Kattrin Jadin, une Eupenoise qui revendique l'égalité de traitement. © NICOLAS LAMBERT/BELGAIMAGE

La bronca des « germanos »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Eupen contrarie et défie Namur, hausse le ton jusqu’à Bruxelles. Les autorités fédérales et wallonnes sont priées de prendre bonne note du message que leur adresse solennellement le pouvoir germanophone :  » L’allemand en Belgique, ça se respecte ! »

Ils s’en défendent mais les germanophones sont d’humeur plutôt frondeuse en ce moment. A l’est rien de nouveau ? Faux.

Le rendez-vous électoral fixé en 2018 devrait être à nul autre pareil dans les cantons de l’Est : même jour, même heure et même endroit, l’électeur devrait y jongler entre le bon vieux crayon rouge pour sélectionner ses mandataires provinciaux et le stylo pour PC pour choisir ses élus communaux. Vote papier à la wallonne et vote électronique à la germanophone : singulière cohabitation d’un retour au passé et d’une projection dans l’avenir. A la sortie des isoloirs, la dictature de l’image risque de faire des ravages.

A Eupen, on ne perd jamais le sens de l’humour. On ne rate plus une occasion d’adresser un gentil pied de nez à l’adresse des Wallons. Le dernier pour la route : les ministres germanophones en fonction ne seront pas autorisés à se présenter aux élections locales. Voilà bien le genre d’interdit qui mettrait le feu au biotope politique wallon : de Paul Magnette (PS) à Charleroi à Maxime Prévot (CDH) à Namur en passant par Rudy Demotte (PS) à Tournai, plus d’un ministre « vrai-faux bourgmestre » ne s’en remettraient pas.

Et taquins avec ça, les « germanos ». Chercheraient-ils par hasard des poux aux Wallons en voulant se distinguer de leurs voisins ? Dans les allées du pouvoir à Namur, on serait enclin à le croire. Mis au parfum, le ministre wallon des Pouvoirs locaux Paul Furlan (PS) a parlé de « tentative de coup de force ». « C’est insensé ! Si les Wallons se vexent pour ça, où va-t-on ? » s’insurge Kattrin Jadin, députée fédérale MR et présidente des libéraux germanophones.

« Parler de Wallons germanophones, c’est pris comme une agression »

Ce que veulent les Belges de l’est, c’est crier leur volonté de vivre leur vie. On les sait impatients d’enrichir leur portefeuille de nouvelles compétences, de pouvoir gérer à leur façon l’urbanisme, l’aménagement du territoire, tout leur réseau routier. Bref, d’accéder au statut plein et entier de Région et faire jeu égal avec leur voisin/partenaire wallon. C’est une question de survie, va jusqu’à prétendre Karl-Heinz Lambertz (PS), longtemps numero uno et figure emblématique de la Communauté germanophone, à présent au perchoir de son parlement : « Ou bien ce sera cela, ou bien on disparaîtra comme un sous-département ou une province, comme certains parfois nous confondent au sein de la Wallonie, ce que nous ne voulons pas. »

Enchâssée en territoire wallon, la Communauté germanophone se sent à l’étroit dans ses baskets. « Elle est petite par la taille mais grosse par ses compétences, qui sont plus importantes que celles dont dispose la Communauté française », rappelle Frédéric Bouhon, chargé de cours à la faculté de droit de l’Université de Liège. 76 000 âmes, 9 communes, 853 km2, et une envie pressante de s’affranchir d’une « ingérence » wallonne, surtout lorsqu’elle se révèle pénalisante. A quoi s’ajoute un besoin irrépressible de mettre les points sur les i. « La Communauté germanophone ne fait évidemment pas partie de la Wallonie. C’est complètement faux. La Communauté germanophone est, comme la Wallonie, une entité fédérée de la Belgique. Vous devez savoir que, chaque fois que vous employez, même à bon escient, ce concept de Wallons germanophones, nous considérons cela comme une agression », lance aux députés wallons Karl-Heinz Lambertz venu leur rendre une visite de courtoisie avec ses collègues parlementaires germanophones.

Eux c’est eux, nous c’est nous. Chacun sa route, chacun son chemin. Le désir de se singulariser se manifeste jusque dans la statistique. La Communauté germanophone, désormais responsable de l’emploi et du marché du travail, aimerait pouvoir isoler ses performances en la matière. Histoire d’apprécier à sa juste valeur la prospérité de l’est du pays sans la voir noyée dans une partie francophone de la Wallonie moins bien lotie. « Ce serait un peu stigmatisant, mais il pourrait être intéressant de voir ces chiffres séparément », suggère la députée MR Jenny Baltus-Möres en revenant récemment à la charge au parlement wallon.

Pas de doute, les germanophones ont les crocs et la niaque. « Depuis la longue période de crise politique que le pays a traversée de 2007 à 2012, ils sont devenus plus assertifs », décode le politologue Pierre Verjans (ULg), « eux qui depuis longtemps aiment se qualifier de « derniers Belges » se sentent et se disent de plus en plus germanophones belges. Quelque chose de fort est en train de se produire du côté d’Eupen ». L’accession du socialiste Karl-Heinz Lambertz à la mission hautement exposée de médiateur royal en 2008, en pleine impasse politique fédérale, aurait dopé à l’est la prise de conscience d’entrer dans la cour des grands monopolisée par les francophones et les flamands.

« Vous seriez content d’être servi en allemand quand vous êtes en Wallonie ? »

Fini de vivre cachés pour vivre heureux, de se faire tout petits, de presque s’excuser d’être là. Les germanophones s’affirment, sans complexes. Bien décidés à ce que l’allemand soit traité avec tous les égards dus à son rang de langue nationale inscrite dans la Constitution. Cela ne va pas de soi. La langue de Goethe peine toujours à s’imposer au guichet fédéral ou wallon, dans le courrier administratif ou sur les sites Internet des administrations publiques. C’est trop injuste et réellement vexant. Les germanophones savent souffrir en silence de ces discriminations flagrantes.  » Ils ont l’habitude de s’adapter », glisse leur unique sénateur de communauté, Alexander Miesen (MR).

Sauf que la patience a ses limites. Les « germanos » se cabrent, voire se rebiffent. Leurs quelques représentants élus aux niveaux fédéral et régional wallon, tous partis confondus, se remuent pour mettre chaque fois le doigt là où ça fait mal. « Vous seriez contents d’être servis en allemand alors que vous êtes en Wallonie ? », attaque Kattrin Jadin. Plus d’une fois rue de la Loi à Bruxelles, son sang d’Eupenoise ne fait qu’un tour. « Il est triste de devoir sans cesse se battre pour que les services publics fédéraux et wallons offrent aux germanophones le droit élémentaire d’être servis dans leur langue. Le vivre ensemble, cela commence aussi par l’égalité de traitement. »

Tandis que l’élue libérale s’inquiète à la Chambre du bilinguisme français-allemand défaillant des conducteurs de trains qui opèrent à la frontière allemande ou s’indigne de l’insuffisance des sélections de recrutement en allemand au Selor, en bord de Meuse, Edmund Stoffels, parlementaire régional PS, s’est offusqué de panneaux installés par la Région wallonne à la frontière allemande, qui souhaitaient  » la bienvenue en Wallonie » sans allusion aucune à la Communauté germanophone : l’élu ne voulait pas « en faire une affaire d’Etat » mais il ne voulait pas laisser passer cette faute de goût. C’est aussi Jenny Baltus-Möres, au parlement wallon, qui s’insurge de voir la Région wallonne incapable de recruter depuis deux ans un collaborateur germanophone au sein de la police de l’environnement : « C’est honteux. S’il s’agissait d’un poste plus important pour la Région wallonne, je suis sûre qu’il serait déjà occupé. » Le Cwatup, bible de l’urbanisme wallon, sans sa version actualisée traduite en allemand ? « Pure aberration ! »

Manque de moyens ou de volonté : allez savoir. C’est sans doute encore plus cruel que cela : « Les germanophones sont tout simplement oubliés par les autres niveaux de pouvoir. Il ne faut pas s’étonner qu’ils réclament alors plus d’autonomie », reprend Kattrin Jadin. Ou que certains se détournent par dépit de cette Wallonie jugée si peu respectueuse de leurs droits : « Le canton de Saint-Vith enregistre une poussée populiste et un vote protestataire vers l’extrême droite », s’inquiète cet élu germanophone.

Un texte en allemand déposé au Parlement fédéral : du jamais-vu

Poliment écoutés, trop peu entendus, les « germanos » haussent le ton. « Respect, s’il vous plaît ! » Eupen vient une fois encore de monter dans les tours en interpellant Namur et Bruxelles. Après une tentative avortée de s’émanciper de la Province de Liège, le parlement germanophone, à l’unanimité, s’est fendu en février dernier d’une mâle résolution : les autorités politiques fédérales et wallonnes sont invitées à témoigner de plus de considération vis-à-vis de la langue allemande. Est réclamé, pêle-mêle, que l’apprentissage de l’allemand soit amélioré, que les germanophones soient servis dans leur langue par les administrations, que l’allemand soit pris en compte lors des concours, que les traductions de réglementations soient réalisées plus rapidement, que l’on se montre plus respectueux de la terminologie juridique allemande. L’ombudsman germanophone est chargé de tenir à l’oeil le suivi qui sera réservé à ces doléances.

« Il s’agit là de la réaction légitime d’une entité consciente de ce que sa langue pèse peu à l’échelle du pays, aux côtés du français et du néerlandais », commente Frédéric Bouhon. Le message est lancé urbi et orbi. Les élus germanophones vont se charger d’administrer cette piqûre de rappel dans leurs assemblées respectives, en bord de Meuse et rue de la Loi. Histoire de forcer le parlement wallon et la Chambre des représentants à prendre position. Egalement interpellé, le Sénat va devoir en prime se mettre à l’allemand : Alexander Miesen (MR) vient d’y déposer sa proposition de résolution dans la langue de Goethe, comme l’y autorise désormais, à son initiative, le règlement de la Haute assemblée. Un texte rédigé en allemand soumis à une assemblée fédérale : c’est du jamais vu depuis la création de la Belgique. Les « germanos » ont rendez-vous avec l’histoire. l

La Communauté germanophone après la sixième réforme de l’Etat, par Frédéric Bouhon, Christoph Niessen et Min Reuchamps, Courrier hebdomadaire du Crisp n°2266-2267, 2015.

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