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La dette belge ? Un boulet wallon !

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

C’est ce qui se colporte avec insistance dans les milieux nationalistes flamands exaspérés : la Wallonie endette le pays et la Flandre paie systématiquement la note. D’où une envie folle de refiler au sud cette facture aussi astronomique qu’impayable.

Fauché. Depuis ce 1er décembre, l’Etat belge est virtuellement sans ressources. Il lui restait 31 jours à vivre à crédit pour nouer les deux bouts en 2015, à croire les projections de l’institut économique français Molinari. Rien de mortel. L’emprunt public n’a jamais rebuté la Belgique. Elle en use, après en avoir abusé. Début septembre, l’Etat belge en a d’ailleurs repris pour cent ans. Rendez-vous est fixé au 9 septembre… 2115 pour rembourser une tranche de 50 millions d’euros.

La Belgique voit loin, très loin. Jamais jusqu’ici elle n’avait encore refinancé sa dette publique sur une si longue échéance et à un taux aussi bas. Parole d’experts : emprunter à du 2,5 % sur une telle période était une affaire en or.

Un siècle. Une éternité pour un Etat naguère déclaré politiquement mort, considéré comme quasi perdu faute d’être capable durant 541 jours de trouver un gouvernement à propulser aux commandes fédérales. Et voilà que des investisseurs osent à nouveau parier sur sa longévité. Quoique : « le risque pris est incorporé dans le taux d’intérêt. Cela ne veut pas dire que l’investisseur considère que l’Etat belge sera toujours là dans 50 ou 100 ans », cadre Giuseppe Pagano, spécialiste des finances publiques à l’Université de Mons.

Reste la charge symbolique du signal, soulignée par l’économiste Bruno Colmant (Banque Degroof Petercam) : « cet emprunt traduit implicitement la conviction du maintien à long terme de l’Etat belge : la dette publique, c’est la représentation ultime et la plus aboutie de l’Etat. Plus un Etat est en mesure d’emprunter à long terme, plus il se montre crédible dans sa formulation socio-politique. »

La dette publique, ciment de la Belgique plus résistant qu’une tête couronnée

Longue vie à la dette publique belge. Ce boulet qui pèse aujourd’hui près de 400 milliards d’euros et que la Belgique traîne au pied depuis 40 ans, adore relancer le compteur avec une cruauté sans bornes. Après avoir culminé à 134 % du produit intérieur brut en 1993, être retombé à 84 % en 2007, le taux d’endettement flirte avec les 107 % du PIB. Relâchement de la discipline budgétaire, crise financière et sauvetage des banques, gros revers de fortune économique : quelques « bricoles » ont suffi à redonner tout son éclat à la dette publique. Et à l’inscrire durablement au patrimoine national.

Il se dit en effet que la dette serait un des piliers les plus solides du régime. Fait d’un ciment autrement plus résistant que celui du palais royal qui tend à s’effriter dangereusement. « Puisqu’on est tous débiteurs et créanciers de l’Etat, la dette est un outil de cohésion sociale qui tient tout l’ensemble plus sûrement que n’importe quelle tête couronnée », confirme Bruno Colmant.

La Flandre indépendantiste en conçoit un vif dépit. Elle tient le coupable de cette infortune. Il est wallon. C’est lui, incorrigible dépensier qui se plaît à jeter par les fenêtres l’argent flamand, qui ne cesse d’alimenter ce puits sans fond. Cette dette publique, toujours grande et belge, serait en réalité wallonne et les charges d’intérêts versées pour la financer intégralement flamandes.

C’est l’affreuse vérité mise en lumière par Remi Vermeiren, ex-patron de la KBC, chantre influent et à temps plein de l’indépendance flamande, dans son dernier opus en faveur de la mise à mort de la Belgique : « La Flandre est un pays de surplus, la Wallonie un pays de déficits. La dette publique, essentiellement apparue à partir de 1970, s’est totalement construite à partir des déficits wallons qui n’ont pu être qu’insuffisamment compensés par des surplus budgétaires flamands quasi permanents. On pourrait même dire que la Flandre a une part négative dans la dette publique et que plus de 100 % de cette dette appartient à la Wallonie. »

L’ancien banquier ne craint pas d’être contredit par la production du think tank économique dont il est une cheville ouvrière : Vives, le Vlaams instituut voor economie en samenleving adossé à la KUL, passe pour être la machine à calculer de la N-VA, du Vlaams Belang et de la grande mouvance nationaliste flamande. Or, ce que l’un de ses chercheurs révèle dans sa thèse de doctorat a de quoi nourrir l’aigreur ambiante au-delà de toute espérance.

Les transferts nord-sud issus de la dette fédérale en 2002 : 14,6 milliards…

Geert Jennes est remonté jusque 1970, au temps où la Belgique des Régions et des Communautés n’existait pas encore, pour dévoiler l’ampleur de ce scandale permanent. Et d’exhiber un chiffre choc : « Les transferts budgétaires issus de la dette fédérale et que la Flandre fournit à la Belgique francophone représentaient 5,6% du PIB belge en 2002. Soit 14,6 milliards d’euros pour cette seule année ». Sous le coup d’une telle découverte, l’économiste avoue ne pas avoir osé pousser l’exercice au-delà : « Ce montant, en 2002, est astronomique, de sorte que le résultat des calculs aurait sans doute été encore plus astronomique si on poursuivait la désagrégation régionale du budget fédéral pour les années qui suivent. On peut supposer que les parties régionales dans le budget fédéral n’ont pas fondamentalement changé depuis 2002. »

Les liens étroits de Geert Jennes avec la N-VA, à laquelle il fournit son expertise au sein du service d’études, ne doivent rien enlever à la rigueur et à l’objectivité de sa méthodologie ni à la justesse du raisonnement : « Comme la Flandre fournit la plus grande part des recettes fiscales fédérales, elle paie par conséquent la plus grande part des charges d’intérêt que la Wallonie aurait dû en fait payer si elle avait été un Etat indépendant. De plus, sans cette dette belge, la Flandre aurait tiré des revenus des intérêts dégagés par ses surplus budgétaires ». Bonjour le manque à gagner.

11,5 milliards en 2014, 10,6 milliards en 2015, 10,3 milliards en 2016. Les charges d’intérêts versées ou à verser sur la dette fédérale présente et à venir tombent avec la régularité d’un métronome. Et c’est la Flandre qui systématiquement régale.

Trop is te veel. La patience du mouvement flamand est à bout. Comment rester de marbre devant ce fardeau financier faussement commun aux Flamands, Wallons et Bruxellois ? Il est plus que temps de briser cette mécanique infernale. De régionaliser, même partiellement, cette dette qui n’a de fédérale que le nom.

L’idée flotte dans l’air du nord du pays depuis longtemps. Le Parlement flamand l’intégrait dès 1999 dans ses résolutions qui balisent sa longue marche à l’autonomie. Elle a déjà piqué la curiosité des députés flamands, qui lui consacrent tout un débat au printemps 2011, alors que la Belgique s’enfonce durablement dans l’impasse politico-communautaire. Il ne s’en dégage pourtant pas un fol enthousiasme, même sur les bancs nationalistes.

Kris Peeters en 2011 : « nous ne voulons pas évacuer le débat sur la dette »

Non pas qu’un tel partage ne soit pas jugé digne d’intérêt pour la santé financière de la Flandre. Mais tout cela est à méditer, à affiner tant la question est techniquement complexe à épuiser. Kris-Peeters (CD&V), alors ministre-président flamand, clôt la discussion parlementaire sans fermer la porte : « Nous ne voulons pas évacuer ce débat sur la dette. Il faut en parler ». D’ici là, encourage le numero uno de Flandre, il est bon de garder l’option dans un coin du cerveau, et toute étude supplémentaire sur le sujet sera bonne à prendre. Message reçu par son successeur : Geert Bourgeois (N-VA) a lancé une nouvelle recherche afin de monitorer les flux financiers qui s’écoulent ainsi du nord au sud. Résultats attendus pour la mi-2017.

La Flandre demande à y voir clair. Longtemps, elle s’est limitée à s’offusquer de voir son argent filer continuellement au sud à partir de la sécu, de la loi spéciale de financement ou du budget fédéral. Mais ce canal d’alimentation par la dette, moins évident à détecter, avait tendance à échapper à ses radars. On pouvait compter sur le Vlaams Volksbeweging pour charger la barque. Début octobre, l’organisation flamingante en a fait un morceau de choix d’un colloque au parlement flamand. En présence d’élus N-VA tout ouïe.

Pourtant, même au nord du pays, la ficelle est jugée un peu grosse et la thèse éminemment tendancieuse. Tout l’art de la mystification consisterait à transformer fictivement les trois Régions du pays en Etats pleinement indépendants depuis une époque indéterminée, et de les rendre ainsi responsables depuis des lustres de leur situation budgétaire. Du cousu main pour enfoncer la Wallonie dans les dettes. « Il y a déjà longtemps que ce petit jeu aurait cessé pour cause de banqueroute à la grecque de la Wallonie », ironise ce spécialiste flamand de la sécu pourtant peu suspect d’être belgicain.

Cauchemar pour la Wallonie, conte de fées pour la Flandre. Que rétorquer à cela du côté francophone ? Pas grand-chose, si ce n’est nier en bloc. A l’université de Namur, l’équipe du CERPE (Centre de recherche en économie régionale et politique économique) a aussi potassé la question des transferts interrégionaux. Sa sentence est irrévocable : le paiement des intérêts de la dette publique fédérale n’y a pas sa place, car « dans un Etat fédéral solidaire, il est contradictoire au principe de solidarité d’imputer à chaque région la charge de l’endettement qu’elle aurait accumulé en l’absence de cette solidarité ».

Voilà comment, au regard de la même rubrique, 0 euro francophone peut voisiner avec 14,6 milliards d’euros flamands. La base de discussion est plus qu’étroite et augure d’un dialogue de sourds. Mais ce qui paraît inimaginable aujourd’hui finit souvent par couler de source demain. « Le même raisonnement n’a pas empêché la scission de l’université de Louvain et le partage de son précieux patrimoine en 1968 », rappelle utilement l’économiste Etienne de Callataÿ.

Vu de Flandre, tout est ainsi envisageable. Jusqu’au scénario de l’extrême : solder intégralement les comptes en partageant entre nord, centre et sud du pays le poids de la dette accumulée sous la bannière tricolore. Ce ne sont plus là simples paroles en l’air. Des simulations circulent, livrables clé sur porte pour n’importe quelle table de négociations.

Que les Wallons se rassurent : le moment venu, la Flandre saura se montrer bon prince en prenant à sa charge plus que sa part normale du fardeau. Le sud aura droit à un plan d’accompagnement financier. « Il serait naturellement impossible d’attribuer toutes les dettes et les charges d’intérêts qui y sont liées à une Wallonie indépendante. Cela conduirait à une situation absurde, avec un déficit budgétaire de 19 % et un taux d’endettement supérieur à 200 % », admet volontiers Remi Vermeiren, qui a sa formule de partage de la dette en poche : 55 % à charge de la Flandre, 35 % à la Wallonie, 10 % à Bruxelles.

La Flandre n’a aucune intention d’achever de ruiner ses voisins, quand bien même ils l’auraient mérité. Ceux-ci n’imaginent d’ailleurs pas un instant se faire ainsi lessiver sans opposer de résistance. Question de vie ou de mort : la Wallonie sait qu’elle ne se relèverait pas d’un tel choc. A l’ère du « tout aux Régions », la dette et ses charges feront partie des ultimes exceptions. A moins de toucher au coeur même de la centrale belge. La dernière réforme de l’Etat ne s’y est pas hasardée. Et la suivante ?

« La Wallonie n’a rien à gagner à diminuer la dette publique » : info ? Intox

Retour (provisoire ?) à la case départ. Au noeud du problème. A cette colossale dette publique toujours fédérale, moins coûteuse à refinancer pour l’instant mais qui poursuit néanmoins son ascension. Dernier pronostic en date, validé par la Commission européenne : vingt ans au bas mot seront nécessaires pour rallier à un rythme soutenu le cap mythique d’un taux d’endettement à 60 % du PIB.

Pour la N-VA, il est impératif que la dette publique belge diminue, afin que l’indépendance de la Flandre puisse intervenir dans les meilleures conditions

Et si ce rabiot n’était pas pour déplaire au partenaire wallon ? Une bonne grosse dette, cela peut ôter l’envie au couple le plus mal assorti de songer à divorcer. Le lourd soupçon se répand au nord : les francophones s’accommoderaient d’un endettement public élevé comme d’une assurance-vie. « C’est tout le problème de la Belgique : la Wallonie ne contribue pas au paiement des intérêts de la dette publique et n’a donc rien à gagner à la diminuer. Mais elle a beaucoup à perdre d’une baisse des allocations », raisonnait, en 2013, l’ex-avocat d’affaires et président de la Vlerick Business School, Louis Verbeke, à l’intention des lecteurs de la N-VA qui lui ouvrait les colonnes de son magazine interne. Le plus fidèle ami de la dette publique ? C’est le PS pardi : « Le PS obtient beaucoup de voix chez les bénéficiaires d’allocations. Si nous diminuons le taux d’endettement, les socialistes francophones craignent non seulement de perdre l’accès à toutes ces sources de revenus, mais aussi de perdre le pouvoir. »

Pascal Delwit ne peut croire à des calculs aussi machiavéliques : « La preuve », commente le politologue à l’ULB, « des périodes de grosses tensions communautaires et la présence des socialistes au pouvoir fédéral durant un quart de siècle n’ont pas empêché la dette publique de diminuer significativement. »

Miracle. L’empêcheur de désendetter en rond a été bouté hors du gouvernement fédéral. Exit le PS, place à la N-VA. La voie est enfin libre, le bout du tunnel envisageable. « Nous quittons le sentier de l’endettement perpétuel », assure le ministre des Finances, le N-VA Johan Van Overtveldt, en prenant ses fonctions à l’automne 2014. Les jours de cet obstacle majeur sur la voie d’une Belgique confédérale ou en fin de vie seraient donc comptés.

« Pour la N-VA, il est aussi indispensable et impératif que la dette publique belge diminue, afin que l’indépendance de la Flandre puisse intervenir, le moment venu, dans les meilleures conditions possibles », analyse l’essayiste politique Jules Gheude, calculette en main. Partager hic et nunc la dette fédérale sur la base de la population des trois Régions ne ferait que des perdants. Cette scission ne serait ni profitable à la Flandre, qui deviendrait aussi endettée que la Belgique aujourd’hui (107 % du PIB). Ni souhaitable pour la Région bruxelloise qui hériterait d’un taux d’endettement de 10 % du PIB. Et « proprement insoutenable  » pour la Wallonie, confrontée à un endettement de 144 % du PIB… « Ces chiffres nous aident à comprendre pourquoi Bart De Wever entend assainir la situation budgétaire de la Belgique, avant de permettre à la Flandre de larguer les amarres ». Et d’envoyer par la même occasion la Wallonie par le fond ?

Remi Vermeiren, België, de onmogelijke opdracht. Vlaamse onafhankelijkheid. Recht, behoefte en noodzaak, éd. Pelckmans, 2014. Geert Jennes, The political geography of fiscal transfers : evidence using data on Belgium, VIVES- KUL, 2015.

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