Carte blanche

La manifestation des gilets jaunes à Bruxelles, vue de l’intérieur

Notre vie quotidienne, parfois si terne, ne laisse que rarement place à des moments de grande intensité. Les quelques heures qui ont rempli cette journée du 8 décembre 2018 en font l’une des plus marquantes de mon existence. Et je me dois de la partager avec vous.

Ces derniers jours m’ont rendu sensible à la lutte des Gilets Jaunes : un mouvement que d’aucuns jugent difficile à cerner, et que l’acteur médiatique aura vite fait de réduire à la grogne de personnes « simples », touchées par des mesures économiques qu’il leur faudrait subir, sans mot dire, occultant ainsi l’atteinte à la dignité humaine qu’elles représentent.

Samedi, j’ai donc choisi de suivre un ami à l’un des rassemblements, celui qui démarrait à 11h à la Porte de Namur. Nous n’avons pas de gilet. Ce que je souhaite, c’est me forger une opinion personnelle : entendre la voix des laissés-pour-compte, juger des propos tenus par les manifestants, constater les diverses formes de violence et surtout trouver une alternative à la Marche pour le climat du 2 décembre, qui fut d’abord récupérée par le gouvernement avant d’être foulée aux pieds par ce dernier.

1. La manifestation (12h-14h)

Nous rejoignons la marche vers midi à Arts-Loi. L’accès au quartier européen est bouclé. Nous devons donc dû nous diriger vers la place du Luxembourg, pour revenir à Arts-Loi où la foule des manifestants bloque la sortie du tunnel. On assiste alors à un beau moment de solidarité : certains conducteurs sortent de leur voiture et revêtent un gilet jaune, avant de reprendre la route en traversant lentement le barrage filtrant improvisé.

L’ambiance est conviviale (bien que moins familiale et plus électrique que celle de la Marche pour le climat). À aucun moment je n’entends de propos racistes ou anti-démocratiques s’élever de la foule. J’y vois surtout des pacifistes, venus essentiellement des quatre coins de la Wallonie, mais aussi de France, de Flandre et de Bruxelles. Nombre d’entre eux participent à leur toute première manifestation ! Les slogans, scandés à l’unisson, prônent : « La police avec nous », « Police partout, justice nulle part », « Tous ensemble », « Michel, Macron démission ». Je vous laisse juger de la teneur violente ou non de tels propos…

Nous sommes rapidement pris en tenaille, les quatre uniques accès au carrefour ayant été bloqués par la police, armée pour l’occasion de matraques et boucliers, mais aussi de sa cavalerie et de ses imposants canons à eau (véritables chars urbains dédiés à la répression du peuple) présents à chaque artère. Aucune issue n’est possible.

Nous finissons par être encerclés. Les aboiements des bergers allemands de la brigade canine ajoutent à l’atmosphère sinistre du moment

« Cernés comme des rats », disent certains. L’étau se resserrant peu à peu sur elle, la foule tente de forcer l’accès par la sortie ouest (celle qui mène au Parc Royal). Les policiers répriment ses soulèvements, tandis que les canons à eau activent leurs jets, que des bombes lacrymogènes sont projetées au milieu des manifestants et que certains parmi ces derniers – une faible minorité – mordus de castagne, se mettent à disloquer des dalles et pavés pour les catapulter. Nous finissons par être encerclés. Les aboiements des bergers allemands de la brigade canine ajoutent à l’atmosphère sinistre du moment.

2. Les arrestations (14h-15h)

La manifestation des gilets jaunes à Bruxelles, vue de l'intérieur
© DR

La police nous fait sortir un par un de la foule, nous colsonne, mains derrière le dos, nous fait asseoir en deux longs rangs (l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes) avant de nous fouiller et de nous faire monter dans un bus vers une direction inconnue.

3. La détention (15h-20h)

Arrivé à destination, je distingue à travers les vitres floues du bus les façades en briques rouges de la caserne d’Etterbeek. On nous fait descendre, fouiller une nouvelle fois. Tous nos effets personnels nous sont confisqués et placés dans un sachet en plastique numéroté qui nous suit dans le lieu de détention pour nous être restitué à la sortie. Ni portefeuille ni pièce d’identité, juste un numéro à retenir : le 282, en ce qui me concerne.

Parqués dans l’enclos, telles des bêtes, nous attendons durant cinq heures debout dans le froid, sans sanitaires. Tout le monde, jeune ou vieux, hérite du même sort

On nous fait entrer dans ce qui sera notre camp de détention pour les 5 heures à venir : le manège de la caserne de police. Ce manège n’a rien de féerique : son sol est meuble, rendu boueux en certains endroits par la pluie qui perce le toit ; il y fait froid et sombre. Trois « enclos » délimités par des barrages de barbelés sont prévus. À chaque nouvelle arrivée, les détenus présents (depuis le matin pour certains : ils n’ont même pas eu l’occasion de manifester !) nous réservent un accueil chaleureux à force de cris de bienvenue.

Parqués dans l’enclos, telles des bêtes, nous attendons durant cinq heures debout dans le froid, sans sanitaires. Tout le monde, jeune ou vieux, hérite du même sort : une dame, passé 60 ans, fait peine à voir dans un tel environnement. Pire, un enfant de 13 ans (sans doute avait-il pris part aux échauffourées), dont le regard hagard et les lèvres gonflées et scarifiées témoignent des violences dont il a fait les frais, est lui aussi mis en détention. Les détenus, stupéfaits, demandent sa libération, ce qu’ils obtiennent.

Les heures coulent lentement. Après 2 heures, et de nouveaux slogans inventés collectivement comme « On a soif ! On a soif ! », ou « Des frites ! Des frites ! », on daigne nous apporter de l’eau. Une heure plus tard, c’est une gaufre.

Les policiers affectés à la caserne, outre quelques sourires cyniques et discours moralisateurs, se montrent calmes. Cela n’enlève rien à l’incompréhension générale : comment peut-on enfermer tant de gens innocents (nous étions bien 200) dans de telles conditions tout en demeurant impassible face à cela ?

Au sein des détenus, l’ambiance vacille entre incompréhension, nervosité, sentiments d’unité et de solitude ; mais la solidarité l’emporte.

Comme, en cinq heures de temps, l’ennui a vite fait de frapper à ma porte, je me suis remémoré les quelques vers du morceau Wallflower de Peter Gabriel : « They put you in a box so you can’t get heard. Let your spirit stay unbroken, may you not be deterred. Hold on. »

Le peuple vaincra. La démocratie vivra.

Par Luc Vermeulen, citoyen belge

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