L'unité de biomasse des Awirs, la plus grande de Wallonie, n'aurait plus besoin du mécanisme de sauvetage adopté en 2015 pour être rentable, d'après un ancien expert d'Engie Electrabel. © hatim kaghat

La coûteuse ardoise de la biomasse en Wallonie

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Depuis près de trois ans, certains sites produisant de l’électricité à partir de la biomasse bénéficieraient d’un soutien public wallon démesuré. A elle seule, la centrale Engie Electrabel des Awirs capterait près de 16 millions d’euros de surprofit par an. Le producteur conteste.

La Wallonie a-t-elle tiré les leçons de la débâcle du photovoltaïque et de ses coûteux certificats verts, dilapidés pendant des années ? La question se pose à nouveau au regard du mécanisme de soutien surévalué qui profiterait à certains producteurs d’électricité investis dans la biomasse. L’apport de la filière n’a rien d’anecdotique : en Wallonie comme en Flandre, c’est même la première source de production d’électricité d’origine renouvelable. Hors incinération, sa part y représentait, en 2018, 37 % du total. Au sud du pays, elle devance ainsi l’éolien (30,2 %) et le photovoltaïque (22,2 %). Dans la capitale en revanche, elle est marginale (5 %), si l’on exclut l’apport de l’incinérateur de Bruxelles-Energie (63,5 %).

Renouvelable, la biomasse ? Tout dépend du combustible utilisé et de la quantité de CO2 émis pour l’acheminer, puis le transformer en énergie. Des pellets de bois produits à partir de sciures locales n’affichent pas le même bilan CO2 qu’une cargaison importée par camion au départ d’une forêt saine de Sibérie. Un calcul souvent complexe, parfois impossible, estimé de l’arbre à la centrale dans le meilleur des cas, via des coefficients eux-mêmes controversés. Son rendement dépend aussi de l’usage qui en est fait. La biomasse peut produire de la chaleur, de l’électricité ou les deux, en cogénération.

Pour éviter la hausse du prix des intrants, l'unité des Awirs va désormais chercher des pellets moins chers à l'étranger. Ils y sont acheminés par bateau.
Pour éviter la hausse du prix des intrants, l’unité des Awirs va désormais chercher des pellets moins chers à l’étranger. Ils y sont acheminés par bateau.© hatim kaghat

Un syndrome photovoltaïque bis ?

Or, qui dit électricité  » verte  » dit certificats verts, ces titres valorisés à un minimum de 65 euros l’unité en Wallonie. Leur octroi excessif à la filière photovoltaïque, pendant six ans, avait créé une dette de plus de deux milliards d’euros, qui n’est toujours pas résorbée à ce jour. Les décideurs de l’époque, CDH puis Ecolo, avaient tardé à réduire les bénéfices de ce mécanisme de soutien surévalué, malgré une rentabilité à la croissance fulgurante.

Depuis 2017, la biomasse emprunterait elle aussi, du moins en partie, une trajectoire aux retombées juteuses. La raison ? Une opération de sauvetage du précédent gouvernement wallon (PS-CDH), légitime dans un premier temps, mais dont la cadence de soutien n’a jamais été revue à la baisse pour ceux qui en ont bénéficié. Un syndrome photovoltaïque bis à plus petite échelle, dont le surprofit s’élève tout de même à plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Combien exactement ? En l’absence de données officielles, puisque jugées confidentielles, Le Vif/L’Express a pu chiffrer le surprofit pour la seule grande centrale électrique 100 % biomasse de Wallonie : celle des Awirs, à Flémalle, détenue par Engie Electrabel. Depuis près de trois ans, celle-ci empocherait environ 16 millions d’euros de surprofit chaque année.

Bref retour au début des années 2000. Alors que l’Europe se fixe des objectifs de réduction d’émissions de CO2, la biomasse se profile comme une alternative solide pour produire de l’énergie renouvelable. A défaut d’être 100 % verte, elle a l’avantage de pouvoir fonctionner presque toute l’année. En Flandre, un producteur peut prétendre à des certificats verts si sa nouvelle unité de biomasse permet de réduire les émissions de CO2 de minimum 10 % par rapport à la situation existante. En Wallonie, la règle est plus contraignante : une unité renouvelable ne peut percevoir qu’un certificat vert par gain de 456 kilos de CO2, soit l’équivalent de ce qu’émet une centrale turbine-gaz-vapeur (TGV) ayant 55 % d’efficacité pour produire un mégawattheure (MWh) d’électricité. C’est dans ce contexte qu’Electrabel décide de convertir, en 2005, l’unité 4 de son ancienne centrale au charbon des Awirs en une unité 100 % biomasse, brûlant des résidus de bois. Une première mondiale, dont les chaudières se mettent à consumer quelque 400 000 tonnes de pellets par an, d’abord au départ de forêts malades en Colombie britannique, à l’ouest du Canada. En parallèle, l’organisme indépendant de contrôle SGS se charge d’estimer le bilan d’émissions de CO2 de ces pellets traversant les océans, depuis Vancouver.

Un ami nommé kECO

Pour la biomasse, le calcul du soutien wallon apparaît donc plus compliqué : un producteur reçoit un certificat vert par MWh produit, pondéré par l’équivalent des émissions de CO2 nécessaires pour produire, acheminer et brûler le combustible. Pendant dix ans, la centrale des Awirs percevra ainsi environ 0,75 certificat vert par MWh produit, lui permettant d’atteindre un taux de rentabilité interne fixé à 9 %. Au départ, la trajectoire semble idéale : les réserves en pellets sont abondantes et les certificats verts s’échangent jusqu’à 90 euros l’unité, vu la rareté de l’électricité verte.

Mais dès 2010, le modèle de la biomasse s’effrite. Le prix de l’électricité est en chute libre, tout comme celui des certificats verts, qui ne s’échangent plus qu’au prix minimum légal, soit 65 euros. A l’inverse, le coût des biocombustibles enregistre une hausse constante, vu la concurrence accrue que se livrent désormais tous les acteurs concernés à l’échelle mondiale. En 2014, plusieurs unités sont mises à l’arrêt pour cette raison ; la centrale des Awirs, elle, réduit sa production de 70 % par rapport à l’année précédente. Pour y remédier, le gouvernement wallon PS-CDH adopte, en février 2015, un plan de sauvetage de la biomasse. Comme pour les autres filières, celui-ci intègre une nouvelle donnée dans le calcul du soutien : un coefficient économique. Baptisé kECO, il consiste à revaloriser le taux de certificats verts en fonction de différents critères établis pour chaque site (durée de vie économique, fiscalité, coût d’exploitation, valeur de l’électricité produite…), pour permettre aux producteurs d’atteindre le taux de rentabilité interne de référence, soit 9 % dans le cas des Awirs.

En un coup de baguette magique, dès le troisième trimestre de 2015, le nombre de certificats verts octroyés à la centrale d’Engie Electrabel passe ainsi de 0,77 à 1,36 par MWh produit, en multipliant son coefficient kCO2 de 0,77 par un coefficient économique kECO sur mesure de 1,768. D’autres centrales de bien plus petite taille, recourant à la cogénération, profiteront elle aussi de leur propre kECO, à l’instar de 18 unités de biométhanisation agricole. La biomasse est sauvée. Mais à quel prix ?

Le niveau de soutien à la biomasse coûte trois fois plus cher que celui à l'éolien et sept fois plus que celui à l'hydroélectricité. Seule la filière photovoltaïque coûte plus cher.
Le niveau de soutien à la biomasse coûte trois fois plus cher que celui à l’éolien et sept fois plus que celui à l’hydroélectricité. Seule la filière photovoltaïque coûte plus cher.© Source : Cwape – Rapport annuel spécifique 2017 sur l’évolution du marché des certificats verts

Une coquette retraite

La méthodologie du kECO, établie par la Commission wallonne pour l’énergie (Cwape), tablait sur une projection de l’évolution du prix de l’électricité largement inférieure à celle qui a finalement été observée. Dans ce contexte, le soutien fixé par le mécanisme de sauvetage ne serait plus nécessaire depuis plus de deux ans, d’après un ancien expert d’Engie Electrabel. D’après ses estimations, la centrale des Awirs pourrait donc aisément atteindre le seuil de rentabilité de 9 % en bénéficiant d’un taux réduit à maximum un certificat vert – et non plus 1,36 – par MWh produit. Pour ce seul site, le solde de ces quelques décimales de différence équivaut, sur base annuelle, à un surprofit de près de 16 millions d’euros, à charge des pouvoirs publics, et donc du contribuable. Une coquette retraite pour l’unité des Awirs, qui sera définitivement mise à l’arrêt fin août 2020, après 15 années d’octroi de certificats verts, indispensables à sa viabilité économique.

De son côté, la Cwape avait pourtant la capacité légale de revoir à la baisse le coefficient économique sur base annuelle, s’il apparaît que la rentabilité du site augmente de plus de 1 %. Mais une telle adaptation n’a jamais eu lieu. Contacté par Le Vif/L’Express, le régulateur wallon rappelle que les unités de production utilisant la biomasse ou le biogaz sont tributaires du prix des matières entrantes – en l’occurrence des pellets.  » L’évolution de leur coût suit une tendance à la hausse, qui impacte négativement la rentabilité, précise-t-il, à l’instar d’Engie Electrabel. La Cwape a dès lors proposé de supprimer le contrôle annuel et triennal du taux de rentabilité interne des installations visées par la mesure de sauvetage.  »

Sans avoir, pour autant, mené de tels contrôles jusqu’à présent.  » Cette mission impose des compétences pointues en audit et en analyse financière, dont le régulateur ne dispose pas toujours « , ajoute la Cwape. De son côté, Engie Electrabel confirme que sa centrale des Awirs bénéficie encore, à ce jour, d’un taux de 1,36 certificat vert par MWh, tout en contestant l’hypothèse d’une rentabilité plus importante. Ce n’est toutefois pas l’avis de son ancien expert :  » C’est précisément pour éviter la hausse du prix des intrants que l’unité des Awirs va désormais chercher des pellets moins chers à l’étranger.  »

D’autres sites sont-ils concernés ? Si oui, combien sont-ils et quel est le montant du surprofit éventuel ? Impossible à estimer à ce stade. La diversité des puissances installées, des biocombustibles et des coûts d’exploitation ne permet pas d’établir une règle générale. Il convient de les ausculter au cas par cas. Mais les données plus détaillées sont placées sous le sceau de la confidentialité. Une certitude : le soutien moyen à la biomasse est largement supérieur à celui d’autres filières (voir le tableau ci-contre). En 2017, elle a capté plus de 195 euros par MWh produit, soit près de trois fois plus que l’éolien terrestre et sept fois plus que l’hydroélectricité. Pour Damien Ernst, professeur à l’université de Liège,  » subsidier la combustion de la biomasse pour produire de l’électricité est une ineptie totale. Si on veut vraiment l’utiliser dans le secteur de l’énergie, cela devrait être fait pour fournir du carburant vert pour les avions « .

En 2017, la Wallonie a abandonné l’idée de construire une nouvelle centrale de 200 mégawatts fonctionnant à la biomasse. Paradoxalement, elle ne pourrait se passer de cette filière tant critiquée si elle souhaite tenir son engagement de 13 % d’électricité d’origine renouvelable en 2020. Mais cela ne se dit pas. Encore moins à trois mois des élections.

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