Jules Gheude

Le cancer des Belges, c’est la Belgique elle-même !

Jules Gheude Essayiste politique

Selon Thierry Fiorilli, le rédacteur en chef du  » Vif « , la N-VA est le cancer des Belges. Je lui propose ici de revenir à la source même des choses, c’est-à-dire en 1830, lorsque le Royaume indépendant de Belgique vit le jour.

Naissance douloureuse, au forceps, issue de la volonté des grandes puissances de l’époque, notamment l’Angleterre, afin de se prémunir contre la France. Quinze ans après la défaite de Waterloo, le spectre de Napoléon rôdait toujours…

Avant 1830, nos populations n’avaient jamais été soudées par un quelconque sentiment national. Ballotées d’un régime étranger à un autre (Duché de Bourgogne, Espagne, Autriche, France, Pays-Bas), elles n’eurent jamais voix au chapitre. Comme l’écrit Marguerite Yourcenar dans « LOeuvre au noir » : Les princes s’arrachent les pays comme des ivrognes à la terrasse se disputent les plats.

Il faut également rappeler ici le statut particulier de la Principauté de Liège, qui perdurera jusqu’à 1794, et qui contrariait la théorie de la prédestination belge, chère à Henri Pirenne.

On connaît la fascination que ce dernier éprouvait pour les ducs de Bourgogne, mais il dut toutefois reconnaître qu’ils n’ont pas eu d’idéal national ; ils n’ont agi que pour la grandeur de leur maison. Leur politique s’explique exclusivement par leurs intérêts dynastiques.

Son collègue Godefroid Kurth, quant à lui, considérait le catholicisme comme le fil conducteur de notre histoire. Mais un élément de taille venait contredire son raisonnement : l’évolution de la Flandre sous la tutelle espagnole.

La Flandre se compose alors du comté de Flandre et du duché de Brabant, tous deux largement acquis à réforme calviniste. Il s’agit donc, pour le très catholique roi d’Espagne Philippe II, de ramener ces hérétiques à la raison. La reconquista sera d’une extrême cruauté. Elle s’achèvera en 1582, avec la destruction d’Anvers, tandis que les provinces du Nord, sous la conduite de Guillaume le Taciturne, se libèrent du joug espagnol pour constituer les Princes-Unies, préfiguration des Pays-Bas actuels. Grâce à la traduction de la Bible par les pasteurs, le néerlandais deviendra vite une langue pure et châtiée.

En Flandre, le catholicisme sera réimposé par la violence. Ici, pas question de traduction de la Bible. La population ne connaît que les dialectes.

Il est clair que sans le fanatisme de Philippe II, la Flandre n’aurait pas été coupée de son élément naturel, les Pays-Bas, dont Anvers aurait pu être la capitale.

Ce drame vécu par la Flandre au XVIe siècle, Verdi le relate fort bien dans son opéré « Don Carlos.

Mais revenons à 1830. Le Royaume indépendant de Belgique voit le jour en dehors de toute volonté populaire. Le Congrès National Belge est élu par à peine 2% de la population, ceux qui pouvaient payer le cens. Quant au choix du souverain, il nous sera imposé par Londres.

On se souvient de l’interview accordée par l’ex-Premier ministre Yves Leterme au journal français « Libération » en 2006 et dans laquelle il qualifie la Belgique d’accident de l’histoire. Peut-on lui donner tort ?

Talleyrand, dont on connaît les talents de diplomate, ne croyait pas aux chances de viabilité de ce nouveau royaume. En 1832, il déclara à la princesse de Lievin : Les Belges, ils ne dureront pas. Tenez, ce n’est pas une nation. Deux cents protocoles n’en feront jamais une nation ; cette Belgique ne sera jamais un pays ; cela ne peut tenir.

En fait, dès le départ, la Belgique sera atteinte d’un cancer. Et la N-VA, créée en… 2001, n’y est strictement pour rien.

Comment, en effet, un tel Etat pouvait-il connaître une évolution sereine, lorsqu’on lit cette lettre adressée par Charles Rogier à Jean Raikem : Les premiers principes d’une bonne administration sont basés sur l’emploi exclusif d’une langue et il est évident que la seule langue des Belges doit être le français. Pour arriver à ce résultat, il est nécessaire que toutes les fonctions civiles et militaires soient confiées à des Wallons et Luxembourgeois. De cette manière, les Flamands, privés temporairement des avantages attachés à ces emplois, seront contraints d’apprendre le français, et l’on détruira ainsi peu à peu l’élément germanique en Belgique.

Un génocide linguistique, donc. C’est précisément pour le contrecarrer qu’un Mouvement flamand va se constituer assez vite. De nature culturelle au départ, il finira par acquérir une dimension sociale et politique.

La grande majorité des francophones ignore aujourd’hui à quel point ce mouvement a dû lutter pour arracher les premières lois linguistiques et faire en sorte que la Flandre puisse se faire entendre dans l’hémicycle politique. Au début du XXe siècle, le cardinal Mercier parlait toujours de l’unité belge, cimentée par l’emploi de la langue française. A ses yeux, le flamand n’était que la langue des servantes et des valets.

Tout cela laissera bien évidemment des traces durables et contribuera à engendrer un fort sentiment national flamand. Pauvre Henri Pirenne, contraint, en 1930, de quitter l’Université de Gand, suite à la flamandisation de l’institution !

Persuadée que l’occupant allemand serait compréhensif à l’égard de ses revendications, le Mouvement flamand se mit à son service. La libération rapide des prisonniers de guerre flamands, dès le 6 juin 1940, fut douloureusement ressentie par les francophones.

Durant près de 130 ans, la Wallonie s’était révélée étonnamment prospère. Composé en 1900, le « Chant des Wallons » exprime bien le dynamisme économique que connaissait la région : Au premier rang brille son industrie.

Mais le visage belge se mit subitement à changer, au bénéfice de la Flandre. L’économiste Michel Quévit explique : En Wallonie, les aides de l’Etat sont destinées à affronter les problèmes soulevés par le désinvestissement du privé qui se désintéresse des secteurs traditionnels : rationalisation de l’outil industriel vieilli, avec pour conséquence les fermetures d’entreprises, et, pour effet collatéral, le gonflement du chômage régional. Dans le même temps, en Flandre, les aides servent à des investissements dans des secteurs inducteurs de croissance économique, créateurs d’emplois, d’innovation, de diversification et de développement des activités et cela dans toutes les provinces flamandes à cette époque.

Après des décennies de luttes pour trouver sa juste place sur l’échiquier politique belge, la Flandre avait ainsi fini par renverser la vapeur et se rendre maître du jeu économique. La N-VA n’existait toujours pas, mais l’Etat-CVP veillait aux intérêts du Nord.

Avec la fixation définitive de la frontière linguistique, en 1962, la Flandre était devenue un Etat dans l’Etat et n’aspirait plus qu’à l’autonomie culturelle pour constituer une véritable nation : un peuple, un territoire, une langue.

Ce sera chose faite avec la révision de la Constitution de 1970, qui, outre les conseils culturels, consacra l’existence des régions wallonne, flamande et bruxelloise.

La Flandre s’empressa de concrétiser le premier volet, mais, opposée à la mise sur pied d’une région bruxelloise à part entière, elle fit tout pour freiner l’application du second. La régionalisation définitive pour la Wallonie et la Flandre n’intervint qu’en 1980. Bruxelles dut patienter jusqu’en 1989. Pour qu’elle devienne région à part entière, les francophones sacrifièrent José Happart et sa cause fouronnaise.

Après la Seconde Guerre Mondiale, le fossé n’avait cessé de se creuser entre le Nord et le Sud. La Question royale, la guerre scolaire, la Grande Grève de 60-61, la fixation de la frontière linguistique avaient révélé des oppositions très nettes entre Flamands et Wallons. Sans parler de l’affaire du « Walen buiten » à l’Université de Louvain en 1968, qui engendra la scission du Parti social-chrétien en deux ailes linguistiques distinctes et amena les responsables politiques à entreprendre enfin la réforme de l’Etat.

Dès 1961, le syndicaliste liégeois André Renard avait prôné l’instauration du fédéralisme et exigé des réformes de structures. Mais l’action de son Mouvement Populaire Wallon rencontra l’opposition du Parti socialiste qui n’entendait pas renoncer à son organisation unitaire.

En 1974, le ministre de la Réforme des Institutions François Perin mit sur pied la régionalisation préparatoire, que les socialistes, alors dans l’opposition, s’empressèrent de boycotter. Ce n’est qu’en 1976 que le PSB se scinda à son tour – le Parti libéral l’avait fait en 1972 – et que les socialistes francophones présentèrent un projet de régionalisation définitive, lequel, comme je l’ai rappelé, ne se concrétisa qu’en 1980 au seul profit de la Flandre et de la Wallonie.

Soucieuse d’encadrer fortement sa minorité bruxelloise, la Flandre opta dès le départ pour la fusion Région-Communauté. Du côté francophone, les libéraux-réformateurs souhaitaient faire de même, mais ils se heurtèrent au veto du parti socialiste, qui craignait de voir son pouvoir se diluer et préférait garder la mainmise sur la Wallonie.

Depuis 1980, cela fait 38 ans ! la Région wallonne dispose donc d’outils propres pour assurer sa politique, et ces outils n’ont cessé de s’amplifier au fil des diverses réformes de l’Etat. L’argument consistant à porter la responsabilité sur l’Etat belge ne peut dès lors plus être retenu.

De 1980 à 2017, la ministre-présidence de la Région wallonne fut confiée, à deux exceptions près (le libéral André Damseaux en 1982 et le social-chrétien Melchior Wathelet de 1985 à 1988), au PS. Difficile, dans ces conditions, de nier l’influence déterminante que ce parti a pu avoir sur la gestion des affaires.

Et l’honnêteté nous oblige à reconnaître que cette gestion est loin d’avoir été concluante. Fin 2015, Philippe Destatte, le directeur de l’Institut Jules Destrée, le reconnaissait lui-même : La Wallonie n’a toujours pas décollé. La part de son industrie dans le PIB ne représente plus que 14,2%.

Le fossé entre la Flandre et la Wallonie est béant. Si le chômage wallon commence à baisser légèrement, il représente toujours plus du double de celui de la Flandre. Entre 1983 et 2015, le taux de chômage flamand a été réduit de moitié, passant de 10,7 à 5,2%. Les exportations flamandes ont connu en 2016 une hausse de 10,6%, avec un montant de 205,7 milliards d’euros, contre 42,6 milliards pour la Wallonie.

Et le député CD&V Hendrik Bogaert d’exprimer son incompréhension : Les Wallons ne peuvent tout de même pas invoquer éternellement la fermeture des charbonnages, intervenue il y a plus d’un demi-siècle.

Dès le début des années 1990, le ministre-président flamand démocrate-chrétien Luc Van den Brande proposa de passer au confédéralisme, une idée qui fut adoptée en 1999 par le Parlement flamand. La N-VA n’existait toujours pas !

Il est clair que la Flandre n’entend plus se montrer financièrement solidaire d’une région qui, à ses yeux, est mal gérée et ne fournit pas les efforts nécessaires. En 2002, c’est le ministre-président flamand libéral Patrick Dewael qui déclarait : Chaque Flamand paie 815 euros pour son compatriote du Sud. Soit huit fois plus qu’un citoyen ouest-allemand débourse pour son voisin est-allemand. Amis wallons, attention !

Quant à l’actuel président du CD&V Wouter Beke, voici ce qu’il lâchait en 2007 : Nous voulons une véritable confédération où chacun pourra agir comme il l’entend. (…) Si les francophones n’acceptent pas de lâcher du lest, nous n’aurons pas d’autre choix que l’indépendance.

On le voit, la fibre nationaliste dépasse largement les limites de la seule N-VA ! N’est-ce pas le démocrate-chrétien Yves Leterme qui, en 2004, a porté le cartel CD&V/N-VA sur les fonts baptismaux ?

Thierry Fiorilli voue Bart De Wever aux gémonies. Mais, comme le précisait François Perin dans son interview-testament en 2011 : D’étape en étape, le Mouvement flamand a gagné sur toute la ligne. Il a gagné de devenir une nation. (…) Bart De Wever est dans la ligne et, logiquement, il dit « Nous voulons un Etat flamand indépendant ».

On peut certes ne pas partager le point de vue de Bart De Wever. Mais on ne peut lui reprocher d’être inconstant. L’ancien président du PS Guy Spitaels l’avait d’ailleurs lui-même reconnu : Il n’est pas « toursiveux », il dit clairement et brutalement ce qu’il veut. Je préfère cela aux « raminagrobis » qui disent « mais non, cela ne fera pas mal ». Ce De Wever ne me déplaît pas du tout !

Si la coalition Michel parvient à tenir – rien n’est moins sûr… -, les prochaines élections législatives et régionales auront lieu dans un an. Les derniers sondages indiquent qu’une coalition de gauche pourrait voir le jour en Wallonie. PS, PTB et Ecolo sont, en effet, crédités ensemble de 51,3% d’intentions de vote.

De quoi encourager Bart De Wever à mettre le projet confédéraliste sur la table des négociations, Car, avec 32,4% d’intentions de vote, la N-VA reste de loin la première force politique du pays.

Depuis 1830, le cancer n’a cessé de ronger la Belgique. Il pourrait connaître sous peu sa phase ultime. Talleyrand l’avait prédit dès 1830. Et Bart De Wever n’a vu le jour qu’en 1970…

Derniers livres parus : « François Perin – Biographie », Editions Le Cri, 2015, et « Un Testament wallon – Les vérités dangereuses », Mon Petit Editeur, 2016.

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