. © ERIC GAILLARD/REUTERS

La peste porcine a-t-elle été importée par des chasseurs belges ?

Le Vif

Les deux principales organisations de chasseurs sont membres de la task force qui devait empêcher la venue de la peste porcine africaine en Belgique. D’un côté, elles sensibilisent aux risques de propagation de la maladie. De l’autre, elles racontent leurs exploits dans des pays où sévit l’épidémie.

Le 29 mars 2018, une task force nationale et multisectorielle rassemble de nombreuses personnes au siège de l’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire), à Bruxelles : des représentants de l’Afsca, de l’Inami, de cabinets et administrations fédérales et régionales, de labos, des secteurs de la chasse, de la construction, des transports routiers, de l’agriculture, de l’alimentation ainsi que des experts universitaires de Gand et de Liège. Tout ce monde se dresse face à un ennemi redoutable : le virus de la peste porcine africaine (PPA). Objectif principal ? Empêcher ou retarder l’arrivée de l’agent infectieux en Belgique. Raté. Le jeudi 13 septembre, il prend tout le monde de vitesse et débarque à Etalle, dans le sud de la Wallonie. Les conséquences sont catastrophiques pour la filière porcine. Rambo bactériologique, éternel survivant en milieu hostile, le virus de la PPA tient le coup jusqu’à dix-huit mois dans du sérum et du sang à température ambiante, 140 jours dans du jambon séché et plusieurs années dans des carcasses congelées. Des objets comme des pneus ou des bottes peuvent le véhiculer.

Une épidémie mondiale, avec des implications énormes en termes sanitaire et économique.

Comment le virus est-il parvenu à nous (28 sangliers contaminés par la PPA en date du 2 octobre) ? Il a été amené de l’Est par l’homme, c’est une certitude. Le laboratoire Sciensano a publié de premiers résultats génétiques sur les carcasses retrouvées en Wallonie : le génotype identifié a été décrit du côté de la Moldavie, l’Ukraine ou encore la Biélorussie. Deux thèses s’affrontent. Celle du  » sandwich polonais « , soit l’abandon d’une nourriture infectée par un routier. Et celle, jamais démontrée, du lâcher de sangliers, pour satisfaire les tableaux de chasse de grands propriétaires. Une troisième option, peu exprimée, mérite toutefois l’attention. Celle d’un chasseur qui aurait été faire du tourisme dans une zone infectée, ou dans une zone qui n’avait pas été encore identifiée comme contaminée.

Dès mars 2014, l’Afsca émettait un avis sur la peste porcine africaine. Selon l’agence, le risque d’introduction était alors jugé faible, mais pas inexistant :  » Les risques les plus importants résident dans la migration de la main-d’oeuvre en provenance d’Europe centrale et le tourisme de la chasse.  » En mars 2018, la task force confirmait ce  » tourisme de la chasse  » comme un facteur de risque. Parmi ses membres, on retrouve les deux associations de chasseurs : le Royal Saint-Hubert Club (RSHC) et l’Hubertus Vereniging Vlaanderen (HVV). Mais, schizophrénie cynégétique, les deux organisations cherchent à enrayer un virus tout en vantant les pratiques de la chasse dans les pays de la peste…

En mai 2017, Voyage-chasse-safari propose, via les réseaux sociaux, des séjours cynégétiques dans des contrées à risques.
En mai 2017, Voyage-chasse-safari propose, via les réseaux sociaux, des séjours cynégétiques dans des contrées à risques.

Tête de sanglier emballée

Un premier cas de PPA est identifié en Lettonie en juin 2014. En décembre 2015, la revue Chasse & Nature du RSHC évoque le charme du tir en… Lettonie, alors frappée de plein fouet par l’épidémie. Quelques mois plus tard, dans un article datant de mai 2016, l’auteur-chasseur Patrice-Emmanuel Schmitz raconte comment un chasseur anglais a ramené clandestinement de Slovaquie une hure de sanglier en guise de trophée. Et comment Schmitz a lui-même ramené des restes de sangliers dans le sous-coffre de sa voiture, au-dessus de la roue de secours. Certes, la Slovaquie n’était pas un pays touché par le virus (la PPA est aujourd’hui à 30 kilomètres de ses frontières), mais une élémentaire prudence n’invitait-elle pas à éviter la publicité de telles pratiques auprès de 4 700 chasseurs-lecteurs ? Interrogé par Le Vif/L’Express, Patrice-Emmanuel Schmitz insiste sur l’absence du virus à l’époque dans la région, virus dont il n’avait alors jamais entendu parler… Le chasseur détaille l’attelage de la hure du sanglier, copieusement salée et hermétiquement emballée, et ce jusqu’à son taxidermiste du Brabant wallon.

Géraldine Boseret, vétérinaire, spécialisée en épidémiologie à la FWA (Fédération wallonne de l’agriculture) confirme que la PPA semblait un risque lointain jusqu’en juin 2017, moment où le virus saute de Pologne en Tchéquie.  » A ce moment-là, l’Europe a enfin identifié ce virus comme une menace sérieuse et il y eut une demande de sensibilisation de l’Europe à tous les Etats membres, qui ont bien répondu.  » Suffisamment ?

En juillet 2017, un premier foyer de peste porcine africaine est identifié dans un élevage de porcs domestiques dans le nord-ouest de la Roumanie. Six mois plus tard, quatre pages de Chasse & Nature racontent la chasse dans les contrées roumaines. Avril 2018, la task force est en place. Un premier cas de PPA est détecté en Hongrie, l’Afsca émet un communiqué en mai précisant  » les recommandations aux chasseurs pratiquant le tourisme de chasse dans les pays de l’Est « . L’occasion pour Chasse & Nature de sortir, un mois plus tard (juin), un récit de 1986 sur les plaisirs cynégétiques en… Hongrie. Toujours en juin, le DNF (Département nature et forêt, administration wallonne) envoie un courrier à tous les titulaires du droit de chasse, rappelant que  » les chasseurs qui pratiquent le tourisme cynégétique dans ces pays peuvent, eux aussi, contaminer nos populations de sangliers s’ils ne prennent pas certaines précautions « .

Enfin, alors que la peste porcine africaine arrive en Wallonie, en septembre, la revue publie un article rappelant les mesures de prudence pour les touristes de la chasse et quatre pages vantant les joies de la chasse de nuit en… Pologne ! Avec cette introduction alléchante :  » Pour beaucoup, la Pologne constitue un mythe, une sorte de paradis cynégétique et l’offre proposée par les multiples agences de chasse est pléthorique.  » Ce paradis cynégétique est alors sérieusement touché par le virus de la PPA. Une nouvelle tendance y est observée, avec une diffusion au sein des populations de sangliers vers le sud du pays et autour de Varsovie. De 32 foyers en 2014, nous en sommes à 362 en août 2017. Roumanie, Hongrie et Pologne : trois pays touchés par la PPA pour trois publications sur un semestre, le tout en pleine épidémie européenne.

Contacté par Le Vif/L’Express, Benoît Petit, président du Royal Saint-Hubert Club, insiste sur la prévention qu’a mené son organisation, notamment depuis mars dernier. Informations sur le site, conférences et formations ciblées en mai et juin, informations via Chasse & Nature. Sans compter la mobilisation des chasseurs pour endiguer le virus entré en Wallonie, une collaboration de qualité soulignée par le ministre de l’Agriculture et de la Forêt, René Collin (CDH).

Le site renseigne des chasses aux quatre coins du monde.
Le site renseigne des chasses aux quatre coins du monde.

L’agence du vice-président

Côté flamand, des annonces ou des publicités pour des chasses en Pologne se retrouvent volontiers dans le mensuel De Vlaamse Jager. Et parmi les nombreux organisateurs de balades aux pays de la peste, VCC Consult et son organisation Voyage-chasse-safari attirent plusieurs Belges. Le site renseigne des chasses aux quatre coins du monde. Au tableau des trophées : ours, zèbres, tigres, éléphants, élans. Ou encore sangliers.

Safari Voyages a été créée par deux partenaires : un Français, Eric Duval, et un Belge, Xavier Haspeslagh, via sa société C.V.Xavier Haspeslagh. En mars 2014. Soit le même mois que l’avis de l’Afsca sur la peste porcine africaine. Depuis novembre de cette année-là, Xavier Haspeslagh est par ailleurs administrateur et vice-président de l’Hubertus Vereniging Vlaanderen (HVV), soit le pendant flamand du Royal Saint-Hubert Club. Issu d’une des familles les plus fortunées de Belgique (dont les affaires se développent dans les produits surgelés, Ado, Hesbaye Frost, etc.), Xavier Haspeslagh chasse du côté de Gembes (Paliseul). Là, un territoire de 1 000 hectares l’attend chaque automne pour tirer du sanglier wallon. Et le terrain en regorge : 77 sangliers y furent tués l’an passé, un nombre considérable.

En mai 2016, Voyages-chasse-safari proposait d’aller chasser le chevreuil et le sanglier en Pologne,  » dans l’est du pays, non loin de la frontière avec l’Ukraine « . La peste est alors à la frontière biélorusse, un peu plus haut. Et elle descend. Xavier Haspeslagh quittera l’agence en décembre 2016 en vendant ses 800 parts à Eric Duval.

En mai 2017, via les réseaux sociaux, Voyages-chasse-safari juge la Pologne  » toujours aussi agréable pour le brocard, entre copains ou seul  » et propose plusieurs formules avec le jeune chevreuil à 240 euros ou  » une formule tout inclus avec un cerf compris  » en quatre nuits pour moins de 2 000 euros. Contacté par Le Vif/L’Express, Xavier Haspeslagh précise que son ex-agence  » n’a jamais visité de zones contaminées. Comme vice-président du HVV, je conseille à nos membres d’être extrêmement prudents avec les visites dans ces pays.  » Encore aujourd’hui, le site de l’agence affiche un message de Xavier Haspeslagh annonçant qu' » ensemble nous voulons offrir à tous les chasseurs passionnés la garantie d’un voyage personnalisé dans des lieux où tout est fait pour les accueillir et leur permettre de réaliser leur rêve « .

Afin de prévenir pareille situation et publications, faut-il au minimum demander aux membres de la task force PPA de ne pas encourager les voyages vers les pays à zones contaminées ? Membre du comité provincial  » Bruxelles  » du RSHC, Patrice-Emmanuel Schmitz affirme, dans un e-mail au Vif/L’Express, qu’il ira chasser le sanglier en Roumanie fin novembre prochain, dans une région touchée par la PPA. Là-bas, les foyers de peste porcine africaine explosent, à l’est comme à l’ouest. Plus de 110 000 porcs y ont été abattus en quelques semaines. Patrice-Emmanuel Schmitz précise qu’il  » n’aura pas de scrupules à ramener, emballés sous plastique, des défenses de sangliers que je confierai pour montage au taxidermiste. Car il n’y a là aucun risque, sinon purement imaginaire « . Une telle pratique n’est ni interdite, ni même déconseillée.

Contacté par nos soins, René Collin dénonce ce comportement :  » Les chasseurs doivent se sentir les premiers responsables et j’ai du mal à cerner l’intérêt de la démarche alors qu’il y a d’autres endroits, indemnes de la PPA, pour chasser. Ce comportement n’est pas très responsable et c’est un mauvais message qu’envoient ces chasseurs « . Pour Johan Michaux, zoologiste, spécialiste en génétique et dynamique des populations de mammifères à l’université de Liège,  » vu le haut risque de transmission de la maladie, il serait prudent de mettre en place des mesures visant à interdire ce genre de pratique. Nous sommes face à une épidémie mondiale, avec des implications énormes en termes sanitaire et économique « .

Par Olivier Bailly.

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