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La Belgique n’est plus un Etat, c’est une usine à gaz

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Réforme de l’Etat, où comment fédéral, Communautés et Régions cultivent l’art de se compliquer la vie et se donnent les moyens de se pourrir mutuellement l’existence.

Avant même d’atterrir à la Chambre, la belle résolution avait du plomb dans l’aile. Muriel Gerkens croyait pouvoir convaincre ses pairs, tous partis confondus, de se porter au chevet des personnes âgées menacées de dénutrition. Les espoirs de la députée fédérale Ecolo se sont fracassés sur un vulgaire problème de tuyauterie institutionnelle. Il fallait y penser plus tôt : une énième réforme de l’Etat, entre-temps passée par là, a confié aux Communautés la prévention en matière de soins. Entre parlementaires de bonne composition, on a pas mal ergoté et cogité pour dénicher un bout de loi qui permettrait tout de même à la Santé publique fédérale de mettre encore son grain de sel. Las : le risque d’immixtion dans les compétences d’autrui était trop réel. Mieux valait en rester là.

Scène ordinaire de la vie parlementaire. Avec ses élus qui s’égarent dans le dédale de compétences saupoudrées entre niveaux de pouvoir, et qui s’épuisent à frapper aux mauvaises portes. Un député fédéral Open VLD aborde la ministre fédérale de la Mobilité pour une histoire de tracteurs agricoles et forestiers. Ni une ni deux, Jacqueline Galant (MR) remballe le curieux : « Le contrôle technique a été régionalisé. » L’éconduit laisse poindre son dépit : « On me renvoie à présent au parlement flamand. Une circulaire permettrait de clarifier la situation. » Pas idiot.

Petit crochet en bord de Meuse où ce jour-là au parlement wallon, Maxime Prévot (CDH), ministre régional de l’Action sociale, notamment, se dévoue pour faire partager à une élue PS un peu perdue la beauté luxuriante du paysage hospitalier belge : avec sa touche fédérale, son cachet wallon, sa griffe francophone. Le survol suffit amplement à donner le tournis. Détour par Bruxelles où le Conservatoire pourrit sur pied, écartelé entre le fédéral propriétaire des lieux, les Communautés française et flamande responsables de l’Enseignement : la rénovation du beau bâtiment attendra, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à rénover.

Batteries rechargées par la dernière révision institutionnelle, décidée en 2012 et 2014, l’usine à gaz tourne à plein régime. Les parlementaires achèvent d’y perdre leur latin. Et se surprennent à regretter de ne plus trop savoir qui fait quoi à bord de la fusée. Etrange : le sixième saut d’obstacles institutionnels ambitionnait pourtant de casser cette infernale logique. De belles envolées résonnent encore au Parlement : « La réforme de l’Etat constitue un progrès important qui assure une meilleure homogénéité des compétences. »

La « belle-mère fédérale » met encore son nez un peu partout

Sous la pression d’une poussée nationaliste flamande sans précédent, l’équipe Di Rupo (socialistes – chrétiens – libéraux) avec l’appoint des verts, a surtout ressenti le besoin de faire du chiffre. Plus de 20 milliards d’euros en compétences transférées du fédéral aux entités fédérées, cela s’appelle avoir vu grand. A défaut d’y voir clair.

Les séquelles de l’intense bras de fer communautaire qui a accaparé Flamands et francophones durant des mois sont visibles dans les organismes, les textes de loi, une myriade de dispositions juridiques et réglementaires.

Face à la spectaculaire montée en puissance des entités fédérées, l’Etat fédéral a bien défendu son bout de gras. La « belle-mère » qui insupporte tant la N-VA garde un pied dans bien des portes et tient toujours volontiers les cordons de la bourse.

On ne ressort donc pas dépaysé de la dernière réforme. Le but de l’exercice était d’une affreuse banalité : compliquer à l’extrême la gestion du pays pour rendre inséparables ses composantes et lui donner encore quelques raisons de subsister.

C’est, notent les spécialistes rompus à l’ingénierie institutionnelle, tout « l’art de ne pas choisir ». « On est dans la mise en application de deux facteurs dont on ne veut pas parler : le confédéralisme que refusent les francophones, et une refédéralisation que rejettent les Flamands », observe Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit à l’université Saint-Louis (Bruxelles).

Cet entre-deux défigure l’ouvrage. « Mises à part les allocations familiales, on serait bien en peine de caractériser en un ou deux mots une seule des autres compétences transférées. La sixième réforme de l’Etat a attribué aux Communautés et Régions des compétences dans des domaines (Emploi, Santé…) au sein desquels elles en exerçaient déjà certaines, tout en laissant le plus souvent à l’Etat fédéral des responsabilités au moins aussi importantes dans ces domaines. » (1)

C’est ce qui fait tout le sel des compétences dites « concurrentes. » Elles pimentent tout le bric-à-brac de zones grises où les niveaux de pouvoirs ne s’interdisent pas d’intervenir et gardent leur mot à dire. Etant entendu que nul ne songe à se laisser dicter la loi ni à abdiquer sa capacité de nuire à l’autre.

« On a réparti des compétences au vogelpik, on joue aux apprentis sorciers »

Plus sûr que le pari un peu fou d’une loyauté fédérale entre gens raisonnables et de bonne foi, c’est l’entrelacs d’attributions éclatées qui doit assurer un semblant de gouverner ensemble. Il offre cet atout, jamais négligeable pour survivre en politique, de noyer les responsabilités ministérielles. Tous un peu responsables, donc jamais de véritables coupables.

Heureusement, on pense à tout. Et notamment à éviter tout effet paralysant en huilant tous ces rouages : on aménage des espaces de concertation où les gestionnaires de la chose publique d’horizons politiques bien souvent antagonistes, peuvent palabrer et surtout s’empoigner. Des autoroutes au transit de déchets, des maisons de justice aux aides à la mobilité des personnes handicapées, en passant par la mise aux enchères des quotas d’émission de gaz à effet de serre, « le recours pléthorique aux accords de coopération constitue sans doute une des plus importantes caractéristiques de la sixième réforme de l’Etat ». Moralité : «  Si la décision reste lisible, la manière d’y arriver est parfaitement illisible », diagnostique Pierre-Olivier de Broux.

Perte de temps, d’énergie et d’argent pour une efficacité peu garantie. Sur le terrain, ça se ressent. « C’est la grande illusion. On a réparti des compétences au vogelpik, on bricole et on joue aux apprentis sorciers », soupire ce gestionnaire en soins de santé.

Comment tout cela finira-t-il ? Pour commencer devant des juges, tant « la sixième réforme de l’Etat met en place de nouveaux nids à procès » et regorge d’oeufs à peler. Tout avocat rompu à la chicane institutionnelle salive déjà à l’idée de s’introduire dans les failles.

« Le risque de relations conflictuelles est réel », abonde Mathias El Berhoumi, spécialiste en droit à l’université Saint-Louis. Et déjà, on se crêpe le chignon sur la formation professionnelle des chauffeurs de poids lourds : la Flandre a fait main basse sur la compétence, le fédéral ainsi dépossédé hésite sur la conduite à tenir, tandis que Régions wallonne et bruxelloise, incapables d’assumer cette charge, attendent que le Conseil d’Etat vide la querelle. D’ici là, le contrôle de la formation des routiers évolue dans l’incertitude juridique.

La dernière réforme de l’Etat en est à ses balbutiements, n’a pas encore déployé tous ses artifices. Patience.

(1) La sixième réforme de l’Etat : l’art de ne pas choisir ou l’art du compromis ?, sous la direction d’Hugues Dumont, Mathias El Berhoumi et Isabelle Hachez, Larcier – Journal des tribunaux, 2015, 252p.

D’exceptions en exceptions aux exceptions

Une réforme de l’Etat, c’est l’art de faire dans la dentelle institutionnelle et de planquer le diable dans les détails. Florilège.

Soins de santé

C’est l’un des coeurs du réacteur de la centrale belge. L’étage fédéral y a fondu, mais le risque d’explosion est provisoirement écarté. La solidarité interpersonnelle est sauve.

Hôpitaux. Les entités fédérées sont « libres » de définir les normes d’agrément des hôpitaux et programmes de soins. Compétentes aussi pour la politique d’investissement des infrastructures hospitalières et de l’appareillage médical lourd. Mais le fédéral n’est jamais loin. La fixation des « caractéristiques de base » des hôpitaux et autres circuits de soins, la programmation du nombre de lits : c’est son rayon.

Donc : pas question pour une Communauté ou une Région de toucher aux normes d’agrément de ses hôpitaux sans passer par une procédure de concertation et d’évaluation d’incidence budgétaire, avec droit de veto de l’autorité fédérale.

Trop fort : on en est arrivé à créer le statut parfaitement obscur d’hôpitaux « hybrides », attribué à quatre établissements francophones (deux wallons et deux bruxellois) de revalidation et de soins gériatriques qui, pour échapper à la régionalisation du secteur que la Flandre a adopté, ont fusionné avec des hôpitaux généraux qui sont encore fédéraux.

Troisième âge. La parole est aux Communautés : maisons de repos et de soins, maisons de repos pour personnes âgées, centres de court séjour, centres de revalidation, sont tombés dans leur escarcelle. Y compris le prix réclamé aux patients. Hors des pieds, le fédéral ? Pas si vite : il garde la main sur ce qui relève de l’assurance maladie-invalidité, et sur ce qui concerne les soins à domicile.

Pour info : l’aide à la mobilité aux personnes âgées, transférée aux Communautés, ne concerne que les personnes handicapées d’au moins 65 ans qui ne bénéficient pas d’une allocation de remplacement de revenus ou d’intégration. Pour les autres ? Le fédéral en fait toujours son affaire.

Santé mentale. Les Communautés ont décroché « la dispensation de soins de santé mentale en dehors du milieu hospitalier », le fédéral a tenu bon sur « la dispensation de soins dans et en dehors des institutions de soins ». Il ne faudrait pas tout confondre : les hôpitaux psychiatriques en tant que tels restent fédéraux, alors que les maisons de soins psychiatriques relèvent désormais des Communautés. Dingue…

Revalidation. Une cuillère pour les Communautés qui héritent du « long term care ». Une louche pour le Fédéral qui se garde le « non long terme care. »

Professions des soins de santé. Une seule phrase, et tout s’illumine : les Communautés obtiennent « l’agrément des professionnels des soins de santé, dans le respect des conditions d’agrément arrêtées par l’autorité fédérale ». Décodage : les entités fédérées ont carte blanche pour établir des sous-quotas par spécialité, mais c’est le fédéral qui fixe le nombre global maximum de candidats qui ont accès annuellement à chacune des professions des soins de santé et qui détermine si les prestations de ces prestataires de soins donnent lieu à une intervention de l’assurance-maladie invalidité. Cela s’appelle ne pas lâcher prise sur l’exercice de l’art de guérir.

Le patient, où qu’il se fasse soigner, n’y voit que du feu : rien ne change dans le remboursement de sa consultation, dans la gestion de ses médicaments, dans le coût de son séjour à l’hôpital. Se doute-il un instant que le vaccin vendu en pharmacie a toujours la saveur du fédéral, même si la campagne de vaccination est aux couleurs des Communautés ?

Emploi

La santé, c’est aussi le travail. Les niveaux de pouvoir se pressent autour du berceau de ceux qui n’en trouvent pas ou qui risquent de le perdre.

Chômage. Les Régions ont la main sur le contrôle et la vérification de la disponibilité des chômeurs pour le marché du travail, ainsi que sur la capacité d’imposer des sanctions. C’est beaucoup et peu à la fois.

Car le fédéral a le dernier mot sur la réglementation en matière d’emploi convenable, de recherche active d’emploi, de contrôle administratif. C’est lui qui continue de payer les allocations de chômage. C’est auprès de lui qu’un chômeur sanctionné par une Région viendra plaider sa cause s’il conteste sa punition. Et c’est toujours lui qui exécute matériellement la sanction.

Formation professionnelle. Qui dit disponibilité pour le marché du travail dit dispenses possibles : les Régions tranchent s’il s’agit de reprendre des études, de suivre une formation professionnelle ou un stage. Le fédéral se prononce s’il s’agit de chômeurs âgés ou s’il est question de raisons sociales et familiales.

Reclassement professionnel. Placement des travailleurs, remboursement des frais de reclassement aux entreprises, imposition de sanctions aux employeurs en cas d’absence de reclassement ? Guichet « Régions ». Procédure de reclassement, aspects relatifs au droit du travail en lien avec le classement, règlement de l’indemnité de reclassement ? Guichet « Fédéral ».

Groupes-cibles. Les Régions ont la main sur les réductions ciblées de cotisations sociales et l’activation des allocations de chômage.

Oui mais… il y a exceptions : le fédéral reste compétent pour les réductions patronales de cotisations sociales établies en fonction des caractéristiques de l’employeur ou du secteur d’activité (réduction collective du temps de travail, « bonus à l’emploi », secteurs Horeca et aérien, etc.)

Oui mais… il y a exceptions à ces exceptions, au profit des Régions : elles s’occupent des réductions sectorielles de cotisations patronales de sécurité sociale pour le secteur du dragage, du remorquage et de la marine marchande, le personnel domestique, les personnes qui assurent l’accueil d’enfants, les artistes, l’économie sociale.

Oui mais… il y a exceptions aux exceptions à ces exceptions : retour à la case fédérale en ce qui concerne la réduction structurelle des cotisations ONSS des travailleurs du dragage/remorquage et des entreprises de travail adapté dans l’économie sociale. Rien compris ? Plus d’un juriste non plus.

« Titres-service ». Pour l’agrément, le contrôle, l’inspection, l’affectation des moyens, le régime fiscal : tapez « Régions ». Pour les aspects liés au bien-être des travailleurs sur le lieu de travail, à la politique salariale et au contrat de travail qui lie le travailleur à l’entreprise de titres-services, à la sanction des infractions : tapez « Fédéral. »

Agences locales pour l’emploi (ALE). Supprimer, compléter, modifier ou remplacer le régime des agences locales pour l’emploi : direction les Régions. Pour le contrat de travail ALE, les dispenses de disponibilité liées à l’ALE, la réglementation générale du bien-être des travailleurs ALE ou l’allocation de garantie de revenus ALE : cap sur le fédéral.

Accès à la profession. Il tombe dans la poche des Régions. Sauf que le fédéral se réserve les conditions d’accès aux professions intellectuelles prestataires de services et aux professions de soins de santé. A savoir : notaire, avocat, vétérinaire, huissier de justice, architecte, réviseur d’entreprises, agent de change, ou encore… détective privé.

Migration économique. L’occupation des travailleurs étrangers et l’octroi des permis de travail A et B, c’est le job des Régions. Sauf que le fédéral, puisque toujours compétent pour l’accès au territoire et l’octroi du droit de séjour, délivre les permis de travail C.

Mobilité

Sécurité routière. Tout roule pour les Régions qui ont décroché le droit de fixer les limites de vitesse sur la voie publique sauf sur les autoroutes, les zones résidentielles, les zones piétonnes, les rues réservées au jeu et les rues cyclables. Qui héritent du placement et des dimensions (mais pas du contenu) des panneaux de signalisation routière, excepté la signalisation aux zones de douane, aux passages à niveau et croisements avec les voies ferrées et aux voies militaires. Le Fédéral garde de beaux restes : le Code de la route.

Tout ça est un peu confus ? Servais Verherstraeten (CD&V), secrétaire d’Etat aux Réformes institutionnelles sous l’ère Di Rupo, a rassuré tout son monde : « Si l’enchevêtrement des compétences le justifie, les Régions et l’autorité fédérale se concerteront pour réglementer la matière, afin que la réglementation proposée ne rende pas impossible ou exagérément difficile l’exercice, par les autres autorités compétentes, de leurs compétences. Cette concertation n’est toutefois pas une concertation juridiquement obligatoire, de telle sorte que celle-ci ne doit pas être reprise dans le dispositif de la loi spéciale. » Ouf, tout s’éclaire.

Formation à la conduite automobile. Les Régions sont maîtresses des modalités d’apprentissage en auto-école, de l’organisation des examens pour décrocher le permis de conduire. Mais le fédéral reste compétent pour établir le contenu minimal des examens pratique et théorique, fixer les aptitudes nécessaires à la conduite d’un véhicule. Le permis de conduire provisoire, le permis à points ou les règles en matière de déchéance restent de son ressort.

Circulation automobile. Aux Régions le contrôle technique des véhicules, au fédéral la détermination des exigences techniques applicables à ces véhicules. Au cas où une Région s’aviserait de supprimer l’obligation de ceintures de sécurité à bord.

Pêle-mêle…

Les prix. Régions/Communautés sont à présent seules compétentes pour réglementer les prix dans leurs domaines d’action. Ce qui n’enlève en rien au fédéral sa politique des prix et son droit de bloquer « ses » prix, à condition de ne pas influer sur les prix « régionaux » ou « communautaires », sauf si c’est pour lutter contre l’inflation ou préserver la concurrence. Le dispositif n’a pas encore eu la chance d’être expérimenté. On brûle d’impatience.

Les animaux. Entre le bien-être animal confié aux Régions et les normes relatives à la santé animale et la sécurité de la chaîne alimentaire maintenues au fédéral, les abattages rituels oscillent. Autre cas de figure pas invraisemblable : le fédéral, au nom de la santé publique, pourrait décréter la tolérance zéro pour l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage. Une Région, la Flandre au hasard, pourrait objecter l’éthique animale et les soins à prodiguer au bétail pour contester l’interdit.

Ports et digues. Les Régions sont maîtres à bord pour les normes techniques de sécurité en matière de construction et d’entretien des voies hydrauliques sans digues. Mais si le chantier contient un port ou une digue, le fédéral pointe le bout du nez.

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