© Hatim Kaghat

« La littérature romanesque est par essence pédagogique »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour l’auteur et dessinateur Thomas Lavachery, lauréat du Grand prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on ne peut écrire bien qu’en lien profond avec ses personnages. Sans cette intimité, le risque d’une littérature appauvrie est réel.

Vous écrivez, vous dessinez, vous avez fait du cinéma… L’expression vous est-elle vitale ?

Oui. Il faut être honnête : elle est aussi liée à un besoin de reconnaissance. Enfant, j’avais déjà besoin de montrer mes écrits et dessins à mes parents. C’était une manière de vérifier leur amour pour moi. Certains dépassent cette soif d’approbation. Moi, je n’y suis pas tout à fait parvenu.

Lorsque vous écrivez, êtes-vous dans l’idée d’un message à transmettre ?

Je pense que la littérature romanesque est par essence pédagogique. C’est-à-dire qu’elle multiplie notre expérience puisqu’à travers les romans, on rencontre des personnages inoubliables, on traverse des époques et des situations diverses. Tout cela nous enrichit. Je ne commence jamais un livre en décidant que tel message doit y passer. Mais pendant que j’écris, des sujets qui me tiennent à coeur apparaissent, incidemment. Je pense, par exemple, au thème du pouvoir. Je n’ai jamais aimé le pouvoir, qu’il soit exercé ou subi. La meilleure littérature, donc – et je ne parle pas de la mienne – est le fait de gens qui vont chercher la substance de leur livre au plus profond d’eux-mêmes. Elle se distingue par la multiplicité des lectures que peuvent en faire les lecteurs. Si on est tous d’accord sur l’interprétation d’un livre, c’est qu’il s’agit d’un livre-démonstration. Dès lors, il n’en vaut plus la peine, de mon point de vue. Quand un auteur a un projet trop précis en matière de message à transmettre, il se donne toutes les chances de faire une littérature appauvrie : ça laisse beaucoup moins de place à l’accident.

Je ne vois pas pourquoi on évacuerait la violence, l’amour ou le sexe des romans d’aventure.

Vous partez généralement d’images pour commencer vos histoires. Sauf dans le cas du livre Rumeur, qui raconte l’histoire d’un jeune homme victime de calomnie.

Ce qui a préludé à ce roman, c’était l’envie de traiter du problème de la rumeur calomnieuse et de ses effets sur la vie d’une personne. Je n’avais aucune idée des personnages ni de l’époque au départ. Puis les idées sont venues. Ce qui m’intéressait, c’était de voir qui lance la rumeur, qui en est la victime. Je fonctionne comme quelqu’un qui mettrait des personnages dans un petit laboratoire et observerait ce qui se passe.

La rumeur, le pouvoir, les territoires, ces thématiques que l’on retrouve dans vos oeuvres, renvoient directement à l’actualité…

Pour la rumeur, il y a certainement un ancrage dans l’actualité, si on pense à la calomnie amplifiée par les réseaux sociaux. Ça me touche, me fâche et a aussi suscité l’écriture de Rumeur. Dans ce livre, j’évacue la question des réseaux sociaux pour aller au plus près de la thématique sur le plan psychologique. Jadis, j’ai été très marqué par le suicide d’un petit garçon roux, harcelé en tant que roux. Moi-même, enfant, j’étais roux, … Pour ce qui est des territoires, la thématique de la migration n’était pas aussi présente lorsque j’écrivais la série Bjorn le Morphir. Elle pourrait l’être dans un roman futur mais un romancier doit travailler avec ce qui l’anime profondément, ce qui le heurte, ce qui l’obsède. Sinon, il oeuvre à un niveau superficiel d’inspiration. Je ne peux écrire sur un sujet que s’il fait résonner une corde profonde en moi. Il ne suffit pas d’être concerné intellectuellement pour écrire un bon livre. Il faut l’être intimement.

 » Bjorn le Morphir, un personnage que je retrouvais toujours avec plaisir. « © illustrations : Thomas Lavachery

Dans la série Bjorn le Morphir, qui raconte l’histoire d’un jeune Viking du xie siècle, qu’est-ce qui résonne profondément en vous ?

Je pense que c’est la métamorphose. Le thème récurrent dans mes livres, c’est le changement psychologique de personnages qui démarrent dans la vie avec peu d’atouts, qui sont timides, parfois un peu lâches, et qui, à la faveur des circonstances, se révèlent. C’est un sujet qui me travaille et je ne peux pas en donner l’explication. J’étais moi-même fort timide, enfant, et j’ai dû surmonter ça. Est-ce que ça vient de là ? C’est possible. Pour pouvoir habiter un personnage, une idée ne suffit pas. Il faut un lien personnel pour l’investir psychologiquement et affectivement. Sinon, ça risque de ne pas marcher. Dans un livre, les personnages ne cessent de faire et de dire des choses. Que chaque acte d’un personnage soit le fruit d’une réflexion de l’auteur serait impossible. Il faut être en lui pour le faire agir de façon cohérente. On peut se demander, alors, comment font les auteurs qui écrivent sur des personnages monstrueux. C’est qu’une part d’eux-mêmes s’y retrouve.

La plupart de vos oeuvres relèvent du fantastique. Pourquoi ce choix ?

C’est très difficile de savoir d’où me vient cet intérêt pour le fantastique mais je le fabrique avec une relative facilité et je m’y sens très à l’aise. J’ai assez vite découvert que j’étais un romancier d’aventure et que le fantastique pouvait jouer un rôle dans mes romans. Mais les raisons de ce choix dépendent sans doute de la manière dont chaque cerveau est fabriqué.

Que permet le fantastique que ne permettrait pas un autre genre littéraire ?

Beaucoup de choses, comme les métamorphoses de Bjorn. Ça va plus vite, ça va plus fort. Mais avec le recul, je ne sais pas si ces facilités ne sont pas un peu dangereuses. J’ai toujours essayé de gérer le fantastique, de ne pas en mettre trop. Au fil du temps, la dose de fantastique a d’ailleurs tendance à diminuer dans mes romans, au profit d’une approche plus psychologique.

En quoi les histoires, fantastiques ou non, sont-elles nécessaires au monde ?

On a tous un besoin vital de fictions. De quitter notre vie régulièrement – quotidiennement, en ce qui me concerne – pour vivre d’autres vies, s’identifier à des personnages différents de nous. La littérature sert à nous offrir d’autres existences. Si l’auteur est habité par des valeurs positives, même s’il n’écrit pas pour les transmettre, elles sont là et ses lecteurs sont formés par elles. Au fond, je ne fais pas tellement de différences entre la littérature et la vie. J’ai vécu dans mes romans comme j’ai vécu ma propre vie. Et la vie nous apprend, de la même manière que les romans nous apprennent.

Passez-vous par une période de deuil quand vous quittez vos personnages ?

Uniquement à la fin de la série Bjorn le Morphir, parce qu’il y avait là quelque chose d’un peu grave et solennel. Je terminais une longue aventure avec lui puisque j’avais mis quinze ans à écrire les huit volumes et que c’est un personnage que je retrouvais toujours avec plaisir. Au moment de le laisser, donc, il y a eu pas mal d’émotions et puis de la nostalgie.

La violence est très présente dans votre travail. Est-elle indispensable ?

Elle n’est pas présente dans les albums destinés aux plus jeunes. Quand on écrit des romans d’aventure, toutes les dimensions de la vie doivent être abordées. Je ne vois pas pourquoi on évacuerait la violence, l’amour, le sexe. Si la violence est présente, c’est parce que je travaille sur le Moyen Age, avec ses côtés merveilleux mais aussi obscurs, violents. La violence implique le danger et le danger, c’est très riche sur le plan dramaturgique. Si je ne mettais pas mes personnages en danger, physique ou psychologique, mes histoires seraient moins passionnantes. J’ajoute que l’évocation de la violence, présente dans mon travail, est parfois plus effrayante que sa démonstration. Mais je n’ai pas l’impression de dépasser une certaine limite.

Pour les adultes, je pourrais écrire un roman absolument pessimiste. Jamais avec des enfants ou des ados.

Votre héros, Bjorn, perd tout de même un morceau de bras à la fin de l’épopée…

Pour cette série, je ne voulais pas d’une fin hollywoodienne. D’ailleurs, Bjorn n’est pas récompensé à sa juste valeur pour tout ce qu’il a fait. Cela correspond à ma vision personnelle de la vie. Je suis optimiste quant à ma propre existence mais pour ce qui est de la nature humaine et de l’avenir du monde, mon regard est beaucoup plus pessimiste.

Ce pessimisme vous paralyse-t-il ?

Non, pas du tout. Mais l’avenir de mes enfants me préoccupe. Je ne sais pas très bien où on va. Je suis d’avis que quand on écrit pour les plus jeunes, on peut leur parler d’événements très durs. Il ne faut pas leur cacher les difficultés de la vie, ni certaines horreurs de l’histoire mais la tonalité finale d’un roman jeunesse ne doit pas être foncièrement négative. Si on continue à faire des enfants dans ce monde, on ne peut pas leur faire lire des histoires dont l’horizon est fermé. Il faut leur laisser une note d’espoir. Il faut que quand ils terminent un de mes livres, l’histoire les porte, les stimule, les enrichisse malgré tout ce qui peut y être arrivé de négatif. Pour les adultes, je pourrais écrire un roman absolument pessimiste. Je ne me le permettrais jamais avec des enfants ou des ados.

© illustrations : Thomas Lavachery

Votre vision de l’avenir du monde n’est pourtant pas porteuse de notes d’espoir…

Ma vision de l’avenir des hommes, en tout cas. Des forces concurrentes s’opposent. Certains travaillent dans le bon sens mais la société capitaliste et le besoin de profit immédiat constituent des forces tellement puissantes ! J’ai peur que celles-ci l’emportent.

Comment faites-vous le grand écart entre votre souhait de laisser une note d’espoir dans les livres destinés aux jeunes alors que, fondamentalement, ce n’est pas ce que vous pensez ?

Disons que j’espère me tromper. Et puis ,on ne sait pas quand ça tournera vraiment mal. Dans un siècle, deux siècles ? On peut avoir une vision négative de l’avenir mais il reste un temps entre maintenant et ce moment de basculement. Un temps où des possibilités de bonheur existent encore.

Bio express

1966 Naissance à Bruxelles.

1984 Publication de ses premières planches dans le magazine Tintin.

2000 et 2002 Réalisation des documentaires Un monde sans père ni mari et L’Homme de Pâques.

2002 Premier volume de la série Bjorn le Morphir.

2017 Dernier volume de la série Bjorn le Morphir.

2019 Prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire