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La Poste en Bourse? L’Etat sans voix

Sous le regard inexpressif de son Etat actionnaire, La Poste pourrait bientôt goûter aux sensations de la Bourse. L’entreprise postale semi-publique y héritera d’une exposition aux marchés financiers. Et d’une pression accrue sur ses performances. Jeu dangereux?

L’entrée promet d’être remarquée, à défaut d’être joyeuse. La Poste en Bourse, champagne? Evoquée avec toujours plus d’insistance, la perspective laisse de marbre le propriétaire majoritaire de l’entreprise qu’est l’Etat. « La possibilité d’une introduction en Bourse est effective depuis le début 2010. Le gouvernement a l’intention d’honorer les engagements pris. Ni plus ni moins. »

On a déjà connu réaction plus enthousiaste. La ministre de tutelle, Inge Vervotte (CD&V), choisit de faire dans la sobriété pour saluer l’éventualité. Tout cela, il est vrai, ne la regarde pas: l’affaire est d’ordre strictement… privé. De toute manière, elle se passe de regrets. L’opération ne serait que la suite logique d’un feu vert gouvernemental accordé en 2006: libéraux et socialistes en coalition ont permis à une Poste alors en mauvaise situation financière d’ouvrir grands les bras à deux actionnaires autres que l’Etat. En les autorisant, en prime, à se désengager progressivement.

La Poste danoise s’étant retirée prématurément avec une coquette plus-value dans la poche, la balle reste dans le camp du fonds d’investissement britannique CVC. A lui de décider s’il retire à son tour, plus vite que prévu, une partie des billes qu’il détient dans La Poste. Pas question de céder, dès cette année, plus de la moitié de ses 49,99% d’actions. Il devra patienter jusqu’en 2012 pour vendre le solde. Mais un premier passage à l’acte se profile.

Des banques d’affaires tâtent le terrain, explorent les pistes. La mise en Bourse de la participation de CVC n’en est qu’une parmi d’autres, à côté de l’entrée en lice d’un nouvel opérateur financier ou industriel. Ou encore, mais c’est cité pour l’anecdote, d’un rachat de ces actions par l’Etat. Fidèle à sa raison d’être, le groupe de capital à risque CVC choisira la voie financièrement la plus juteuse. Dans l’immédiat, le passage par la Bourse n’a guère la cote.

Sous le coup d’une enquête de la Commission européenne pour d’éventuelles aides d’Etat illégales, La Poste n’est pas sous son meilleur jour pour s’offrir aux investisseurs. Mais ce contretemps évacué, l’affaire pourrait être pliée cette année encore, à en croire la ministre Vervotte.

L’aventure boursière: et vogue la galère?

Ici et là, un sombre pressentiment fait surface. Non pas que le débat risque de faire politiquement rage. Même à gauche, le PS se résigne depuis belle lurette. « La question n’est pas à l’ordre du jour, toutes les pistes sont sur la table. Mais le PS privilégie les projets industriels plutôt que financiers », esquive la députée Karine Lalieux.

C’est ailleurs que certains gambergent. La Bourse, ses turbulences, ses sautes d’humeur spéculatives, est-elle un endroit bien fréquentable pour La Poste? Un placement sûr pour une entreprise publique qui garde encore pour vocation le service de l’intérêt général? Les syndicats CSC et CGSP de l’entreprise n’en pensent guère du bien, des économistes sont mitigés.

Le Gerfa, éternel poil à gratter de la sphère publique, prédit carrément l’apocalypse. Il voit déjà La Poste, et 50% de son capital flottant, livrée à la rapacité de fonds prédateurs avides de retours sur investissement qui se solderont par la vente des actifs non rentables et le sacrifice du service public jugé « non productif »; il s’épouvante d’une Poste à terme dépouillée de sa valeur, et que l’Etat devra recapitaliser pour la sauver de la faillite ou la revendre à de mauvaises conditions. « Ce sera une nouvelle saga Fortis! », s’alarme le Groupe de réforme de la fonction administrative.

Rien n’indique que l’issue sera aussi fatale. C’est que l’Etat, fort de ses 50% plus une action, garde la main sur l’entreprise. Et ne songe pas à entrer dans cette danse. « Il n’a aucune intention de mettre sa participation en Bourse », vient encore de répéter la ministre Vervotte.

Cotée ou pas en Bourse, l’essentiel pour La Poste est déjà bien engagé. Il se résume au cap mis, à marches forcées, sur la libéralisation des services postaux programmée pour 2011. Avec, pour balises, un plan stratégique pluriannuel et un contrat de gestion qui définit les missions de service public et qui sera à renégocier avec l’Etat en septembre prochain. « Une entrée en Bourse ne changera rien à cette marche à suivre », jure-t-on dans les milieux proches de l’entreprise. Ni le facteur ni le client n’en ressentiraient les effets. Etienne de Callataÿ, chief economist à la banque Degroof, estime même que l’Etat pourrait sortir plutôt ragaillardi du nouveau rapport de force: « Son pouvoir d’actionnaire stable en serait renforcé », face à un actionnariat dilué en Bourse.

L’inévitable pression

Franchir le seuil de la Bourse, mettre le doigt dans l’engrenage de ses mécanismes, n’est pourtant pas chose anodine. Ce serait pousser un peu plus encore La Poste dans une logique que certains jugent éloignée de la vocation d’un service public. « Entrer en Bourse, c’est soumettre l’entreprise au seul objectif du profit, à la fatalité de la recherche de la rentabilité. Tout le reste, y compris le rôle de service public, devient un peu secondaire », craint un économiste.

La Poste paierait déjà un tribut à ce virage inscrit dans les astres, assure le député Ecolo Georges Gilkinet: « Cette fuite en avant vers la Bourse conduit à habiller la mariée pour la rendre plus belle et plus attirante au moment où ses actions seront proposées à la vente. Les résultats financiers à la hausse qui sont obtenus dans ce but le sont par une intensification du rythme de la restructuration de l’entreprise et une pression accrue sur les travailleurs. »

Pression: voilà l’effet le plus tangible que La Poste devrait ressentir d’une exposition accrue au verdict des marchés financiers. « Conformément à la législation des sociétés cotées, La Poste va devoir pratiquer une politique d’information et de communication, indispensable pour établir correctement la valorisation de ses actions », relève Robert Wtterwulghe, professeur d’économie à l’UCL.

Le cours de Bourse deviendra immanquablement un baromètre de la gestion de l’entreprise et un élément redoutable de comparaison. « La sensibilité plus marquée à l’évolution du cours pourrait accentuer la pression si les performances de l’entreprise se révèlent moins bonnes par rapport à d’autres valeurs comparables », reprend Etienne de Callataÿ. Le management de La Poste risque de ne pas rester insensible à de telles fluctuations quand une partie de sa rémunération consiste en stock-options liées à la valeur de l’action.

Tant que l’Etat sera là, tout ira, caprices boursiers ou pas. Le prédécesseur d’Inge Vervotte, Steven Vanackere (CD&V), brandit pour preuve le précédent rassurant de Belgacom: « Voilà une entreprise publique entrée en Bourse avec succès, dirigée de façon stable, et qui n’a pas pâti des fluctuations boursières ». L’Etat, actionnaire à 50% plus une action, s’en félicite. Au point que surgit épisodiquement la tentation de toucher le pactole en cédant totalement l’opérateur historique des télécoms. La Poste risque peu de susciter de telles envies, vu la santé plutôt chancelante du courrier.

Pierre Havaux

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