandes d’exorcisme se multiplient dans les diocèses de France et de Belgique, et que de nombreux jeunes éprouvent une fascination pour une contre-culture où abondent symboles, rites et références sataniques, le Diable ne fait plus recette dans les églises. Depuis plus de quarante ans, évêques et curés de paroisses n’en parlent plus devant les fidèles. Ils font l’impasse sur ce qui apparaît comme une vieille fable écrite pour faire peur et mettent plutôt l’accent sur la liberté de l’homme face au mal.

« Le moderne éclairé a-t-il d’autre choix que de congédier pour de bon le Prince des ténèbres ? », questionne Benoît Bourgine, professeur à la Faculté de théologie de l’UCL. Pour autant, le Pr Bourgine et d’autres théologiens pointent l’utilité du diabolique. Il ne s’agit pas, préviennent-ils, de revenir à une pastorale de la peur. Mais ils estiment qu’on écrase l’homme si on le laisse totalement responsable du mal. Le Diable serait donc un mal utile et nécessaire : accusé de toutes les misères du monde, il permettrait de catalyser les peurs, les angoisses, les fantasmes. Sa figure aurait une fonction thérapeutique : ni Dieu, ni l’homme ne sont responsables du mal si un tiers, appelé Diable, prend sur ses noires épaules une responsabilité que nous n’avons pas la force d’assumer. La figure du Diable intéresse d’ailleurs aussi les psychologues, car elle aide à régler des conflits internes : un enfant qui aime sa mère et a été méchant avec elle, ou lui a menti, peut dire que c’est le diable qui l’a poussé à agir ainsi.

« En supprimant le Démon, nous supprimons une énigme. Or, il est très dangereux de supprimer les énigmes », estimait Adolphe Gesché, grande figure de la Faculté de théologie de l’UCL, décédé en 2003. Ces 3 et 4 novembre, le colloque bisannuel qui porte son nom (« colloque Gesché ») aura précisément pour thème En finir avec le Diable ? Les enjeux d’une figure emblématique du mal (1). Spécialistes français et belges traiteront notamment du mal et de son image, des figures du Diable dans le Nouveau Testament, le Coran et les jeux vidéo…

(1) Auditoire Montesquieu, place Montesquieu, à Louvain-la-Neuve, de 9 h 30 à 17 h 30. www.uclouvain.be/colloque-gesche

Paul Scolas : « L’ignorer, c’est voiler la puissance du mal »

Rencontre avec Paul Scolas, l’un des orateurs, docteur en théologie et chargé de cours à l’UCL.

Le Vif/L’Express : Un colloque entièrement consacré au Diable, curieuse idée…

Le Diable, un mal utile et nécessaire ?
© PG
Paul Scolas : Je comprends que cela surprenne. Les colloques Gesché revisitent des thèmes de la tradition chrétienne tombés dans l’oubli, mais qui gardent une pertinence et donnent lieu à débat. Le premier colloque, en 1991, était consacré au retour de l’esprit de fatalité et de résignation dans la société, peut-être encouragé par les avatars de la prédestination chrétienne. Une autre rencontre, en 2005, traitait de l’invention chrétienne du péché : penser le mal comme péché rend possible l’espérance, celle de ne plus voir le mal comme irrémédiable, car il y a la Bonne Nouvelle de la rémission des péchés. Cette fois, nous testerons une hypothèse : l’utilité du diabolique pour s’ajuster à la disproportion du mal dans la vie et dans l’histoire. La relecture de Sous le soleil de Satan, le premier roman de Bernanos, a alimenté mes réflexions sur le sujet.

Y a-t-il encore une place pour le Diable au XXIe siècle ?

L’image du Diable est très présente dans le monde moderne, souvent en tant que métaphore. L’esprit humain a, en outre, tendance à réduire les relations avec autrui à une lutte entre le bien et le mal. En revanche, le Diable ne retient plus l’attention des théologiens et encore moins celle des prédicateurs du dimanche. Il ne faudrait pourtant pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ou plutôt le Démon avec les flammes de l’Enfer. Ignorer la figure du Diable contribue à voiler la puissance du mal.

Quelle conséquence pour l’homme ?

Sa culpabilité est exacerbée du fait que le malheur et la souffrance existent et reviennent sans cesse. Si le Diable est congédié pour de bon, l’homme est coupable du mal qui règne sur Terre. Lui seul a produit les horreurs et désastres qui ont marqué le XXe siècle et le début du XXIe. A l’inverse, on peut considérer que l’homme n’est pas totalement responsable, qu’il est « manipulé ». C’est l’idée qu’il tombe en tentation, victime d’une puissance qui le dépasse. Si l’homme est tenté, c’est qu’il y a un tentateur. Et dans la Bible, « le tentateur » est l’un des noms du Diable.

Que déduire des récits bibliques de tentations ?

Dans le 3e chapitre de la Genèse, le tentateur n’est pas encore un démon, mais une figure plus énigmatique : un serpent qui parle. C’est un séducteur, un menteur, un rusé, et néanmoins une créature de Dieu. D’où la question : pourquoi Dieu a-t-il créé une créature qui détourne l’homme de sa fin ? Dans la Bible, le Diable tente à plusieurs reprises de persuader l’homme que le Créateur l’a trompé sur son origine. Voilà la clé essentielle : réussir sa vie, c’est accepter que l’on ne s’est pas fait soi-même, que l’on a un père. Les tentations de Jésus au désert portent, elles, sur la manière d’être le Messie. Pour Satan, être le Messie n’est pas rencontrer le faible, le pécheur, c’est prendre le pouvoir. Quand le Diable invite le Fils de Dieu à sauter du haut du Temple, il invite Jésus à s’élever au-dessus de la condition humaine, à prendre la place du Père.

Quel sens donner à « Délivrez-nous du mal », ultime demande à Dieu dans le Notre Père, la prière des chrétiens ?

La traduction de cette demande a été édulcorée dans les années 1970. Dans le texte original, le mal est personnifié : c’est le Malin, le tentateur, et non les maux. « Délivrez-nous du mal » signifie aussi qu’il y a une espérance, une rédemption possible, que le Diable n’est pas tout-puissant.

Et vous, croyez-vous au Diable ?

On me pose souvent cette question et j’avoue répondre par une pirouette : non, je ne crois pas en lui, dans le sens où je n’ai pas foi en lui. Pour le reste, je n’évacue pas le Diable, mais je ne sais pas clairement qui il est. Sans doute doit-il rester une énigme.

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