Mur de l'Andrea renversé en 2016. © Isabelle Masson-Loods

La mémoire, talon d’Achille du nucléaire

Masson-Loodts Isabelle
Masson-Loodts Isabelle Journaliste indépendante, auteur, chroniqueuse

Le stockage géologique profond des déchets nucléaires est présenté comme la seule solution permettant d’en protéger la population durablement. Mais cette option pose d’importants problèmes de mémoire. La conjonction des actualités dans le département de la Meuse, en France, ces derniers jours, fait renaître le débat.

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À l’heure où le pacte énergétique n’est toujours pas scellé en Belgique, la question du stockage profond des déchets radioactifs pose toujours question. L’option sur la table du gouvernement belge est celle choisie par la plupart des autres pays producteurs d’énergie nucléaire : le stockage géologique passif. Il s’agit de stocker les déchets dans des galeries souterraines creusées dans une couche géologique située à plusieurs centaines de mètres de profondeur, puis d’en sceller les orifices à tout jamais après une période de surveillance limitée (de 1 à 5 siècles, selon les pays concernés), alors que les déchets les plus radioactifs resteront dangereux plus d’un million d’années. Cette stratégie pose le problème de la mémoire de ces lieux de stockage, impossible à garantir sur une aussi longue période.

Comment s’assurer que les générations à venir restent informées du danger de cet héritage empoisonné ? Le seul outil dont on dispose actuellement pour conserver des informations à longue échéance est le papier permanent, un support d’apparence semblable à du papier ordinaire, mais potentiellement stable durant plusieurs siècles, à condition d’être préservé des écarts de température et d’humidité. Encore faut-il que ces archives puissent être conservées, transmises et comprises. C’est pour lutter contre ce danger de l’oubli que le projet COWAM-2, réseau européen de réflexion sur la gouvernance à long terme de la gestion des déchets radioactifs préconise aussi de créer des liens durables entre les installations de stockage et les populations des territoires qui les accueillent…

L’actualité récente, dans le département de la Meuse, en France, démontre néanmoins que faire des riverains les gardiens de poubelles nucléaires n’est pas gagné. À Bure, où la France a choisi d’installer CIGEO, le Centre industriel de stockage géologique dont la demande d’autorisation de création devrait être déposée à l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) en 2019, les opposants à ce projet donnent du fil à retordre au gouvernement français. Installés depuis l’été 2016 dans le Bois Lejuc, où l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) souhaitait préparer des forages pour de futurs puits d’évacuation des rejets de gaz radioactifs, des militants venus de toute la France, et d’ailleurs en Europe (dont de Belgique) ont été évacués ce jeudi 22 février dès l’aube lors d’une opération mobilisant quelques 500 gendarmes. « Nous ne voulons plus qu’il y ait en France des lieux qui soient des lieux de non-droit, et où donc on puisse s’installer en dehors de toute règle », déclarait ce jour-là le ministre français de l’Intérieur, Gérard Collomb, refusant toutefois d’établir un parallèle entre ce qui se passe à Bure et ce qui s’est passé à Notre-Dame-des-Landes, où la Zone d’aménagement différée rebaptisée « Zone à défendre » par les opposants au projet d’aéroport près de Nantes, a pourtant indiscutablement été un élément sans lequel le gouvernement n’aurait pas réévalué ce projet pour décider d’y renoncer, à la mi-janvier. Les activistes de Bure, lui ont répondu par un pied de nez, en communiquant sur les réseaux sociaux depuis la cime des arbres du Bois Lejuc, où certains d’entre eux sont remontés dès la nuit du 22 au 23 février : « #bure sera l’opération Cesar du gouvernement.

il y a 21 heures

Le 16 octobre 2012, le préfet de Loire Atlantique déclarait fièrement à la France entière ces quelques mots : « A 10 heures ce matin, tout était terminé ». 6 années plus tard, la zad de Notre-Dame des Landes vit toujours. » Bien qu’une seconde évacuation ait eu lieu ce samedi 24 février, le coup de force pourrait avoir les effets inverses de ceux escomptés par le gouvernement français, mettant en lumière un problème ignoré jusque là par beaucoup de citoyens, et permettant d’entendre la voix de ceux qui défendent d’autres options, comme celle du stockage de subsurface, dans l’attente de pouvoir utiliser les probables avancées scientifiques qui permettraient, dans le futur, de gérer les déchets nucléaires sans en déléguer la charge aux générations futures. « Je pense que ça va mobiliser encore plus de monde », estimait Caroline Fiat, députée meusienne de La France insoumise. Il n’y a pas à violenter des gens parce qu’ils veulent préserver leurs terres. »

« Qui ne respecte pas le droit ? C’est l’ANDRA », soulignait quant à elle la députée européenne EELV Michèle Rivasi, rappelant qu’en mai dernier, la Cour d’appel de Nancy a confirmé que l’agence avait procédé illégalement au défrichage du Bois Lejuc. « Le fond du problème, c’est le stockage de déchets radioactifs en grande profondeur. Ce sont des projets sur 100.000 ans. Regardez la grotte Chauvet en Ardèche, ça a 36.000 ans. Quelle mémoire on va transmettre dans 100.000 ans ? Personne ne peut savoir… »

À 130 kilomètres de Bure, dans le nord du même département, une autre actualité bien moins médiatisée invitait cette semaine à une réflexion profonde sur la façon dont la mémoire de déchets indésirables, dont la présence est imposée à une population, peut être maintenue à long terme. La Préfecture de la Meuse entamait le 20 février dans les communes de Vaudoncourt et Muzeray d’importants travaux de diagnostic environnemental sur des sols pollués par une destruction d’obus toxiques de la Grande Guerre. La mémoire de cette activité industrielle réalisée dans les années 1920, sous responsabilité de l’État français, s’était perdue au point que les parcelles concernées ont été remises en culture, et exploitées jusqu’à la redécouverte de leur histoire, en 2015. « À l’époque de l’installation de cette usine de désobusage, les pouvoirs publics sont restés sourds à toutes les pétitions des populations des 11 villages environnants », explique Daniel Hypolite, ancien maire de Muzeray. Document d’archives à l’appui, cet agriculteur retraité ne cache pas sa colère : « Dans ce rapport, ils font remarquer que d’après les lois de la diffusion des gaz, il n’y a aucun danger pour la population et les cultures avoisinantes. Il y a pourtant quantités de témoignages de l’époque prouvant que les céréales crevaient, et que de nombreuses personnes ont été victimes de ces activités. Moi-même qui, enfant, ai été nourri au lait des vaches qui broutaient sur ces parcelles, j’ai fait deux cancers. Je ne saurai jamais si c’est à cause de cela. Mais ce qui est certain, c’est que c’est l’État qui est responsable de cette pollution ! Il nous a menti en disant que cette activité ne polluerait pas. Et aujourd’hui, ça continue , avec les déchets nucléaires qu’on veut enfouir dans notre département en nous disant que cela ne représente aucun risque non plus… »

Le 26 janvier dernier, Arsène Lux, ancien maire de Verdun, lançait sur le site mesopinions.com une pétition intitulée « Pour nos enfants, de grâce Nicolas Hulot, pas de poubelle nucléaire ! » qui a depuis lors recueilli plus de 26.000 signatures. L’ancien édile de la Cité de la Paix y plaidait notamment pour que les travaux de Bure soient immédiatement cessés, que « de véritables recherches approfondies en matière de transmutation soient entreprises sous l’égide de l’ONU », et que « le Parlement soit saisi d’un projet de loi interdisant définitivement tout enfouissement de déchets nucléaires en couches géologiques profondes où que ce soit ». Une position proche de celle du député fédéral belge Jean-Marc Nollet (Ecolo), qui rappelait récemment que « la philosophie de la « solution » envisagée » pour l’instant visait « tout simplement l’oubli » : « tout doit être fait pour qu’on puisse oublier au plus vite que ces déchets seront sous les pieds de nos descendants, ce qui n’a rien de fiable ni de rassurant. » Paraphrasant l’écrivain suédois Henning Mankell, il soulignait ce paradoxe : « Jusqu’à présent, nous avions toujours vécu non pour oublier, mais pour engendrer des souvenirs. Avec le stockage géologique de déchets nucléaires scellés à tout jamais dans les entrailles de la Terre, nous faisons tout pour qu’il soit définitivement oublié. Un cantique des cantiques de l’oubli[1].

[1] « Sable mouvant: Fragments de ma vie » (Seuil, 2015) : autobiographie de l’écrivain écrite durant les mois qui ont précédé sa mort en 2015.

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