La Belgique vient de goûter à un régime juridique et politique d'exception. Certains craignent qu'on ne lui fasse jouer les prolongations. © BELGAIMAGE

La vie après le coronavirus: la forme que prendra l’Etat fera débat

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le coronavirus accouchera-t-il d’un Etat patron ? Non. D’un Etat social ? Pas sûr. D’un Etat gendarme ? Possible.

A l’aide, au secours ! L’Etat par-ci, l’Etat par-là, sommé de porter à bout de bras le sauve-qui-peut général. Sans plus regarder à la dépense publique ni à l’engagement de ses services. C’est le grand classique de toute mégacrise, lorsque l’Etat n’est subitement plus le problème mais redevient la solution, au moins une solution de fortune. Certains comptent bien ne pas refermer la parenthèse, se disant que c’est maintenant ou jamais.

Cartes blanches, billets d’humeur et manifestes fleurissent. Qui appellent à la restauration du rôle de la puissance publique, à la mobilisation pour que le retour en grâce ne reste pas sans lendemain. Des dogmes vacilleraient, le virus s’attaquerait aussi aux logiciels mentaux. Au Parlement, début avril, on a même entendu un libéral tomber – au figuré – dans les bras d’un socialiste.  » Monsieur Delizée a raison : lorsque la gestion de crise sera terminée, il faudra tirer des conclusions, tant sur l’approvisionnement alimentaire que médical. C’est un libéral qui le dit ! Sur certains terrains essentiels, nous devons être moins dépendants des règles du marché. Il est important de réguler « , a déclaré Denis Ducarme, le ministre MR des Classes moyennes. Qui donc osera encore jeter la première pierre sur la sécurité sociale et son héroïque appareil des soins de santé ?

Lire également « Les effets secondaires du coronavirus vont-ils rendre l’électeur de méchante humeur? »

2008, l’Etat pompier et puis…

Quelle que soit la tournure des événements, la forme que prendra l’Etat fera débat. Frédéric Claisse (ULiège), sociologue branché sur l’anticipation des phénomènes socio-économiques à l’Iweps, vient de scruter les humeurs du temps et de dresser le champ des possibles dans une note de veille prospective.  » Retour de l’Etat-providence ; retour au modèle néolibéral (éventuellement dégradé en libéralisme autoritaire) ; retour à un Etat précautionneux (éventuellement dégradé en sociétés de contrôle) ; retour des communs (éventuellement dégradé en retour à l’état de nature).  » Dans ce dernier cas, le scénario de la défaillance de l’Etat, du règne de la débrouille citoyenne et, au pire, de la loi de la jungle.

Il se pourrait que l’état policier émerge durablement du big bang sanitaire.

Sollicité par Le Vif/L’Express, Alain Eraly, sociologue à l’ULB, invite à rester sur terre.  » Les intellectuels qui voient dans la pandémie une occasion de repenser la société dans son ensemble, le rôle de l’Etat, les politiques sociales, les inégalités, la mobilité, me semblent pécher par irréalisme. Les foyers d’attention politique sont centrés sur le court terme et c’est bien normal.  » Mais quand sonnera l’heure de lever le nez du guidon ?  » Le retour au business as usual me semble être le scénario le plus plausible.  » La volonté qu’il en soit autrement viendra à manquer, pronostique cet expert en gouvernance.  » Je crains que les états-majors des partis, une fois la page du coronavirus tournée, ne fassent l’économie d’une réflexion fondamentale sur le rôle de l’Etat. Nous serons déjà tellement heureux de nous revoir les uns les autres, de retrouver nos habitudes de consommation, si nécessaire avec des masques et du plexiglas aux caisses : d’où viendront les forces du changement ? C’est très difficile à dire aujourd’hui.  » Les forces du statu quo, elles, font le gros dos sous l’orage, décidées à ne rien lâcher. Prêtes à reconfiner l’Etat dans son périmètre d’activité après l’avoir remercié pour ses bons et loyaux services, jusqu’à la prochaine embardée. Ces forces-là ont pour elles un précédent. 2008, la crise financière, un monde bancaire au bord de l’implosion, les Etats qui se saignent pour éviter la catastrophe avant de goûter à l’austérité dans l’espoir de se refaire un jour une santé.

Etat patron, nationalisations : vilains mots ?

Une fois mais pas deux ? Celles et ceux qui n’ont jamais digéré cette expérience ressortent leurs boîtes à outils sur lesquelles s’étaient accumulées dix bonnes années de poussière.  » J’entends bien ceux qui clament que cette crise démontre la centralité du rôle de l’Etat. A titre personnel, je n’en ai jamais douté !  » poursuit Alain Eraly.  » Dans la foulée, certains préconisent de renforcer l’Etat. Mais qu’entend-on exactement par-là ? Veut-on encore accroître les dépenses publiques, donc les prélèvements ? Veut-on renforcer les régulations administratives ? Ce genre de discours est tellement flou qu’il est impossible d’être en sa faveur ou en sa défaveur.  »

Il y aura l’embarras du choix. Bonjour l’Etat patron, qui (re)prendrait la main sur les leviers de commande d’une économie en perdition. Nationalisation ? Oh le vilain mot, un peu vite lâché sous le coup de l’émotion. Elio Di Rupo, ministre-président de la Région wallonne, préfère changer de sujet :  » La question n’est pas la nationalisation « , a précisé le socialiste à L’Echo, mais bien de disposer à l’avenir en territoire wallon d’une capacité de production réquisitionnable dans des secteurs stratégiques.  » On parle de masques, pas de construire une fusée pour Mars…  » L’économiste Etienne de Callataÿ ne conseille pas à l’Etat d’aller se ruiner à  » éteindre les lumières  » dans des canards boiteux. En revanche, une montée en puissance temporaire dans le capital d’entreprises, pourquoi pas ? C’est la formule de l’Etat appelé en renfort caisse, intelligemment mué en un actionnaire public associé à la prise de risque.  » Cette idée n’est ni saugrenue ni trotskiste « , nous assure-t-il.

Ensuite il y a la variante Etat social, fort prisée en ce moment mais à la croisée des chemins. Edouard Delruelle, professeur de philosophie politique (ULiège), n’oserait jurer de rien en cette heure de vérité :  » Soit le revival de l’Etat social n’est qu’une parenthèse, et la fuite en avant néolibérale reprendra de plus belle et s’aggravera encore. Avec son corollaire inévitable : la désintégration de la Belgique souhaitée par le nationalisme flamand. Soit l’Etat social est restauré et réactualisé pour affronter les vrais défis qui sont les nôtres : la réduction des inégalités, la transition climatique, le défi des migrations et des diasporas « postcoloniales », l’égalité femme-homme…  » Ça craint, faute de moyens. Alain Eraly redoute  » que l’endettement spectaculaire qui se profile ne réduise pour longtemps l’espace nécessaire à de nouvelles politiques, hormis peut-être dans le secteur sanitaire.  »

Il se pourrait finalement que ce soit l’Etat policier qui émerge durablement du big bang sanitaire, au service d’une tentation autoritaire née sous l’empire de l’urgence. Ingérence dans la vie privée, mise en veilleuse des libertés de circuler, de se réunir… et demain de contester, de manifester, de déposer l’outil ? L’Etat belge vient de goûter à un  » régime juridique et politique d’exception tel qu’il n’en a vraisemblablement pas connu en temps de paix « , ont observé des experts en droit public pour le compte du Crisp. Lui fera-t-on jouer les prolongations sous prétexte de soutenir un nécessaire effort de guerre ? Certains s’en inquiètent, Alain Eraly préfère écarter l’idée d’  » un Etat de surveillance policière et de traçage informatique. Je crois que nos institutions démocratiques sont suffisamment solides et qu’il est inutile d’agiter de tels spectres. S’agissant de nos libertés, je pense qu’elles sont bien autrement menacées par la domination économique et technologique des Gafam et des marchés financiers !  » Alors, dans quel Etat se retrouvera la Belgique postcorona ?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire