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 » La N-VA ne peut pas gommer la réalité wallonne « 

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Les propositions socio-économiques radicales de la N-VA se heurteront rapidement à la réalité, estime Bruno Colmant, professeur d’économie à l’UCL, consultant, chroniqueur et ancien chef de cabinet de Didier Reynders. « Si la N-VA accède au pouvoir au fédéral, elle devra le faire dans le respect des différences », dit-il.

En ce début de campagne électorale, la N-VA oppose son modèle socio-économique à celui du PS. Un positionnement clair ?

C’est tout d’abord intéressant parce que, ce faisant, elle accepte le modèle fédéral alors qu’elle se veut un parti nationaliste flamand. C’est paradoxal, voire schizophrénique. Kris Peeters l’a d’ailleurs parfaitement compris en rappelant que l’électeur flamand devait avant tout se prononcer sur les programmes des partis flamands.

Une chose me frappe toutefois en lisant le programme de la N-VA : contrairement à ce fait fédéral qui l’inspire visiblement, il est spécifiquement axé sur la Région flamande.

C’est-à-dire ?

La différence de typologie entre la Flandre et la Wallonie est extrêmement profonde. En raison de ses attributs historiques, géographiques et industriels, la Wallonie doit adopter un modèle d’économie mixte pour s’en sortir. Il lui faut une imbrication beaucoup plus forte entre les secteurs privé et public que ce que l’on peut faire en Flandre, où l’économie est plus contractuelle, plus individualiste et, de par sa propre géographie, davantage tournée vers le monde extérieur avec la mer et le port d’Anvers.

Il n’y a donc pas un modèle à opposer à un autre, il y a deux modèles qui doivent coexister. Quand la N-VA dénonce l’Etat PS, elle oublie que l’on ne peut gommer du jour au lendemain la réalité wallonne.

Dans son programme, la N-VA lie la notion de confédéralisme avec la nécessité de réformes structurelles très fortes sur le plan socio-économique. Une approche nationaliste et néolibérale ?

Moi, je ne crois pas que la N-VA défende un modèle néolibéral. C’est un modèle qui promeut l’entreprenariat individuel pour plaire à certaines classes flamandes, mais qui doit garder un ancrage social assez fort pour convaincre les classes plus défavorisées. Ils subliment cet antagonisme en disant qu’ils ne veulent pas du modèle du PS alors qu’ils prennent en réalité un peu du modèle du PS. En désignant un ennemi, ils camouflent le fait qu’ils ratissent extrêmement large.

Leurs approches socio-économiques sont couplées à une demande d’autonomie maximale.

Je crois que l’on est déjà très loin dans cette autonomie. Au niveau fiscal, les taux peuvent varier même si la base reste fédérale. Une désagrégation complète poserait un problème gigantesque pour gérer la dette publique et le coût des pensions.

Ce qui est assez singulier dans le programme de la N-VA, c’est que l’on attaque plus l’ennemi que l’on ne se préoccupe de savoir comment faire pour affronter ces défis.

Ils développent pourtant une approche tranchée : il faut diminuer le poids de l’Etat, diminuer fortement la fiscalité pour encourager l’esprit d’entreprendre, renforcer l’activation sociale de ceux qui ne travaillent pas et limiter le chômage dans le temps, supprimer l’indexation de salaires…

C’est peu réaliste. Prenons l’indexation… Aujourd’hui, tout le monde reconnaît le mérite d’avoir maintenu le pouvoir d’achat de la classe moyenne pendant la crise. On a en outre amendé cette indexation pour la recentrer sur les biens élémentaires. C’est un système qui est extrêmement social. Je ne suis pas sûr que la supprimer, comme le fait de réclamer moins d’Etat, soient des combats que l’on puisse mener jusqu’au bout. Les classes moyennes et les plus défavorisées, qui votent pour De Wever, en seraient les grandes victimes.

Il est donc paradoxal que le parti défende ces positions ?

Absolument. Mais c’est un discours qui met surtout en avant le modèle que l’on ne veut pas, en mettant en avant de façon caricaturale tous ses attributs, plutôt que la réalité du modèle que l’on veut. C’est dangereux.

Je pense honnêtement que l’équipe Di Rupo a fait un excellent boulot. Et je ne suis pas sûr que l’on prenne déjà toute la mesure de la régionalisation qui a été décidée. Le coût du travail reste élevé, mais on a commencé à le baisser par la désindexation. La flexibilité du travail a été fortement améliorée notamment par l’adoption du statut unique. Nous sommes avec une Belgique qui est dans une posture compétitive complètement différente d’il y a trois ans.

Quand j’étais avec Didier Reynders à Val Duchesse en 2007, les revendications flamandes en matière d’autonomie économique étaient bien en dessous de ce qui a été réalisé. Je n’ai pas l’impression qu’il y a beaucoup à gagner dans une flexibilisation supplémentaire ou une décontractualisation des relations de travail.

La N-VA dénonce le fait que l’on soit le seul pays en Europe où on ne supprime pas les allocations de chômage au bout d’une période déterminée dans le temps. C’est une posture ?

Tout d’abord, le modèle flamand reste un modèle de compromis. Il y a quand même eu des prépensions à 50 ans lors de la fermeture de Ford-Genk.

Ensuite, quand on parle de mettre fin aux allocations de chômage, on parle bien de ne plus donner de secours social, ou alors une aide élémentaire, à des personnes qui sont déjà les victimes d’un contexte économique. Cela correspond-il à l’envie profonde de la majorité de la population ? Entre le postulat, l’image et la réalité de ce que cela donnerait dans une économie réelle, il y a une marge extrêmement importante.

Bart De Wever est tête de liste à la Chambre à Anvers. Il estime visiblement que les grands choix socio-économiques restent cadenassés au fédéral, même s’il a la volonté de les ramener à terme au niveau flamand.

Si on le suit, la Flandre risque d’être confrontée à une rupture de solidarité en terme de sécurité sociale. Idem pour la dette publique, qui serait supportée davantage par la Flandre que par la Wallonie.

La N-VA veut précisément maintenir une structure confédérale limitée dont la mission serait de résorber la dette.

C’est contradictoire et dangereux. La dette, pour le moment, est fédérale et doit être supportée par tout le monde. Je rappelle qu’il y a la dette actuelle, mais aussi celle à venir. Globalement, on parle de 1600 milliards d’euros si l’on intègre les pensions. Si cette dette reste fédérale, il est normal que les outils de fiscalité et de sécurité sociale restent à ce niveau fédéral. On ne pourrait pas imaginer avoir un Etat responsable uniquement de la charge de la dette et des outils situés au niveau des Régions. Ce serait une catastrophe parce que le crédit de l’Etat belge serait potentiellement dépendant de deux pouvoirs qui pourraient refuser de l’alimenter. Dès le moment où le service de la dette serait dépendant d’un appel d’offres aux deux Régions, le spread augmenterait comme une fusée sur les marchés financiers.

Cette dette publique et les dépenses sociales plus onéreuses pour la Flandre en matière de pensions sont un ciment élémentaire de ce pays.

La vision de la N-VA serait donc théorique et ne tiendrait pas la route ?

En tout cas, c’est une réflexion inaboutie. Si l’on veut scinder, il faudra déterminer le pourcentage de dette ou de coût du vieillissement de la population qui serait attribuable aux deux Régions. C’est purement mécanique, indépendamment de toute idéologie.

Parlons du moins d’Etat. Les dépenses publiques représentent aujourd’hui 53% du Produit intérieur brut, dit la N-VA, ce qui est plus élevé que de nombreux autres pays?

On a un poids de l’Etat dans le PIB qui est extrêmement important, c’est vrai. Il y a une équation inédite dans ce pays: la fiscalité est très importante, l’Etat est très important et l’on a de facto accepté ce rôle important de l’Etat. On tolère ce système parce qu’il y a un système de solidarité, mais aussi parce que les citoyens sont plutôt individuellement riches.

La N-VA a raison de dire que le poids de l’Etat est trop important. Tous les autres partis en sont d’ailleurs conscients eux aussi.

Il y a deux nuances à apporter. Tout d’abord, la faible croissance économique actuelle conduit inexorablement à augmenter chaque année le poids de l’Etat dans l’économie. On le voit au niveau de l’endettement public : il était de 94% au niveau européen l’année passée, 95% cette année et 96% dans les prévisions de l’année prochaine. On doit collectiviser de plus en plus les ressources. Ensuite, en Wallonie, le moins d’Etat n’est pas encore possible. Si l’on diminuait brutalement le rôle des pouvoirs publics, on serait dans une situation très délicate. Je le répète : opposer les modèles de la N-VA et du PS n’a pas de sens puisque ces deux modèles doivent être différents !

La N-VA affirme que la sécurité sociale n’est plus sociale parce que certains en abusent.

On peut considérer, c’est vrai, que certains s’y complaisent génération après génération. Il y en a. La clé, ce n’est pas une question de sécurité sociale, mais bien d’éducation et de formation. Le problème de la sécurité sociale, c’est que l’employabilité des gens est insuffisante. On règlera peut-être le caractère un peu profiteur de la sécurité sociale en améliorant l’éducation. A peu près la moitié des chômeurs wallons n’a pas son diplôme d’humanité, voilà la réalité !

On peut responsabiliser les gens de manière individuelle, c’est vrai, mais dire que la sécurité sociale n’est pas tout à fait sociale, c’est excessif. La Belgique a pu mieux résister à la crise économique depuis 2008 grâce à son système de sécurité sociale qui a préservé l’homogénéité de la population. Dans d’autres pays, les riches sont devenus plus riches et les pauvres plus pauvres. La Belgique a en outre gardé un des meilleurs taux de croissance d’Europe depuis la crise. En partie entraîné par la croissance allemande, c’est vrai. En partie grâce à la Flandre, c’est tout aussi vrai. Mais je serais moins critique : nous ne sommes pas dans un affaissement à la grecque dans ce pays, c’est important de le dire.

La fiscalité sera la priorité de la prochaine législature ?

C’est le grand enjeu. Mais ce sera un débat compliqué. Tout le monde dit que la fiscalité sur le travail est trop importante. On est tous d’accord. Mais que va-t-on faire? J’ai quand même été directeur de cabinet de Reynders. A l’époque, j’ai eu des intempestifs qui criaient du matin au soir : « Il faut baisser la fiscalité ! » Très bien, mais encore faut-il savoir ce que l’on augmente en contrepartie. Depuis la signature du pacte budgétaire européen, on doit compenser, on doit être à l’équilibre budgétaire. Ce n’est pas une question d’envie, c’est une obligation. Et la dette doit être réduite de 5% par an par rapport au PIB.

On parle souvent d’un effet retour en cas de baisse de la fiscalité. Il serait insuffisant ?

Macroéconomiquement, cet effet de retour est établi à 40%. Mais on ne sait pas qui en bénéficie, ni à quelle échéance. Que peut-on augmenter en échange ? La fiscalité environnementale offre des possibilités limitées. La fiscalité indirecte est déjà très élevée : nous avons un des taux de TVA les plus importants d’Europe. On pourrait peut-être l’augmenter de un pour cent, mais cela ne représente que 1 ou 1,2 milliard de recettes annuelles, avec tous les effets de substitution à l’étranger qui peuvent avoir lieu. On devra donc poser la question de la taxation des revenus du capital. Koen Geens, ministre CD&V des Finances, n’a rien dit d’autre. Cette partie-là de l’équation, je ne suis pas sûr qu’elle plaise à tout le monde, en Flandre.

On ne pourra pas compenser la diminution de la taxation du travail par une diminution des dépenses de l’Etat. C’est un mensonge. D’autant plus que la fonction publique joue un rôle de matelas social en période de crise.

Il s’agit encore une fois d’un slogan ?

Voilà. Pour prendre un exemple tout simple, on aurait très bien pu supprimer l’exonération du précompte mobilier sur les carnets de dépôt. Finalement, ces carnets de dépôts rapportent tellement peu… Mais on ne l’a pas fait, parce que l’on veut protéger l’épargne populaire. On veut protéger aussi l’immobilier, on ne veut pas de péréquation cadastrale sur les biens immobiliers. Il y a plein de tabous!

Cette crise va demander que l’on vive avec encore un poids important de l’Etat pour la traverser paisiblement.

C’est comme si la N-VA venait avec des recettes qui ne peuvent pas fonctionner ?

Sauf à provoquer des ruptures sociales, des ruptures régionales et de mathématique économique trop importantes.

Fondamentalement, ce pays est basé sur la notion de solidarité. C’est d’ailleurs pour cela que nous n’avons pas eu de révolution au contraire des Allemands ou des Français. C’est un système qui est très redistributif et peut-être pas assez incitatif, mais c’est un choix de paix et d’harmonie sociale et régionale.

Quand on parle d’un choix idéologique en 2014 entre un modèle de droite flamand et un modèle de gauche francophone, je n’y crois pas. Il y aura une texture plus libérale du côté flamand et une régulation plus importante et obligatoire du côté wallon, mais l’ensemble doit fonctionner de façon harmonieuse.

Ce seraient des mythologies de campagne électorale?

Oui, comme j’ai vu des types assez haut placés en Wallonie qui aimeraient nationaliser tout l’appareil productif. Cela aussi, c’est une vision, mais si on fait ça, il n’y aurait plus d’investisseurs.

Je comprends la nature du programme de la N-VA qui vise à flexibiliser l’économie et qui est naturellement compatible avec les caractéristiques d’une Flandre qui est une région de flux d’hommes, de marchandises, de capitaux. Mais il n’est pas applicable au pays dans le pays dans son entier. En Wallonie, de telles recettes thatchériennes poseraient des problèmes sociaux insurmontables et tétaniseraient une économie régionale encore très statique.

Plus je vieillis, plus je crains les ruptures en économie et les noeuds gorgiens que l’on veut trancher à la hache.

Certains à la N-VA rêvent d’avoir une majorité plus cohérente qu’aujourd’hui, de droite, genre N-VA-CD&V avec MR-CDH. Que se passerait-il pour le citoyen?

Cela ne changerait pas grand-chose. Il y aurait peut-être en Flandre des réformes de flexibilité plus importante, mais ces réformes ne seraient pas transposables en Wallonie. Quels que soient les effets de manche que l’on peut faire.

Au lieu d’opposer les modèles, reconnaissons les différences de modèle ! Dans un pays comme l’Allemagne, cette reconnaissance des différences et des spécificités est plus importante que chez nous. Ce devrait être un modèle. A suivre.

Si la N-VA accède au pouvoir au fédéral, elle devra le faire dans le respect des différences. Elle sera d’ailleurs confrontée à des réalités telles qu’elle devra composer avec cette réalité belge.

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