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La Flandre vire-t-elle raciste ? : « Nous marchons sur la ligne rouge depuis trente ans »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Nationalisme et racisme font depuis longtemps bon ménage en Flandre. L’accès à l’indépendance pourrait contrarier le mélange des genres, avance l’historien Bruno De Wever (université de Gand).

Quel message faire passer quand certains en arrivent à mettre le feu à un futur centre pour réfugiés ?

Que ce signal est à prendre très au sérieux, parce qu’une frontière est franchie. Cet acte doit rappeler que l’Etat de droit est notre seule protection contre la barbarie et qu’il faut tout faire pour trouver les coupables. On peut rappeler que l’Etat de droit a fonctionné dans l’entre-deux-guerres lorsqu’en 1934, le recours à la violence par la milice du Verdinaso (NDLR : organisation politique flamande fascisante) a débouché sur une loi interdisant les milices privées. Ma deuxième observation est plus sensible : on ne peut pas criminaliser les opinions, y compris l’opinion de ceux qui, au sein de notre société, sont contre l’immigration et même contre le devoir d’accueillir des réfugiés politiques en Belgique. Ce n’est pas mon opinion, mais je dois l’accepter. Criminaliser l’opinion anti-immigration serait selon moi un mauvais calcul politique qui ne fera que renforcer le Vlaams Belang.

L’acte commis à Bilzen vous a-t-il surpris ?

Il s’est déjà produit ailleurs, il était dans l’air. Nous marchons sur la ligne rouge depuis trente ans et depuis le dimanche noir de novembre 1991 (NDLR : premier triomphe électoral du Vlaams Blok), nous sommes confrontés à une zone grise : elle commence toujours par des mots, par une rhétorique pratiquée par des figures publiques contre les réfugiés, les immigrants. Il appartient à l’Etat de droit de détecter tous les signaux qui tendent à banaliser, voire à stimuler la violence contre des personnes. Si la justice devait prouver qu’un Dries Van Langenhove (NDLR : élu Vlaams Belang inculpé pour infractions à la loi réprimant le racisme) a incité à la violence, il faut le sanctionner.

La piqûre de rappel ne pourrait-elle pas s’adresser aussi à Theo Francken (N-VA), habitué aux postures ambiguës en matière de migration ?

Tenir un discours fort sur l’immigration dans le but de reconquérir des voix au détriment du Vlaams Belang a déjà fonctionné électoralement mais pas au dernier scrutin ; cette tactique n’est pas évidente vu la volatilité de l’électorat. En revanche, j’ai été agréablement surpris par la clarté de la prise de position de Theo Francken après l’incendie commis à Bilzen : si c’est cela ce que l’on veut pour la Flandre, ce sera sans moi, a-t-il déclaré. Il a eu aussi raison de rappeler que la responsabilité politique d’installer un centre d’accueil pour demandeurs d’asile implique de se rendre sur le lieu de l’implantation pour expliquer clairement la démarche aux gens. L’immigration est un fait social, elle a ses gagnants et ses perdants. Et beaucoup de gens qui doivent accueillir des étrangers ont perdu, sur les plans psychologique, social, économique. Personnellement, j’estime que la Belgique, un des endroits les plus riches au monde, peut faire mieux et peut accueillir plus d’immigrants : ex-puissance coloniale, elle a une dette historique en la matière. Mais je suis conscient qu’il est facile de tenir un tel discours quand on appartient, comme moi, à la classe moyenne blanche et que je ne dois pas partager mon palier avec des personnes d’autres cultures…

Bruno De Wever en 2011
Bruno De Wever en 2011© Belga

Mettre le feu à un centre pour réfugiés : le crime ne pouvait être signé qu’en Flandre ?

Allons, soyons sérieux… Se livrer à une lecture communautaire de l’incendie de Bilzen n’a aucun sens, c’est une lecture européenne de l’incident qui s’impose. Cette image de progressistes qu’aiment se donner certains francophones, ce discours qui consiste à dire que ce genre d’actes n’arrivera pas chez eux, il faut cesser de rigoler : c’est une question de temps. Il existe aussi une forte extrême droite en Wallonie mais qui n’est pas portée sur le plan politique et c’est très bien ainsi.

La Flandre récolte-t-elle ce que la droite nationaliste extrême y sème depuis longtemps ?

Etablir un lien aussi direct est difficile. Ce n’est pas seulement le Vlaams Belang mais une grande partie de la population locale opposée au centre pour réfugiés qui a interprété l’incendie comme un signal adressé au monde politique. Mais il est vrai que la Flandre connaît depuis un siècle un courant d’extrême droite mêlé au nationalisme flamand. Ce courant a ses élites, ses organisations, sa rhétorique, sa presse, ses réseaux sociaux, capables d’agir et d’influencer. La tradition est là, le know-how aussi. Je pense que tant que la Flandre n’aura pas acquis son indépendance, le discours nationaliste flamand et le discours raciste et xénophobe resteront mélangés.

Le gouvernement flamand met à l’ordre du jour un  » canon  » ou référentiel historique et culturel : de quoi alimenter une crispation identitaire ?

Je ne suis pas partisan de ce  » canon  » qui ira à contre-sens de la critique historique. Le concevoir comme un instrument d’éducation, c’est complètement nul. Cela dit, si le gouvernement flamand veut utiliser l’histoire pour stimuler une identité flamande, il ne se distinguerait pas de la plupart des grands Etats-nations : regardez la France, les présidents des Etats-Unis et leur  » God Bless America « . Je pense que la war room de la N-VA emprunte une stratégie de pourrissement au niveau fédéral, somme toute logique pour un parti partisan d’une Flandre indépendante, et intègre le fait que le processus des réformes de l’Etat successives a atteint ses limites. D’où cette volonté d’investir dans la formation d’une nation flamande en faisant appel à la culture et à l’histoire, dans le but d’aboutir, d’ici une génération peut-être, à une Flandre civique qui demandera alors la séparation du pays.

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