Revenus : Kompany, Chadli (Anderlecht) et Mignolet (Bruges). Arrivé : Nasri (Anderlecht). Partis ces dernières années : Tielemans (Leicester), Dendoncker (Wolverhampton), Engels (Aston Villa) et Trossard (Brighton). © V. Van Doornick, J. Eyckens/Getty Images, B. FAHY, D. Staples, R. Browne, N. Potts, M. Kerton/belgaimage, N. Vereecken/photo new

« La professionnalisation du foot belge se fait au détriment des plus petits clubs »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Kompany, Chadli, Mignolet, Nasri… La surenchère européenne des transferts de joueurs gagne-t-elle la Belgique ? Pour le professeur de l’ULB Jean-Michel De Waele, le championnat belge est devenu un tremplin. Mais les joueurs nationaux et les formations des échelons inférieurs n’en profitent guère.

Spécialiste des relations entre sport et politique, Jean-Michel De Waele dresse une première analyse du marché des transferts de l’été en football tout en insistant sur le fait qu’il n’est pas encore clôturé.

Les clubs anglais dictent-ils toujours la tendance du marché des transferts grâce à la manne des droits télé ?

Oui. L’essentiel des transferts est réalisé en Angleterre, avec des tendances nouvelles, et en Espagne. Suivent l’Allemagne, l’Italie et la France, un cran en dessous. Les droits télé permettent effectivement aux Anglais et aux Espagnols de disposer de ces moyens financiers. Ils amènent du merchandising parce que plus vous êtes diffusé dans le monde, en Asie, en Amérique latine, en Australie, plus les supporters ont envie d’acheter le maillot de tel ou tel joueur… Les droits télévisés sont à la base de tout. Le dernier de la Premier League, le championnat anglais, gagne bien plus en droits télévisés que le champion de Belgique. Sur l’achat de joueurs, des stratégies différentes sont mises en oeuvre. Soit l’acquisition dont on a absolument besoin au plan sportif, soit l’investissement sur de jeunes recrues, ce que Genk, Bruges et des clubs portugais font très bien depuis des années. On achète un footballeur pour ses qualités mais aussi pour son prix de revente. Le championnat belge fait office de salle d’attente, de tremplin. Et on affirme que tout le monde est gagnant.

l n’y a pas de nouveau record de transactions en Angleterre. On ne dépense pas de plus en plus…

Partagez-vous cette idée d’un jeu gagnant-gagnant ?

Non. Dans le monde des affaires, le win-win n’existe pas. Un rapport de force s’installe inévitablement. Les grands perdants sont d’abord les joueurs belges. Il n’est pas certain que l’argent récupéré par la Jupiler Pro League, le championnat de Belgique, aille bien dans les clubs belges et percolent dans les plus petites formations. A côté de quelques joueurs nationaux, comme Leandro Trossard, Youri Tielemans ou Leander Dendoncker, qui ont été vendus ces dernières années à des clubs anglais, il faut être conscient que les grandes écuries belges achètent surtout des joueurs qui évoluaient en première division slovaque ou en deuxième division italienne, et pas dans des équipes des échelons inférieurs en Belgique. Il n’y a pas énormément de transferts entre équipes belges. On nous vend un schéma idéal de win-win où le grand club belge reçoit de l’argent d’Angleterre, achète des joueurs dans des formations plus modestes qui, elles-mêmes, vont utiliser le montant du transfert pour investir soit dans la formation soit dans l’achat d’éléments de troisième ou quatrième division… Cette dynamique vertueuse n’existe pas. En Belgique, on va tendre de plus en plus vers un groupe de clubs qui vont constituer le Top 6 chaque année. La différence avec les autres va croître.

C’est un alignement sur le modèle des championnats anglais ou espagnols. N’y voyez-vous pas un signe de professionnalisme ?

Les clubs se sont remarquablement professionnalisés. Bruges et Genk ont bâti des projets avec des plans à trois, cinq ou dix ans. Une grande professionnalisation a aussi été opérée à La Gantoise, même si l’équipe ne vise pas à être championne tous les ans. Un doute demeure par rapport au Standard avec le rôle de Michel Preud’homme ( NDLR : entraîneur et vice-président). Mais il y a un projet. Le grand point d’interrogation concerne Anderlecht où l’on peut se demander si la gestion de Marc Coucke est réellement plus professionnelle que celle de la famille Vanden Stock. Les clubs belges se professionnalisent. Ils existent en Europe. Ils entrent dans un modèle. Mais ce modèle se fait au détriment des plus petits clubs et peut-être au détriment de l’intérêt du championnat en tant que tel. Il est important de rappeler que même en première division belge, des  » petits  » joueurs de clubs modestes ne gagnent pas si bien leur vie. Les inégalités sociales et salariales dans le football sont considérables.

Jean-Michel De Waele, professeur en sciences politiques à l'ULB, spécialiste des rapports entre sport et politique.
Jean-Michel De Waele, professeur en sciences politiques à l’ULB, spécialiste des rapports entre sport et politique.© LOUISDAVID-dr

Le mercato 2019 s’est caractérisé en Belgique par le retour de grandes gloires. Epiphénomène ou prémices d’un plus grand attrait du championnat belge ?

La compétition belge véhicule l’image d’un championnat qui n’est pas facile, dispose de bons formateurs, et où un joueur peut se mettre en évidence. Le retour de grandes vedettes est un point positif. Je distinguerais cependant deux types de transferts. Vincent Kompany et Simon Mignolet, arrivés cet été respectivement à Anderlecht et à Bruges, auraient pu continuer à évoluer dans un grand club et gagner plus d’argent. Ils ont décidé de s’investir dans des projets professionnels. Ils vont continuer à jouer mais ils pensent déjà à leur reconversion. Le cas de Samir Nasri et de Nacer Chadli est différent. Ils constituent des paris parce qu’ils n’ont plus réellement joué ces deux dernières années. Quelle est encore leur valeur ? S’ils reviennent à leur niveau d’il y a deux ou trois ans, le championnat belge en sera extraordinairement enrichi. Mais j’attends de voir.

Quelles sont les nouvelles tendances du mercato anglais ?

Il n’y a pas de nouveau record dans les transactions. Donc, contrairement à ce que l’on pense, on ne dépense pas de plus en plus. Des clubs comme Manchester City, Liverpool ou Tottenham ont déjà une telle qualité dans leur noyau de 25 joueurs que trouver un 26e, un 27e ou un 28e élément qui améliorerait encore l’effectif est vraiment très compliqué. Tottenham a engrangé des résultats assez extraordinaires en n’achetant personne pendant deux ans. Le gagnant de la Ligue des champions, Liverpool, n’a pas acquis, hormis deux ou trois jeunes, de nouveaux joueurs cette année. On a cessé d’acheter pour acheter sauf les clubs qui montent, comme Aston Villa, qui a dépensé quelque 145 millions d’euros.

Les revenus des droits télé sont-ils durables ou relèvent-ils en partie d’une bulle artificielle qui pourrait exploser ?

Certains spécialistes parlent d’une bulle et estiment que le streaming, cette façon de regarder les matchs de façon illégale, va se répandre et que les amateurs de football vont de moins en moins acheter des abonnements auprès des chaînes traditionnelles. Les diffuseurs qui payent ces droits télé risquent donc de ne plus s’y retrouver. D’autres jugent que l’on a atteint un plancher et que le nombre d’abonnements ne va pas diminuer. Faut-il passer à d’autres modèles économiques et à d’autres niveaux de structuration ? C’est une vraie question.

Et si la bulle du football explosait ?

Pierre Rondeau, professeur d'économie à la Sports Management School à Paris, consultant pour le groupe RMC.
Pierre Rondeau, professeur d’économie à la Sports Management School à Paris, consultant pour le groupe RMC.© dr

Economiste du sport, Pierre Rondeau met en garde contre la dépendance des clubs à l’égard des droits TV. Si ceux-ci s’effondrent, c’est la stabilité de toute l’économie du football qui pourrait être en péril.

Un milliard huit cent millions d’euros en Premier League anglaise cette saison, 1,14 milliard en Espagne, 1,16 en Allemagne, 973 millions en Italie et 1,153 milliard en France, dès l’année prochaine. Le montant des droits de diffusion télé ne cesse de croître depuis une vingtaine d’années dans les championnats de football du  » big five « . C’est la prime au succès et à la médiatisation, rétorqueront les dirigeants des cinq grandes ligues nationales, preuve d’une notoriété grandissante et d’une visibilité croissante. Si le monde entier regarde le football et son théâtre hebdomadaire, il est normal de payer, et pas à n’importe quel prix.

Par rapport au streaming, les abonnés seront-ils suffisamment nombreux pour assurer une rentabilité aux chaînes de télévision ?

Ainsi, tout est merveilleux dans le meilleur des mondes. Les puissants s’enrichissent et le niveau s’améliore. Peu importe si dorénavant les compétitions européennes deviennent les chasses gardées des clubs richissimes, bénéficiant de droits TV colossaux, le public est au rendez-vous et le marché ne fait que suivre. Mais jusqu’où cela peut-il monter ? Jusqu’à quel point peut-on continuer à faire croître la valeur des droits des grands championnats sans tenir compte des autres et, point important, sans se préoccuper du supporter, pièce maîtresse de toute l’industrie footballistique ?

 » Aucun arbre ne peut pousser jusqu’au paradis sans que ses racines n’atteignent l’enfer « , disait le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Dans le football, c’est pareil. A force de tirer sur les arbres de la croissance, on prend le risque de toucher les enfers. Car qui va payer ces milliards injectés ? Comment les chaînes de télévision vont-elles être capables de dégager un seuil de rentabilité et du profit en achetant les droits toujours plus chers ?

Prenons un exemple simple, que je connais bien, le cas français. Dans l’Hexagone, nous avons actuellement quatre chaînes sportives payantes – Canal+, RMC Sport, Bein Sport, Eurosport – et bientôt une cinquième avec l’arrivée de l’espagnole Mediapro. Chacune propose des offres importantes en matière de football mais aussi de rugby, tennis, cyclisme, etc. Faisons les comptes. Le fan de sport absolu, désireux à la fois de suivre la Ligue 1 française, la Premier League anglaise, la Liga espagnole, la Série A italienne, la Bundesliga allemande, la Ligue des champions et l’Europa League devra donc s’abonner à cinq chaînes payantes. Autrement dit, débourser la bagatelle de 100 euros par mois dès la saison 2020-2021.

Sans compter Amazon, qui a récupéré une partie des droits de diffusion pour les Internationaux de France de Roland-Garros, en tennis. Ou encore Netflix, car le fan de sport est (sûrement) aussi un fan de séries américaines. Qui sera capable de payer autant ? Qui préférera regarder son match sur un site de streaming, chez un ami ou dans un bar ? Les abonnés seront-ils suffisamment nombreux pour garantir une rentabilité à ces chaînes qui ont investi beaucoup d’argent dans le sport ? Le président de Canal+, Maxime Saada, estimait, en mai 2018, qu’une Ligue 1 payée 1,153 milliard d’euros par les diffuseurs devra réunir entre six et sept millions d’abonnés s’acquittant chacun d’un forfait mensuel de 25 euros pour que la chose soit lucrative.

Des vaches à lait jusque quand ?

Nous sommes très loin du compte. En France, les chaînes de sport n’attirent pas plus de trois à quatre millions d’abonnés et les rencontres sont, en moyenne, vues par deux millions de téléspectateurs (hormis les matchs de la sélection nationale, gros pourvoyeur d’audience mais dont la diffusion est obligatoirement en clair). Ainsi, comment vont faire les chaînes, en 2021, 2022, 2023 ou 2024, lorsqu’il s’agira de rendre des comptes ? De présenter des factures à l’équilibre ? De satisfaire les actionnaires, les créanciers et les propriétaires ? Et pire, que se passerait-il si elles faisaient faillite ? Tout simplement, l’explosion unilatérale de toute l’économie du football.

Aujourd’hui, quand une chaîne de télé paie pour diffuser du foot, la Ligue française de football redistribue cette somme, à part équitable, aux clubs du championnat. Conséquence, ces derniers se retrouvent extrêmement dépendants de cette manne, parfois jusqu’à 60 % de leur budget. Si les droits s’écroulent, parce que les consommateurs ne veulent plus payer, ne veulent plus être considérés comme des vaches à lait, ce sont les clubs qui peuvent faire faillite, c’est la bulle du football qui pourrait exploser.

L’avenir s’annonce donc inquiétant. La croissance et l’hyperinflation des droits ne sont que des mirages qui cachent un plus grand péril, celui de la stabilité de toute une économie. Pourtant, la chose aurait dû nous paraître évidente, à nous simples fans de foot…

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