Pluricentenaire, le pont des Trous a trouvé son maître : la péniche de gros tonnage. © hatim kaghat

La Région wallonne veut la peau du pont des Trous à Tournai et verse dans l’illégalité pour parvenir à ses fins

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Moche. Avoir su résister sept siècles pour finir livré aux pelleteuses et aux marteaux-piqueurs, bientôt réduit à n’être plus que l’ombre d’un monument. A Tournai, le pont des Trous commence vraiment à trembler sur ses vénérables piliers.

La Région wallonne ne veut plus de cet encombrant qui enjambe l’Escaut depuis le xiiie siècle mais nuit au xxie siècle à son élargissement et au passage de péniches de gros tonnage . Il y va de la prospérité même de la Wallonie, de sa future connexion avec le réseau fluvial français et les ports d’Anvers et de Rotterdam. Du très lourd, économiquement parlant.

Il faut donc faire sauter l’obstacle. Pas question de placer un fil rouge sur le bouton rouge et le fil bleu sur le bouton bleu. Un témoignage aussi rare de l’architecture médiévale, un des trois ponts fluviaux à usage militaire à subsister encore dans le monde, mérite quelques égards. Le pont des Trous survivra, dans un état méconnaissable. En version résolument contemporaine, épurée, avec arche centrale élargie à 17 mètres, le tout amputé de sa courtine, le mur de fortification compris entre les deux tours.

Les âmes sensibles ont refusé de s’abstenir, Tournaisiens et Tournaisiennes ont été nombreux à se mobiliser pour empêcher l’irréparable. Jusqu’à obtenir une consultation populaire, suivie d’un processus participatif malicieusement baptisé  » Au tour du pont « . Les irréductibles en ont retiré la conviction rageuse d’avoir été menés en bateau, conduits par une parodie de démocratie représentative à avaliser à l’insu de leur plein gré un pont  » McDonald’s « . Pétition (plus de 19 000 signatures à ce jour), réclamations,  » alerte patrimoine  » en direction de l’Unesco, gilets jaunes, émoi de la presse française, soutien apporté par le croisé hypermédiatique du patrimoine hexagonal Stéphane Bern : aucune forme de résistance ne paraît encore en mesure d’arrêter le compte à rebours.

Le feu vert du patrimoine wallon : une conception audacieuse de la restauration.
Le feu vert du patrimoine wallon : une conception audacieuse de la restauration.

Une démolition ? Non, une restauration…

La Région wallonne est déjà un pont plus loin. Son département des voies hydrauliques s’impatiente, il lui tarde de boucler le dossier et d’y glisser enfin le permis d’urbanisme, en passe d’être délivré. Touche finale ainsi apportée à un processus administratif entamé voici dix ans, délai bien suffisant pour s’entourer de toutes les garanties légales.

Prière, en effet, de porter atteinte avec ménagements à un monument classé depuis le 6 mai 1991. Songer à le transformer radicalement suppose d’ailleurs d’entamer une procédure en déclassement. C’est la consigne que l’inspecteur général faisant fonction au département du Patrimoine rappelait explicitement lors de la réunion de synthèse consacrée le 15 juin 2017 à finaliser le volet patrimonial du pont des Trous new look : vu  » la démolition envisagée des arches « , une activation de l’article 206, paragraphe 4, aliéna 3 du livre III du Cwatup, s’imposera. Maître de l’ouvrage (les voies hydrauliques), auteur du projet (le bureau d’ingénierie Greisch), Ville de Tournai, Commission royale des monuments et sites, administration du Patrimoine : tous les acteurs autour de la table ont pris acte de cette référence appuyée à la bible wallonne de l’aménagement du territoire et pris connaissance du passage obligé par la case  » déclassement  » de l’édifice historique avant de solliciter un permis d’urbanisme. Pour les éventuels distraits présents dans la salle, une relecture de la page 5 du PV de la réunion aurait tôt fait de leur rafraîchir la mémoire.

Pas de quoi pourtant entraver la délivrance, le 14 novembre 2017, du certificat de patrimoine  » en vue d’effectuer des actes ou travaux de restauration (sic) « . Si l’ancêtre doit passer sur le billard pour une grosse amputation, ce sera en somme pour son bien et sa mise en valeur : à quoi bon, dès lors, le déclasser pour si peu ? L’écueil ainsi contourné, c’est la conscience tranquille que la Direction des voies hydrauliques peut snober l’injonction du chef de l’administration du Patrimoine et ficeler dix jours plus tard sa demande de permis d’urbanisme  » dans le respect du Cwatup  » en ses articles 293, 394, 398, 399, 400 et 402, énumère le document. L’enquiquinant 206 ? Connais pas.

Ministre du Patrimoine pas sourd mais muet

Ou comment se débarrasser d’une obligation légale et s’épargner un gros contretemps. Car, comme nous le confie un spécialiste de ce genre de dossier,  » déclasser un monument est une procédure lourde qui peut prendre huit à dix mois quand tout va bien, douze à quatorze mois quand le cas est délicat. La demande doit être argumentée : il faudrait que le pont des Trous ait perdu les caractéristiques qui ont justifié son classement en 1991. Ce qui n’est pas le cas.  » Sans parler, en mettant en branle une telle procédure, d’un retour devant les Tournaisien(ne)s pour une nouvelle enquête publique. Regain de polémique et de battage médiatique assurés. Repartir pour un tour ? Cauchemar, alors que l’argent européen qui finance partiellement les travaux déjà en cours d’élargissement des berges de l’Escaut ne sera pas éternel et pourrait même devoir être remboursé si les délais ne sont pas respectés. Top chrono : le pont des Trous ne devra pas rester indemne un été de plus, les engins de chantier sont attendus sur les lieux dès juin prochain.

Advienne que pourra : l’administration wallonne opte pour la fuite en avant et le passage en force. En grillant les feux rouges, en l’occurrence deux avis négatifs rendus par la Commission royale des monuments et sites. En s’appuyant sur un dossier bancal puisque entaché d’un méchant soupçon d’illégalité.

Belle prise de risque. La voie d’un déclassement écartée par oubli volontaire, c’est le grain de sable qui, une fois porté à la connaissance du Conseil d’Etat par un inévitable recours en suspension et annulation, a de fortes chances de gripper la mécanique. C’est la faille juridique qui pourrait obliger le gouvernement wallon à quitter enfin son balcon et à se mouiller. L’administration lui a jusqu’ici épargné ce tracas : pas de déclassement à l’ordre du jour, donc pas de feu vert gouvernemental à délivrer. Le premier soulagé est le ministre du Patrimoine, René Collin (CDH). Le G.O. du nouveau concours populaire dédié au  » patrimoine préféré des Wallons « , l’homme tout heureux d’annoncer la candidature de cinq sites (pré)historiques wallons au patrimoine mondial de l’Unesco, sait aussi avoir le sens du service minimum. A la députée wallonne Véronique Waroux (CDH), René Collin vient de redire toute l’attention qu’il porte aux vieux jours du pont préféré des Tournaisien(ne)s.  » J’entends l’inquiétude grandissante de nombreux citoyens, je ne suis pas sourd « . Mais étrangement muet sur la vilaine atteinte portée à l’intégrité du patrimoine wallon.

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