La Wallonie, laboratoire antipopulismes
Les acteurs régionaux misent sur une vision à long terme et une société ouverte pour contrer les simplismes. Un pari audacieux, à l’heure de la progression des extrémismes en tous genres et alors que le redressement économique se fait attendre.
Non, la Wallonie ne se redresse pas sur le plan socio-économique. Du moins pas autant qu’il le faudrait. Le constat, préoccupant, nécessite plus que jamais une mobilisation générale. Pour autant, la Région ne manque pas d’atouts. L’un d’entre eux pourrait être sa capacité à mener un dialogue social orienté vers le long terme. Certains – à gauche, surtout – parlent de la nécessité d’un nouveau » pacte social « . D’autres – davantage à droite – lancent l’idée d’un » New Deal » comme le président Roosevelt l’avait fait dans les années 1930 aux Etats-Unis. En tout état de cause, il existe une volonté de réveiller les ardeurs ne se focalisant pas uniquement sur la croissance économique, mais en insistant aussi sur la nécessaire transformation de la société : énergétique, environnementale et sociale, au sens large. Tout le contraire de ces courants populistes qui donnent le ton un peu partout en Europe, jusqu’à faire des émules dans la Flandre voisine.
il existe une volonté de réveiller les ardeurs ne se focalisant pas uniquement sur la croissance économique.
Le nouveau symbole de cette spécificité wallonne est issu d’un milieu plutôt inattendu : le patronat. Jacques Crahay, président de l’Union wallonne des entreprises (UWE), tient depuis son entrée en fonction, à l’automne 2018, un discours qui rompt avec les clichés habituels. Bien sûr, il se préoccupe de la santé fragile de la Région et de son tissu économique. Mais il n’hésite pas à dire que les patrons peuvent et doivent aussi être des acteurs de changement, en prenant en compte toutes les dimensions de la société. C’est l’exemple qu’il a donné à la tête de son groupe familial, Cosucra à Warcoing, réorienté avec succès de la production de sucre à celle d’aliments et boissons » santé » issus de la chicorée et du pois. Une source d’inspiration.
Une Odyssée 2068
Prenant son bâton de pèlerin, cet ingénieur invite aujourd’hui les entrepreneurs wallons à s’investir dans Odyssée Wallonie 2068. » Il s’agit d’utiliser la méthodologie de prospective pour dresser un portrait de la Région telle qu’on l’imagine dans cinquante ans, explique-t-il au Vif/L’Express. Le but est de se couper complètement de ce que l’on vit aujourd’hui, de se projeter suffisamment loin pour ne plus avoir d’attaches avec la situation actuelle. Puis, on reviendra à nos réalités actuelles pour imaginer les scénarios possibles que ce soit en matière sociale, d’emploi, de mobilité, d’environnement, d’enseignement… » Les premiers fruits de cette réflexion devraient être dévoilés au début de la prochaine législature. Pour baliser l’agenda du nouveau gouvernement.
Ce voyage dans le temps, faut-il le dire, a désarçonné de nombreux membres de l’Union, davantage préoccupés par la gestion au jour le jour de leur société que par cette politique-fiction. » Il ne faut pas penser que l’UWE vire de bord parce que son nouveau président a d’autres sensibilités, précise Jacques Crahay. Nous continuerons bien sûr à mener des actions en tant que représentation patronale. Nous dévoilerons d’ailleurs un nouveau mémorandum lors de nos voeux, le 22 janvier. Mon initiative, qui devrait démarrer rapidement, porte sur une dimension à long terme de l’évolution de la société et des entreprises. Tout le monde sent que les choses doivent changer parce que l’on arrive au bout du modèle tel qu’on le connaît, en raison de la raréfaction des ressources, du réchauffement climatique, de la croissance des inégalités… Mais tout le monde éprouve des difficultés à changer ses habitudes. C’est aussi le cas du monde politique. Mon intention est de dire que l’on peut y réfléchir ensemble. »
Selon lui, un nouveau pacte social peut effectivement voir le jour. Y compris pour tempérer la colère véhiculée par un mouvement comme celui des gilets jaunes. » Le premier intérêt d’Odyssée 2068, c’est bien de mettre le plus possible d’entrepreneurs dans la réflexion, insiste le président de l’UWE. Cela peut contribuer à adapter le coeur de notre économie. La Wallonie est une communauté de taille modeste, avec beaucoup de petites entreprises : c’est une petite embarcation qui peut s’adapter beaucoup plus vite qu’un gros navire. Nous voulons aussi identifier les valeurs ajoutées de la Région pour amplifier le mouvement enclenché par les pôles de compétitivité. Mais je suis partisan d’un modèle participatif pour impliquer davantage d’acteurs dans ce changement. En Wallonie, le libéralisme est moins fort et l’esprit social est plus développé qu’en Flandre. Il faut en faire un atout pour le futur. C’est vrai, les indicateurs concernant le redressement ne sont pas bons, on ne va pas les discuter, mais l’ambition ultime doit être de forger un nouveau consensus social. Les patrons ont un rôle à jouer. Soit on est dans le déni, soit on est dans la colère, soit on se lance dans la réflexion : ce sont autant d’expressions du deuil que l’on fait de l’ancien modèle avant d’en construire un nouveau. »
quelque chose a changé dans la tonalité du discours politique.
En route vers le WalDeal
L’institut Destrée et sa cellule de prospective ont été chargés d’accompagner ce mouvement inédit. Qui s’inscrit dans une logique de » société ouverte « , souligne au Vif/ L’Express son directeur général, Philippe Destatte : » C’est ce qui est préconisé dans la déclaration de politique régionale et aussi ce que le ministre- président du gouvernement wallon, Willy Borsus, envisage, depuis mai 2018, avec ce qu’il appelle le WalDeal, en s’inspirant du New Deal du président américain Franklin D. Roosevelt en 1932 – pour restaurer, réparer collectivement la Wallonie. Comme le président démocrate, le président wallon a fait appel aux forces vives. Pour ce qui concerne Odyssée 2068, nous sommes clairement dans un projet du type « responsabilité sociétale des entreprises » où celles-ci s’engagent pour assumer leur rôle dans la gouvernance, à côté de l’Etat et de la société civile. »
C’est un engagement salutaire, insiste Philippe Destatte. Car la Wallonie se situe à un carrefour de son histoire : au terme de la prochaine législature 2019 – 2024 débutera la fin progressive des transferts de solidarité venus de Flandre. » Or, ce que nous avons constaté et affirmé à plusieurs reprises, c’est l’incapacité de la Wallonie d’instaurer une trajectoire de redressement sur le long terme, ajoute le directeur de l’institut Destrée. Nous ne disons pas que les moyens importants, notamment européens et régionaux, qui ont été mobilisés n’ont servi à rien : ils ont évité que le déclin ne se poursuive, mais, grosso modo, depuis le début des années 2000, la plupart des indicateurs nous situent tant sous la moyenne belge – que nous tirons vers le bas – que sous la moyenne européenne. Des indicateurs qui portent sur l’emploi, en particulier des jeunes, et sur les niveaux de pauvreté sont plus qu’alarmants, surtout si on les observe sur la période 2000 – 2017. »
Alors ? » L’objet n’est pas de rechercher des responsabilités – elles sont collectives, même si certains ministres-présidents ont laissé une impression de dilettantisme – mais de constater nos carences et d’y remédier. Le gouvernement de Willy Borsus est sorti du déni qui s’était installé et a inscrit la Wallonie dans une configuration plus dynamique. A nos yeux, il s’agit de poursuivre en 2019 et en 2024 sur cette trajectoire volontariste, avec un gouvernement qui mobilise les acteurs et les moyens budgétaires pour mener des politiques collectives efficientes et performantes. »
» J’ai effectivement utilisé le terme de WalDeal, confirme au Vif/L’Express le ministre-président wallon, Willy Borsus (MR). L’engagement pris par le président de l’UWE correspond bien à ma conviction que l’avenir de la Wallonie passe par l’engagement d’un ensemble d’interlocuteurs – universités, écoles, mondes associatif et de l’entreprise… Nous avons besoin d’une mobilisation collective. Notre Région doit prendre son destin en main pour se redévelopper, oui, mais en intégrant la nécessaire transition sociétale et en transformant cette nécessité en opportunité. » Depuis le succès des écologistes lors des élections communales et provinciales, le 14 octobre dernier, quelque chose a changé dans la tonalité du discours politique. Le vert et le durable dominent.
Un » combat à mort »
A la tête de la Fondation pour les générations futures, une organisation d’intérêt public qui soutient depuis une vingtaine d’années des initiatives dédiées à la transition de notre société vers un mode de développement soutenable, Benoît Derenne fut l’un de ceux que Jacques Crahay a contacté avant de relever le défi de sa présidence. » Je suis heureux de voir que les gens sont de plus en plus nombreux à donner du temps pour la préparation des générations futures, s’enthousiasme Benoît Derenne. Notre fondation connaît un succès croissant. Nous avons aujourd’hui la grande chance d’être aimés par toutes les universités francophones qui nous permettent de soutenir des recherches intégrant notre conviction. Il s’agit de développer une vision à 360 degrés qui intègre l’environnement, la condition de vie des gens, le partage de la prospérité et la participation démocratique. Cela va à l’encontre de la logique actuelle de silos qui compartimente tout ou de la logique de l’urgence qui nous impose d’être dans la réactivité permanente. Cette vision à 360 degrés permet en réalité de répondre à la complexité toujours plus grande du monde. »
Dans les moments de basculement, il y a enfin des cerveaux qui s’ouvrent.
Intégrer cette complexité, avec toutes les nuances requises, n’est-ce pas une gageure, à l’heure des tweets rageurs du président américain Donald Trump, du ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini, voire de l’ancien secrétaire d’Etat N-VA Theo Francken, tous immensément populaires ? » Oui, et aussi l’heure des fake news, des manipulations de Cambridge Analytica ou des algorithmes, acquiesce le directeur de la Fondation pour les générations futures. C’est pratiquement un combat à mort. La société de demain sera capable de gérer la complexité avec cette vision systémique, ou elle explosera en plein vol. L’enjeu est celui-là face aux manipulations qui nous menacent. Cambridge Analytica, ce n’est pas un fantasme, mais bien un scandale qui a eu lieu dans le cadre de deux événements démocratiques très importants, l’élection de Trump et le Brexit, avec un impact immense sur l’avenir de l’Europe. Ceux qui ont poussé à cela savaient ce qu’ils faisaient, avec un agenda caché destiné à nous affaiblir. »
Comment, alors, être heureux dans une époque comme la nôtre ? » Parce qu’elle offre énormément d’opportunités. Dans les moments de basculement, il y a enfin des cerveaux qui s’ouvrent. Nous portons ces idées depuis vingt ans mais aujourd’hui, les gens sont davantage à l’écoute. Il y a une prise de conscience. Tout d’abord, il y a une recherche de sens de plus en plus grande au-delà de la consommation, du modèle économique et social dans lequel on vit. Cela se voit surtout au niveau des jeunes. D’autre part, la perception de la complexité explose : on se rend compte, par exemple, que la question climatique est tout sauf quelque chose que l’on va résoudre simplement. Beaucoup de réponses préconisées il y a dix ans, à l’époque des accords pré-Paris, étaient erronées, comme le soutien au diesel dans le nord de l’Europe, décidé parce qu’il produisait moins de CO2. Quel manque de vision à 360 degrés ! Le résultat, c’est que l’on pollue les enfants et les personnes âgées avec les particules fines. Cela démontre aussi la nécessité d’une gouvernance globale à tous les niveaux : il n’y a pas d’autre manière de réagir si l’on veut éviter de sombrer dans le chaos et la violence. »
Au niveau fédéral, les partis francophones ont donné le ton en soutenant massivement le pacte de l’ONU sur les migrations, qui prône une réponse globale à ce défi majeur. En Wallonie, bien des acteurs impriment une dynamique nouvelle, l’enjeu étant de savoir si elle va sortir renforcée au lendemain des élections du 26 mai prochain. Ce serait une réponse au confédéralisme revendiqué de façon vindicative par la N-VA.
Le sud du pays se transforme-t-il en un laboratoire antipopulismes ? » C’est peut-être une formule un peu audacieuse, tempère Willy Borsus. Cela dit, je m’inscris résolument dans cette volonté de combiner démocratie représentative et participative. Je considère aussi qu’il n’y a pas de réponses simples à des questions complexes. Dans le monde actuel, un certain nombre de mouvements exploitent les peurs de façon malsaine. Historiquement, cela n’a jamais livré que des malheurs et des difficultés. J’ai en horreur ces extrémismes, ces radicalismes simplificateurs et ces populismes de bas étage. » En fédérant ses forces vives, la Wallonie souhaite indiquer en ces temps agités qu’un autre cap est possible.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici