Philippe Destatte © .

« La Wallonie a besoin d’un nouvel écosystème économique »

Han Renard

« Commençons par mettre de l’ordre dans notre propre maison. Nous serons beaucoup plus forts dans les négociations futures avec la Flandre », déclare Philippe Destatte, directeur du think tank wallon Institut Destrée.

« Quelle reprise? » se demande l’historien Philippe Destatte. Selon Destatte, la soi-disant reprise économique de la Wallonie fait fort penser à « un électroencéphalogramme plat » : il n’y a pratiquement aucune activité à détecter. « Ces vingt dernières années, le produit intérieur brut (PIB) wallon par habitant a même diminué et le chômage des jeunes reste à un niveau alarmant. »

Pour Destatte, il faut un changement radical. « Il nous faut une série de mesures beaucoup plus complètes. En soi, le Contrat d’avenir pour la Wallonie et les plans Marshall wallons sont une bonne chose. Le problème, c’est que les moyens financiers prévus à cette fin représentent aujourd’hui une bagatelle dans le budget wallon, à seulement 3 % des 15 milliards d’euros. On ne créera jamais d’effet de levier avec ça. »

Philippe Destatte: Prenons les pôles dits de compétitivité, fleurons des plans Marshall successifs, destinés à donner un nouvel élan à l’industrie wallonne. L’Institut Destrée y était favorable. Mais en 2019, le gouvernement wallon ne lui a alloué que 53 millions d’euros. Si vous voulez avoir un impact, vous devez investir un minimum de 200 à 400 millions d’euros par an dans ces pôles.

D’où viendrait cet argent? La Wallonie n’a même jamais réussi à présenter un budget équilibré.

C’est le but pour 2019, et heureusement. D’où viendra l’argent ? Cette proposition ne me rendra pas populaire en Wallonie, mais il reste de l’argent, par exemple, dans le budget des aides à la promotion de l’emploi ou APE (une forme d’emploi subventionné, NDLR). Cela représente pas moins d’un milliard d’euros pour le personnel des collectivités locales et des associations. Tout cet argent n’est pas dépensé judicieusement. Et cela n’a rien à voir avec la politique de relance économique en tout cas.

Par ailleurs, la Région wallonne distribue environ 2 milliards d’euros par an directement aux entreprises. Pour ces entreprises, c’est souvent simplement une aubaine financière et c’est ce que disent les chefs d’entreprise eux-mêmes. Généralement, ces subventions ne créent pas de nouvelle dynamique économique ou industrielle. Le gouvernement wallon pourrait mieux fermer ce guichet et utiliser ces fonds, par exemple, pour les pôles de compétitivité. Mais la distribution de subventions procure évidemment un sentiment d’importance aux politiciens. Et cela leur permet de fidéliser la clientèle.

De plus, un ministre ou même un gouvernement ne peut décider seul de fermer ce guichet. Une telle réforme affecterait le fonctionnement de la Région wallonne depuis sa création. Il faudrait conclure un gros accord avec tous les grands acteurs wallons, y compris les syndicats, pour une répartition totalement différente des ressources. C’est la seule façon de créer enfin un nouvel écosystème économique en Wallonie.

Le chômage wallon a diminué pour la deuxième année consécutive, mais vous dites qu’il manque encore 100 000 emplois dans le secteur privé en Wallonie.

En Flandre, l’emploi public représente 14%, en Wallonie 21%. C’est beaucoup trop, et le nombre d’emplois publics chez nous ne cesse d’augmenter. Dans les régions qui connaissent de graves problèmes économiques, la tentation est évidemment grande de sauver des emplois de cette manière. Pour la même raison, les entreprises sont donc détenues par le secteur public, pensez à la fabrique d’armes FN.

Suite à la nouvelle loi de financement, la Wallonie devra réduire son budget annuel de 60 millions d’euros à partir de 2025. Sur un budget de 15 milliards, cela ne semble pas insurmontable.

Peut-être, mais en réalité, c’est une perte énorme, plus importante que tout ce que nous mettons dans les pôles de compétitivité. Surtout si l’on tient compte du fait que la Région wallonne ne dispose d’aucune marge de manoeuvre financière dans son budget actuel.

Avec l’Institut Destrée, nous plaidons pour une ouverture totale du budget wallon après les élections. Quels que soient les partis qui formeront le prochain gouvernement wallon, le message que nous leur adressons est le suivant : ne concluez pas un accord de coalition pour les cinq prochaines années en une semaine, mais prenez votre temps tout l’été, avec tous les principaux acteurs sociaux et économiques de Wallonie.

Le prochain gouvernement wallon devrait-il, comme l’a suggéré le président du PS Elio Di Rupo, reconsidérer la loi de financement?

Non, c’est une perte de temps et c’est risqué, car tout est lié. Si vous remettez la loi de financement sur la table, vous risquez de perdre dans d’autres domaines. De plus, l’accord avec les Flamands comporte deux parties : pendant 10 ans, jusqu’en 2024 inclus, rien ne changera dans le financement des régions et des communautés. À partir de 2024, la solidarité nationale diminuera d’année en année. La Wallonie ne peut certainement pas dire : « Nous acceptons la première partie de l’accord, mais nous remettons en question la seconde » ? Cela n’aurait aucun sens et ne serait pas correct.

Les politiques wallons souffrent d’amnésie sélective. Rappelez-vous la discussion sur l’élargissement de Bruxelles. Dans les années 1950, les Wallons disaient aux Flamands : « Nous ajoutons trois nouvelles communes à Bruxelles. Après cela, nous ne remettrons plus jamais en question la frontière linguistique. » Promis. Mais en 2011, tous les partis politiques francophones sont venus à la table des négociations en exigeant d’élargir Bruxelles ! Et alors ils sont surpris de voir que ces négociations partent à vau-l’eau.

Votre appel au prochain gouvernement wallon est donc : prenez le temps de redéfinir complètement le prochain budget wallon, en engageant beaucoup plus de ressources à la relance économique, tout en assurant des finances saines.

Exactement. Commençons par mettre de l’ordre dans notre propre maison. Nous serons beaucoup plus forts dans les négociations futures avec la Flandre.

Et par « notre propre maison », j’entends toute la construction francophone et pas seulement la Wallonie. Je plaide pour que les prochains gouvernements communautaires wallon et français disposent de la majorité des deux tiers nécessaire pour transférer les compétences de la Communauté française à la Région wallonne. L’éducation, par exemple, doit devenir une compétence régionale wallonne. Bruxelles doit organiser son enseignement en concertation avec la Flandre – un réseau éducatif régional véritablement bilingue, qui répondrait mieux à la réalité bruxelloise.

Le Premier ministre wallon, Willy Borsus (MR), a récemment déclaré que le syndicat socialiste wallon FGTB est « l’ennemi de la Wallonie ». Qu’en pensez-vous?

C’est acerbe, mais dans le fond il a raison : il y a un énorme problème avec la FGTB. Willy Borsus a dit tout haut ce que beaucoup de Wallons pensent tout bas, même au PS. La semaine dernière, j’ai dû déplacer un séminaire international au tout dernier moment en raison d’une grève sauvage de la FGTB à Liège. De telles actions sont dévastatrices pour l’image de la Wallonie.

La FGTB a joué un rôle important dans la prise de conscience collective de la désindustrialisation de la Wallonie et dans son plaidoyer en faveur du fédéralisme et des réformes structurelles pour transformer la Wallonie. Mais aujourd’hui, il est déchiré par un conflit entre le PTB d’extrême gauche et le PS : la PTB pousse la FGTB à adopter des positions totalement négatives. Des gens de valeur comme Thierry Bodson sont impuissants. Ils ne parviennent plus à établir un dialogue avec les autres acteurs wallons. Aujourd’hui, la FGTB mène souvent la politique de la chaise vide : elle n’apparaît plus dans les organes consultatifs comme on pourrait s’y attendre. Je ne comprends que trop bien la colère de Willy Borsus.

La campagne électorale accorde-t-elle suffisamment d’attention à la situation économique en Wallonie ?

Willy Borsus fait de son mieux pour souligner la gravité de la situation. Mais je suis inquiet quand j’entends certains dirigeants du PS dire : « Nous étions en train de remettre la Wallonie sur pied. Depuis que nous avons été éjectés du gouvernement wallon en 2017, la situation ne cesse de se détériorer. » C’est faux. Le PS n’était pas du tout en train de remettre la Wallonie à flot. Et si ce parti veut simplement reprendre le vieux fil des plans de Marshall après les élections, rien ne sera fait.

Nous sommes à un tournant. Si, après le 26 mai, nous continuons à travailler selon la même logique en Wallonie, avec un maximum de 50 ou 100 millions d’euros par an pour la reconversion économique réelle, notre situation aura considérablement empiré dans cinq ans. Et alors, nous ne serons jamais en mesure de relever les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés – moins d’argent fédéral, peut-être moins d’argent européen après le Brexit, la lutte coûteuse contre le réchauffement climatique. Pour la Wallonie, c’est maintenant ou jamais.

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