John Crombez © Serge Baeken

La morale perdue de la gauche : pourquoi les socialistes se taisent au sujet de l’islam et des réfugiés?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Sur les podiums du 1er mai, la politique socio-économique du gouvernement de centre droit a été particulièrement malmenée. En même temps, le débat qui agite la moitié du monde a été à peine effleuré : les réfugiés, le djihadiste et la crise de l’Occident tolérant. Peu à peu, la situation devient le drame existentiel de la socio-démocratie : détourner le regard de la question la plus pressante de notre époque.

La veille du 1er mai, le président du sp.a John Crombez prononce un discours au Vooruit à Gand. C’est une attaque en règle contre la politique de droite, et un appel à davantage de justice. « Ça suffit. Il faut plus d’équité. » Crombez fustige les factures scolaires plus élevées, l’énergie plus chère, les semaines de travail plus longues, une fiscalité injuste et « le lobby de l’argent ». Il est dur contre « les grands fraudeurs » et un « ministre qui se moque du monde ». Oui, il estime qu’il est de son devoir de « nommer les choses ».

Mais ceux qui pensaient que le président du sp.a parlerait de ce qui agite le pays depuis des mois – l’avenir de notre société ouverte et démocratique, la position de l’islam en Europe occidentale, la gestion des réfugiés – sont restés sur leur faim.

Ce silence s’explique-t-il par sa démarche malheureuse d’il y a quelques mois? En janvier, Crombez avait déclaré à la VRT qu’il trouvait le plan réfugiés du leader du PVDA néerlandais, Diederik Samsom, excellent, « et qu’il le lui avait fait savoir ». Le lendemain, il s’est fait rappeler à l’ordre par le bureau du sp.a. Depuis, Crombez maugrée de temps en temps qu’il a été mal compris et qu’il assume ce qu’il a dit, mais quand on lui parle de réfugiés ou de la société multiculturelle, il se tait surtout. Quand l’hebdomadaire Humo l’a interrogé sur son opinion sur le voile, Crombez a répondu : « Honnêtement ? Depuis quelque temps, j’évite les questions symboliques. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’elles ne reflètent pas la réalité. » C’est le président qui l’a dit : ces derniers jours, le sp.a préfère éviter certaines questions difficiles.

Menace des socialistes

Aujourd’hui, John Crombez est donc président du sp.a. Tous les chefs ont leur propre style et leurs priorités, mais il est étrange qu’après trois ans on puisse négliger les orientations de congrès de parti importants. Ou le nouveau silence de Crombez témoigne-t-il d’un doute plus profond de toute la gauche?

Cela en a tout l’air. Crombez n’était pas le seul à se limiter à un agenda socio-économique. Le président du PVDA Peter Mertens, qui aimerait incarner une opposition beaucoup plus à gauche, s’est limité aux mêmes thèmes que Crombez : les Panama Papers, les pensions, et évidemment le « Turteltaks ». Mertens aussi a évité toute référence à Molenbeek ou à l’EI. Et la semaine dernière, le mouvement ouvrier chrétien a placé l’accent sur la politique socio-économique.

Les partis de gauche et les mouvements sociaux n’ont-ils rien dit du tout au sujet des réfugiés ou de l’islam ? Bien entendu, mais pas grand-chose, et ce n’était pas consistent. Il suffit de voir ce que les syndicalistes ont dit le 1er mai et lors du Rerum Novarum. Luc Van Gorp des Mutualités Chrétiennes a plaidé en faveur de l’émancipation du jeune musulman : « Un jeune qui peut développer son identité de façon positive ne se radicalise pas, et se transforme encore moins en terroriste. Il faut donner le sentiment aux gens qu’ils ont le droit d’être là. Il n’y a pas de mal à avoir des idées radicales. C’est le moteur du changement. » Van Gorp ne souhaite pas déradicaliser, mais reradicaliser les jeunes. « Nous devons reconnaître l’énergie qui anime certains jeunes pour aspirer au changement et le mettre en oeuvre. »

On n’entend pas ce genre d’analyse audacieuse, prononcée peu après les attentats de Bruxelles, sur les podiums socialistes. Là aussi, c’est le directeur de la mutuelle, Paul Callewaert, qui a parlé de l’agenda international. Contrairement à Van Gorp, Callewaert ne voit pas d’opportunités, mais un désastre. Les « flux de réfugiés », par exemple : « On dirait que personne n’arrive à les maîtriser », et « pour ces raisons, ils menacent la tolérance et mettent la bonne volonté de personnes à aider à l’épreuve ». Dans cette optique, les réfugiés ne sont pas une cible pour la solidarité, mais une menace. Et donc peut-être un opposant aux socialistes flamands.

La gauche se rapproche donc davantage de la ligne de Bart De Wever (N-VA) que ce qu’on pourrait croire. Et si le choix se réduit à l’applaudissement de la majorité ou au silence, c’est vite vu. Le parti a-t-il bien une vision fondamentalement différente sur la migration et la sécurité ?

En partie oui: dans son tout nouveau Plan en dix points, le sp.a déclare expressément que la Belgique doit « renforcer ses services de sécurité dans la lutte contre le terrorisme au lieu d’acheter des avions de combat F-35 ». Dans son discours du 1er mai à Ostende, le lendemain du Vooruit, Crombez a fait de la sécurité son point principal. Le président a exigé plus d’investissements en sécurité et en policiers, et a même exigé plus de poigne de la part du ministre de l’Intérieur Jan Jambon (N-VA) : « Il est inacceptable que le Plan Canal soit déjà une chiffe molle. » Le Plan canal est le fleuron de Jan Jambon. Il a promis 15 millions d’euros supplémentaires pour la lutte contre le terrorisme et la déradicalisation de musulmans bruxellois.

Nettement défensif

Ce point de vue n’est pas illogique, ni injuste : il est dans l’ADN socialiste d’exprimer ce que pense et ressent le citoyen moyen, de le protéger contre ce qui le menace. Après le dimanche noir de 1991, une partie de la majorité silencieuse progressiste avait eu le réflexe de ne pas voir les problèmes en face, partiellement parce que cela légitimerait certaines critiques du Vlaams Blok, ce qu’il fallait absolument éviter. Ces dernières années, ce « néoréalisme » socialiste s’est déplacé vers un regard nettement sceptique sur les problèmes de société. Le 1er mai, cette attitude a abouti à une nouvelle approche socialiste du débat multiculturel : on se tait de préférence, et si on parle, le langage est nettement défensif.

C’est ainsi que Crombez crée un parti à la dérive. Devons-nous accueillir les réfugiés ? Devons-nous davantage émanciper les musulmans ? Et pas seulement comme employés, mais aussi comme personnes, et donc comme musulmans. On en parle à peine. Parce qu’on ne peut pas, ou qu’on ne veut pas. Ou les deux. Les différentes sections du sp.a n’ont qu’à se débrouiller.

En conséquence, certains membres du sp.a se profilent comme amis des réfugiés, alors que d’autres se transforment presque en chasseurs d’illégaux. Le gouverneur de Flandre-Occidentale Carl Decaluwé (CD&V)a déclaré tout de go qu’il ne fallait plus donner à manger aux réfugiés. Et si le bourgmestre socialiste de Bruges Renaat Landuyt s’est montré plus diplomate, il s’est également montré peu compréhensif pour la solidarité spontanée à l’égard des réfugiés. Landuyt et son corps de police se sont opposés à un prêtre qui avait ouvert une chapelle de Zeebruges aux réfugiés. Et la situation est devenue vraiment ennuyeuse quand il s’est avéré qu’une autre distribution de nourriture avait été organisée depuis… un bus du sp.a.

Le débat traverse le parti de part en part, dans toutes les villes et les provinces. Si Renaat Landuyt et Johan Vande Lanotte, les bourgmestres sp.a de Bruges et d’Ostende se montrent stricts, Louis Tobback, le mayeur de Louvain, se range plutôt du côté d’Angela Merkel et de son « wir schaffen das ». Pour Bieke Verlinden, l’échevine de Louvain aux Affaires sociales, l’aide aux demandeurs d’asile est « un choix moral important ».

C’est exactement pour cette raison qu’on ne peut réduire le silence de Crombez à une manoeuvre tactique. Son silence ressemble davantage à un silence délibéré. Et donc à une défaillance morale.

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